Recensé : Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Paris, Cerf, 352 p., 24€.
Le dernier ouvrage de Corine Pelluchon, intitulé Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, reprend et prolonge les interrogations menées dans son précédent livre, L’autonomie brisée [1]. L’auteure y part du constat d’une incapacité du contractualisme libéral à offrir une réponse satisfaisante à des problèmes moraux et politiques devenus centraux dans les sociétés libérales et démocratiques contemporaines – le problème écologique, le problème du traitement des animaux et le problème de l’organisation du travail et de la solidarité – et vise à retravailler le libéralisme politique afin de lui permettre de répondre aux défis du temps présent. En raison de son constat de départ, des thèmes abordés mais aussi de son ambition théorique, l’ouvrage de Corine Pelluchon fait indiscutablement penser au livre de Martha Nussbaum paru en 2006, Frontiers of Justice [2], dans lequel la philosophe américaine entreprenait de critiquer et d’approfondir le libéralisme politique rawlsien en le confrontant aux trois questions que celui-ci selon Nussbaum ne parvenait ni à formuler ni à résoudre : la question de l’inclusion des personnes handicapées, celle de la justice envers les animaux et celle de la justice internationale. Tant la méthode utilisée par Pelluchon que le ton de son enquête témoignent cependant de l’originalité de sa démarche. On pourrait résumer ces différences en disant que son projet se présente comme plus radical que celui de Nussbaum. Plus qu’à une correction du libéralisme politique à partir de la mise en évidence de ses limites structurelles, c’est à sa refondation sur une ontologie du sujet profondément rénovée que s’attèle en effet Pelluchon, soutenant qu’un tel geste est la seule manière pour le libéralisme politique et les sociétés libérales contemporaines de répondre aux problèmes de l’écologie, du juste traitement des animaux et de l’organisation du travail et de la solidarité. Inspirée de la pensée de Levinas, cette ontologie repose sur la catégorie de vulnérabilité ; elle conduit à l’élaboration d’une éthique qui fait de l’altérité, de la responsabilité et de la considération ses catégories centrales, et dont le but est, comme l’écrit Pelluchon, « d’inspirer une autre politique » (p. 20), autrement dit de nous permettre de repenser et de transformer radicalement notre organisation sociale et politique.
Une commune racine du mal
Les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, sous-titrés Les hommes, les animaux, la nature, se déploient en trois étapes, au fil desquelles la thèse de Pelluchon se dégage de plus en plus clairement. Après une première partie consacrée à l’écologie (p. 59-152), dans laquelle l’auteure présente les apports des penseurs de l’écologie profonde (A. Naess, H. Rolston, A. Leopold), crédités d’avoir posé la question écologique au niveau ontologique sans avoir su cependant en tirer toutes les implications politiques, l’interrogation s’oriente dans la deuxième partie vers la question de la justice envers les animaux (p. 153-221), dans laquelle Pelluchon discute l’approche qui en est généralement faite par le concept de droit et ses présupposés problématiques – au premier rang desquels la recherche d’un critère de différenciation entre les hommes et les animaux, ou la volonté de définir et de maintenir un « propre de l’homme ». Enfin, la troisième partie développe une réflexion sur l’organisation du travail et de la solidarité dont le fil conducteur semble résider dans une critique des normes de rentabilité et de performance. Étudiant tour à tour les effets que celles-ci produisent sur les travailleurs (p. 225-250), les répercussions qu’elles ont dans le domaine de l’éducation et de la culture (p. 250-274) et les obstacles qu’elles constituent pour l’inclusion des personnes handicapées (p. 273-306), Pelluchon montre que ce qu’elles mettent finalement en danger n’est autre que notre capacité à percevoir le monde comme un monde commun.
À première vue, le choix d’articuler ces questions, généralement traitées séparément et qui renvoient à des champs traditionnellement distincts de la philosophie morale, sociale et politique, peut paraître surprenant. Pourquoi interroger dans un même mouvement notre incapacité politique à prendre la mesure de la crise environnementale en cours, la violence dont nous sommes capables envers les animaux et les dégâts psychiques et sociaux engendrés par des formes d’organisation sociale qui subordonnent l’activité de travail et l’inclusion des citoyens aux seuls impératifs de rentabilité et de performance ? Bien que Pelluchon expose le projet de son enquête croisée dès l’introduction, ce n’est que progressivement que la réponse devient évidente au lecteur : selon l’auteur, ces phénomènes politiques et sociaux trouvent en effet leur racine dans un même mal moral dont ils sont les symptômes différenciés. Ils expriment, à des niveaux différents, les aveuglements engendrés par une conception du sujet qui s’est progressivement imposée dans la modernité : celle d’un sujet souverain, principalement défini par sa liberté négative, jouissant d’une position ontologique exceptionnelle dans l’univers et par conséquent autorisé à user et à abuser de tout ce qui l’entoure, en fonction de ses projets et de ses préférences (p. 23). Si nous ne parvenons pas à « penser comme une montagne » [3] (p. 96), si nous n’arrivons pas à reconnaître la capacité d’une plante à créer de la valeur (p. 92) ou celle de l’animal à « configurer des mondes » (p. 145-146), si nous ne comprenons pas que l’activité de travail ne peut être entièrement soumise à des critères d’évaluation (p. 235-242) ou si nous sommes incapables de reconnaître la positivité du handicap (p. 277-282), c’est parce que nous sommes prisonniers d’une conception du sujet et du monde qui nous empêche de considérer justement ce que nous sommes et les rapports d’interdépendance qui nous unissent aux autres que nous, qu’il s’agisse des entités naturelles, des animaux ou des autres hommes.
Pour l’auteure, nos pratiques et les relations que nous entretenons avec les différents êtres qui peuplent notre univers révèlent ainsi la manière dont nous nous pensons ; l’indifférence, l’insensibilité et la violence qu’elles manifestent et autorisent indiquent autrement dit les limites de la conception moderne du sujet et le fait qu’elle ne nous permette pas de poser, voire nous conduise à occulter, la question de ce que C. Pelluchon appelle notre « droit à être » (p. 40).
Humanisme de l’altérité et éthique de la vulnérabilité
C’est à la lumière de ce diagnostic que se comprend la thèse centrale de Pelluchon. Selon celle-ci, nous ne pourrons en effet élaborer une conception plus satisfaisante de la justice, qui intègre dans son champ d’interrogation la question des rapports aux autres hommes mais aussi à la terre et aux animaux, qu’à la condition que nous changions d’ontologie, c’est-à-dire de manière de nous penser nous-mêmes en rapport avec les autres que nous. À la conception d’un sujet défini par son indépendance et sa souveraineté, l’auteure propose donc de substituer une conception du sujet défini par sa vulnérabilité et sa responsabilité, deux catégories qu’elle retravaille conjointement afin d’élaborer un humanisme de l’altérité.
Dans sa perspective, la vulnérabilité ne désigne pas d’abord une disponibilité à la blessure, mais la présence d’une triple altérité (p. 40-41 ; p. 320-321), qui donne au sujet la figure d’un « sujet brisé » (p. 309). Cette altérité est d’abord celle du corps vivant, exposé au passage du temps et à la souffrance ; elle est également celle du psychisme, qui rend impossible toute connaissance et toute maîtrise absolue de soi-même ; elle est enfin et surtout ouverture à l’autre, dont je suis dépendant mais qui dépend aussi de moi, auquel je suis exposé comme il est exposé à mon pouvoir. Selon Pelluchon, l’expérience de la vulnérabilité est donc dans le même mouvement expérience de l’altérité en soi et expérience de l’altérité de l’autre, qui se présente à moi comme également vulnérable. C’est pourquoi la vulnérabilité est intimement liée à la responsabilité : dans l’expérience de la vulnérabilité, c’est « l’appel de l’autre » qui se fait entendre, adressant au sujet la question de son droit à être et suscitant une inquiétude qui semble constituer pour l’auteure le premier moment de l’éthique, entendue comme manière de se rapporter aux autres et au monde.
La mise au premier plan de la catégorie de vulnérabilité et son articulation avec celle de responsabilité ne conduit donc pas Pelluchon à promouvoir une conception victimaire du sujet mais lui permet au contraire de faire droit à une figure du « sujet élargi » qui « s’inquiète du devoir être de son droit et intègre, dans son vouloir vivre, le souci de préserver la santé de la terre, de ne pas imposer aux autres espèces une vie diminuée et de ne pas usurper la place des autres » (p. 309). Comme le laisse entendre cet extrait, c’est sur la base de cette conception du sujet en laquelle consiste finalement l’éthique de la vulnérabilité qu’il devient possible de poser autrement la question de la justice envers la terre, les animaux et les autres hommes.
Une ontologie rénovée, mais pour quelle politique ?
Quelle est donc cette autre politique à laquelle conduisent l’éthique de la vulnérabilité et la figure d’un sujet indissociablement vulnérable et responsable ? À cette question, Pelluchon ne répond pas de manière systématique, privilégiant pour chaque sujet étudié l’indication de pistes de réflexion à développer. Ainsi, pour répondre à la crise écologique en cours, l’auteure soutient, en s’inspirant des propositions de Bruno Latour [4], la nécessité d’élargir le modèle démocratique en s’assurant que les entités naturelles avec lesquelles nous sommes en relation bénéficient d’une représentation adéquate dans la discussion publique – ce qui implique de repenser le rôle de la science et des scientifiques dans la délibération sur les orientations collectives à poursuivre. Concernant le rapport aux animaux, elle souligne l’importance de penser ceux-ci comme des sujets, sinon comme des personnes, porteurs de besoins éthologiques spécifiques qu’il convient de reconnaître et de respecter, soutenant que le droit peut nous y aider, mais que c’est principalement à travers une modification des valeurs collectives que nous désirons promouvoir – et donc d’une transformation de notre manière de nous penser nous-mêmes – que l’instauration d’un rapport juste aux animaux peut advenir. Enfin, pour remédier aux souffrances et aux exclusions engendrées par l’organisation du travail et de la solidarité, Pelluchon attire l’attention sur la nécessité de mettre un terme au déni du réel que favorise l’idéologie de la performance et de restaurer chez les citoyens une perception du monde commun et de notre responsabilité à son égard, ce qui passe notamment par un surcroit de démocratie et la préservation d’espaces dédiés à la discussion publique, au sein desquels chacun puisse être inclus et considéré.
On le voit, plus qu’à des propositions concrètes et à des mesures institutionnelles, l’ontologie rénovée de Pelluchon ouvre sur une manière d’envisager la politique, pensée comme activité collective et délibérative visant à créer les conditions nécessaires à la coexistence d’une pluralité d’êtres différents mais également dignes de considération. L’ouvrage se clôt d’ailleurs sur une belle analyse de la notion de considération (p. 302-306), définie comme manière de faire attention à l’autre sans supprimer son altérité, qui tend à montrer que, dans la perspective de Pelluchon, la politique commence avec l’éthique, autrement dit que la transformation de notre organisation sociale et politique et de nos modes de décision collective dépend fondamentalement de notre manière de nous rapporter à nous-mêmes et aux autres.
Mais, dès lors, la question que l’on peut légitimement se poser est celle de savoir si l’auteure n’opère pas une réduction problématique du politique à l’éthique. Cette question ne vise pas à minimiser l’intérêt de l’analyse consistant à envisager le politique par le biais de l’ontologie ou de l’éthique. L’auteure a raison de souligner la nécessité d’élaborer une critique radicale de la conception du sujet qui sous-tend la théorie politique moderne et légitime un certain nombre de pratiques sociales et politiques problématiques ; de même, son insistance sur l’importance de nos manières de nous rapporter aux autres que nous et ce qu’elles disent de ce que nous sommes, tout comme son analyse de la valeur de la considération, nous semblent particulièrement précieuses. Cependant, la volonté de questionner l’organisation sociale et politique de manière « radicale », c’est-à-dire en posant d’emblée la question au niveau ontologique, nous semble solidaire d’un risque dont il n’est pas sûr que Pelluchon prenne la mesure, et qui consiste à oublier de penser la consistance propre du monde social, soit le fait qu’il est irréductible à des rapports interpersonnels et s’incarne dans des institutions et des pratiques collectives qui cristallisent et perpétuent des représentations et des manières de faire qu’une prise de conscience individuelle ne peut suffire à remettre en question.
Peut-être cette objection deviendra-t-elle plus claire si l’on examine la façon dont Pelluchon se positionne à l’égard de la perspective du care. Sans surprise, étant donnés les objets d’étude de Pelluchon, la critique qu’elle adresse à la conception du sujet libéral et l’importance qu’elle accorde à la question de nos manières de nous rapporter aux autres, les travaux des théoriciennes du care, principalement ceux de Tronto, sont fréquemment mentionnées dans son ouvrage (voir notamment p. 27-29 ; p. 284-292). Cette référence s’opère cependant le plus souvent sur un mode critique, Pelluchon reprochant aux approches du care de penser la vulnérabilité des sujets sans l’articuler à l’idée de responsabilité (p. 294-295) ou à celle d’autonomie (p. 291-292), de ne pouvoir modifier radicalement nos manières de faire société en se limitant à l’analyse des relations proches (p. 218) et d’en appeler à une transformation de l’ordre politique qui demeure indéterminée (p. 29). Ces objections sont surprenantes, non seulement au vu des implications politiques et institutionnelles que Pelluchon tire de son éthique de la vulnérabilité, qui demandent encore à être développées et précisées, mais aussi au regard des apports des théories du care, qui nous semblent bien plus proches de l’éthique de la vulnérabilité que Pelluchon ne l’admet et qui, à notre avis, présentent des atouts que celle-ci sous-estime. Expliquons-nous sur ce dernier point.
Contrairement à une idée répandue, la perspective du care ne se limite pas à une perspective éthique qui, en partant de la considération de la vulnérabilité des vies humaines, attire l’attention sur les pratiques qui permettent la perpétuation de ces vies et du monde commun et met au jour les dispositions qui sous-tendent ces pratiques – au premier rang desquelles l’attention et la responsabilité pour ce qui dépend de nous. La perspective du care est aussi, et indissociablement, une réflexion sur la manière dont ces pratiques et ces dispositions ont été attribuées, dévalorisées et rendues invisibles dans les sociétés libérales contemporaines [5]. Autant qu’à la question de savoir ce qu’il est important de considérer pour agir moralement, les théories du care cherchent ainsi à répondre aux questions de savoir comment s’opère socialement la répartition de ce qui importe et de ce qui n’importe pas, comment il est possible que nous ne voyions pas certains êtres ou certaines pratiques alors mêmes qu’elles sont « juste sous nos yeux » comme l’écrit Sandra Laugier [6], quels sont les facteurs politiques et sociaux mais aussi les conséquences de nos aveuglements et de nos indifférences ? Parce qu’elles posent ces questions, qui dénotent une sensibilité particulière aux questions de la domination et de l’oppression qui s’explique par leur impulsion féministe initiale, les théories du care sont d’emblée dotées d’une portée critique qui modifie radicalement leur manière d’appréhender le politique. Contrairement aux théories politiques normatives, comme celles de Rawls et de Nussbaum dans le sillage desquelles Pelluchon semble continuer de s’inscrire, les théoriciennes du care ne nous disent pas : étant donné ce que nous sommes et les problèmes qui se posent à nous, voilà ce que nous devrions faire ou voilà comment nous devrions nous penser. Elles cherchent plutôt à mettre en évidence les raisons – schémas de pensée, mais aussi modes d’organisation, rapports sociaux de domination – pour lesquelles nous agissons comme nous agissons et manquons ou au contraire sommes contraints de faire attention à certaines choses et pas à d’autres. Ce faisant, elles suggèrent aussi ce qui, dans l’organisation sociale actuelle, devrait être changé pour que nous puissions nous voir et voir les autres autrement. Cette démarche critique constitue l’un de leurs principaux apports sur le plan politique.
Comprendre ce point permet ainsi de voir pourquoi les objections adressées par Pelluchon à l’approche du care nous paraissent injustes, mais aussi ce qui nous semble manquer à sa propre perspective. En partant de l’analyse des pratiques ordinaires et de ce qu’elles nous apprennent de la répartition sociale de l’attention et de l’indifférence, puis en montrant que cette répartition est en grande partie déterminée par le contexte social et historique dans lequel ces pratiques sont mises en œuvre, les théories du care offrent une prise à la transformation sociale et politique. Ainsi, elles évitent d’avoir à se confronter frontalement à l’épineuse question que l’on a forcément envie d’adresser à Pelluchon au terme de la lecture de son ouvrage car elle reste sans réponse : comment, si l’on est convaincu par l’éthique de la vulnérabilité, substituera-t-on à la conception du sujet moderne dont dérive notre incapacité à nous rapporter justement aux entités naturelles, aux animaux et aux autres hommes, une conception du sujet vulnérable et responsable ? Ne doit-on pas pour cela, identifier ce qui dans l’organisation sociale actuelle, permet à la première de se maintenir ? Ne faut-il pas, autrement dit, ménager entre l’ontologie et la politique un nécessaire détour par la philosophie sociale, la description des pratiques ordinaires et l’analyse des institutions ? La poursuite de l’ambitieux chantier entamé avec L’autonomie brisée et prolongé dans ces Éléments pour une éthique de la vulnérabilité apportera peut-être une réponse à ces questions. Au vu des apports de ces deux livres, on ne peut que le souhaiter.