Amina Damerdji, universitaire et écrivain, membre de la rédaction de Tracés, est actuellement chargée de recherche au FNRS. Après une thèse sur la trajectoire des premiers poètes officiels de la Révolution cubaine (1966-2002) entre La Havane et Madrid, qui associait déjà les méthodes de la sociologie à celles des études littéraires, elle s’intéresse à la réception des discours de haine, en particulier quand ils se présentent comme « littéraires ». Pour ce faire, elle couple à l’étude des œuvres un double travail d’archives et de terrain (entretiens, assistance aux procès…).
La Vie des idées : Vous avez une formation en études littéraires et en sociologie. Comment ce double ancrage vous permet-il de déceler les marques formelles auxquelles on reconnaît un discours de haine ?
Amina Damerdji : Le terme de haine fait aujourd’hui consensus, en pratique, dans les domaines juridiques, institutionnels et académiques, pour désigner un ensemble de phénomènes liés au racisme, au sexisme, à l’homophobie, la transphobie et au validisme. Il n’est cependant pas parfait, notamment parce qu’il peut laisser entendre qu’il ne s’agit que d’affects et de ce fait occulter les constructions historiques, sociales et politiques de ces haines spécifiques. Bien sûr, la haine et le ressentiment sont en jeu dans ces discours ! La philosophe Cynthia Fleury en parle de façon très éclairante dans Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 2020). Mais il ne faudrait ni réduire ces discours de haine à une expression affective, ni cantonner tout type de haine (non pas au sens juridique mais commun et affectif, ici) à ces manifestations dangereuses pour nos démocraties. La juriste espagnole Enara Garro Carrera alerte par exemple sur un dévoiement de l’infraction de haine [1], censée protéger les minorités et les populations vulnérables, mais devenant un alibi pour justifier les restrictions et censures des discours critiques à l’égard du gouvernement ou des institutions. Aussi, le fait que certaines décisions juridiques espagnoles aient considéré la Monarchie espagnole comme un groupe à protéger va à l’encontre de l’esprit de ces lois contre la haine.
Ces discours de haine sont en réalité des « discours de stigmatisation ». C’est ainsi que Gisèle Sapiro les désigne dans Des mots qui tuent (Seuil, 2020) parce qu’ils « exercent un véritable pouvoir performatif, puisqu’ils légitiment la mise au ban d’individus du fait de leur origine, de leur religion, de leurs convictions. » Une étude des discours de haine s’inscrit donc dans le droit fil de la sociologie du stigmate, initiée par Erving Goffman [2].
Concernant le cas particulier des discours de haine littéraires, ou qui se présentent comme tels, ma double formation est très utile. Il s’agit d’une part de repérer des constantes thématiques, rhétoriques, stylistiques dans ces œuvres. De ce point de vue, Marc Angenot nous a laissé des outils qui sont encore d’une très grande actualité avec La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes (Payot, 1995). Certains thèmes qu’il identifie chez les pamphlétaires d’antan, en particulier chez ceux des années 1930, sont récurrents aujourd’hui dans les discours haineux : la vision crépusculaire du monde par exemple, présente dans l’idéologie du Grand Remplacement mais aussi chez les écrivains Richard Millet (1953-), Oriana Fallaci (1929-2006), et d’autres. La figure prophétique annonciatrice du pire, à laquelle personne ne tend l’oreille, Cassandre, revient par exemple dans leurs écrits. Des topoi auxquels, attention, ne peut se résumer la définition d’un discours de haine et auxquels on peut ajouter une spécificité de notre époque : le renversement. Renversement des valeurs, inversion du sens des mots – l’écrivain Renaud Camus (1946-) parle « d’indigènes » pour désigner les Français dont les ancêtres ne sont pas issus de l’immigration, reprenant par-là le terme qui désignait officiellement les Algériens durant la colonisation –, mais aussi renversement des camps – ces auteurs n’hésitent pas à se représenter comme les héritiers des valeurs progressistes : liberté d’expression, féminisme (Oriana Fallaci a tenté de faire passer son islamophobie pour une défense des droits des femmes)… Mais on ne s’y trompe pas. Les mêmes qui crient à la censure quand le procureur de la République, ou les associations habilitées par leurs statuts les assignent en justice n’hésitent pas à utiliser les moyens juridiques et ces mêmes lois qu’ils critiquent. Quant au féminisme… Les déclarations d’un Zemmour, et son livre Premier sexe (Denoël, 2006), militant pour le patriarcat et une domination masculine bestiale, ne laissent pas de doute sur le féminisme de ce camp. J’analyse ce recours au renversement comme marque de fabrique des pamphlets des temps modernes dans "The Revival of Pamphletary Speech in the 21st Century : the Rhetoric of Reversal" à paraître prochainement dans Comparative Literature Studies.
À cette analyse des textes, j’ajoute une étude de leurs contextes et de leurs effets. Ces discours de haine ont des effets délétères sur nos sociétés. Et là réside le danger, la raison qui a conduit le législateur, au lendemain de la Shoah et dans le contexte des luttes contre l’Apartheid et des guerres de décolonisation, à limiter la liberté d’expression, principe indispensable au bon fonctionnement de nos démocraties, sur ce point précis. La tâche, parfois ardue, délicate, des juges consiste donc à préserver cet équilibre essentiel entre liberté d’expression et vivre-ensemble. Nombre de ces discours de haine sont en fait des appels à la guerre civile. Aujourd’hui, de très nombreuses législations nationales (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Italie, États-Unis, Canada, etc.) mais aussi internationales (Europe, ONU) sont dotées de lois contre la haine. Car, comme je le disais, les mots haineux ont des effets, et un poids, qui reste encore à déterminer finement, dans les crimes de haine. Pourquoi Brenton Tarrant, auteur d’attentats meurtriers contre deux mosquées de la ville de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, a-t-il publié sur les réseaux sociaux, juste avant de passer à l’acte, un manifeste intitulé The Great Replacement (traduction de l’expression promue par Renaud Camus) ou d’inscrire sur son arme remove kebab ? Anders Breivik, le Norvégien qui a assassiné des dizaines jeunes socialistes en 2011, avait écrit 1500 pages de manifeste, diffusées par mail, avant de commettre ses tueries. Ce sont des cas extrêmes, mais les effets des discours de haine gagneraient à être mesurés sur bien des plans (usages médiatiques, discriminations à l’embauche, au logement, à la santé, à l’éducation, votes, etc.). Et la sociologie a des outils pour cela.
Enfin, je crois que les spécialistes de littérature peuvent aider, peuvent apporter des outils à la justice. Car, quand ils ont affaire à des œuvres, les juges mobilisent bien des catégories littéraires : celles de « fiction », d’« œuvre », de « roman », de « distanciation », de « point de vue », par exemple. Il suffit de jeter un coup d’œil à la jurisprudence pour le constater. Ma collègue Anna Arzoumanov propose notamment une analyse rigoureuse du « Discours indirect libre au tribunal. Aperçu de la jurisprudence contemporaine en droit de la presse » (2016). En effet, le discours indirect libre, parce qu’il rapporte une pensée ou un propos de personnage en omettant le verbe introducteur (« il pensait que… », « elle se disait que… ») introduit de l’ambiguïté entre propos de personnage et propos de narrateur. Or, l’une des tâches primordiales du juge consiste à re-contextualiser le propos litigieux : qui parle ? Une question que se posent et la justice et les spécialistes de narratologie. Dans mon article sur le « roman d’été » de Valeurs actuelles qui ciblait la députée Danièle Obono, j’ai par exemple montré comment son auteur, signataire anonyme désormais connu, se déresponsabilise de son propos en l’attribuant subrepticement, par le moyen du discours indirect libre, à Danièle Obono elle-même ou à des personnages à la fictionnalité desquels nul ne croit. Évidemment, l’autre danger, dénoncé justement par certains, est l’extrême judiciarisation de la littérature. La notion, récente, de liberté de création, défendue notamment par Agnès Tricoire, initiatrice de l’Observatoire de la liberté de création fondé sous l’égide de la Ligue des Droits de l’Homme, est là pour protéger les œuvres. En réalité, les auteurs, et leurs éditeurs (car il ne faut pas oublier qu’ils sont les premiers responsables légaux des textes qu’ils publient) sont rarement condamnés. Et la censure d’un texte est chose encore plus rare. On a eu cependant un exemple récent, lors de la dernière rentrée littéraire, d’un roman racontant l’inceste dans une famille et interdit par la justice à la demande de celle-là.
La Vie des idées : Dans vos travaux sur les procès pour incitation à la haine, vous ne vous contentez pas de sources écrites. Que suppose, pour vous, « faire du terrain » ?
Amina Damerdji : En plus des textes eux-mêmes et des archives (éditoriales, juridiques ou privées) je fais du terrain en me rendant aux procès et en réalisant des entretiens. En novembre dernier, par exemple, j’ai assisté au procès en appel de Renaud Camus, à Agen. Il a été condamné en première instance pour provocation à la haine raciale. En 2014, il avait déjà été condamné, condamnation confirmée par la suite en appel, sur le même motif. J’ai pris des notes sur les débats qui ont eu lieu de 9h à 17h. Ce qui m’intéresse est notamment la manière dont la défense et l’accusation tiennent compte, ou non, du statut d’écrivain de Renaud Camus. La manière dont il usait aussi de ce pouvoir symbolique au tribunal : « Le texte que vous avez lu est une sorte de gloubi-boulga », dit-il à la juge après la lecture des quatorze propos incriminés. « Écoutez, c’est incompréhensible ce que vous avez lu » ; « C’est une sorte de bouillie » ; « Je ne comprends pas comment un tribunal peut juger une prose pareille ». « Pardonnez-moi de mal m’exprimer », a fini par rétorquer la juge. Cet attachement aux conventions syntaxiques et langagières dont il se présente comme le détenteur lui a fait dire à la barre, au sujet du Tweet « Le génocide des juifs étai(t) sans doute plus criminel mais paraît tout de même un peu petit bras auprès du remplacisme global » : « ce tweet est le seul qui m’embarrasse ». Il présenta ainsi ses excuses « non pas sur le fond mais sur le style » parce que, ajouta-t-il, « l’expression petit bras est vulgaire et déplacée ». La focale sur la forme peut être une stratégie pour occulter le motif de la condamnation : le caractère antisémite du propos.
La Vie des idées : Comment les essayistes, polémistes et romanciers mobilisent-ils la littérature pour se défendre ?
Amina Damerdji : C’est là le cœur de ce qui m’intéresse : la tendance, en plein essor du côté de l’extrême droite, à s’abriter derrière l’étiquette « littéraire » pour gagner en immunité juridique. Dans La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France XIXe-XXIe siècles (Seuil, 2011), Gisèle Sapiro montre comment, à travers une série de procès – ceux de Baudelaire et de Flaubert notamment au XIXe siècle – les écrivains ont conquis une autonomie spécifique à l’égard de la morale et de la politique, autrement dit un supplément de liberté d’expression. Cette liberté d’expression au carré des écrivains n’est inscrite dans nul texte de loi mais l’étude la jurisprudence montre bien que les œuvres littéraires, de par leur complexité, leur inscription dans le domaine littéraire et l’impossibilité, en général, de les assimiler à des discours militants, leur travail formel, bénéficient d’une parole plus large (heureusement !).
Mais, quand on repense aux procès des Fleurs du mal ou de Madame Bovary, il y a une différence entre chercher à se défaire de la pesanteur des normes morales institutionnelles comme le faisaient Baudelaire et Flaubert par leurs écrits et attaquer, stigmatiser, déchaîner la violence contre ceux qui, dans nos sociétés, s’écartent de la norme, comme le font actuellement les écrivains (parfois autoproclamés tels) d’extrême droite. Aujourd’hui, la grande arnaque consiste à faire passer la militance haineuse pour un discours au sens non déterminable de manière rigoureuse, évanescent, complexe. Ce n’est sûrement pas par hasard si, avant de se déclarer candidat à la présidentielle, Éric Zemmour a commencé sa tournée politique en France par des meetings qu’il désignait comme des « rencontres littéraires » !
L’analyse de cette tendance, de cette « stratégie de littéralisation » comme je l’ai appelée dans mon article sur la romancière italienne Oriana Fallaci, autrice, au début des années 2000 d’une trilogie islamophobe à succès et pionnière dans cette stratégie, est au cœur de mon travail. Par exemple, lors du procès qui eut lieu à Paris pour la traduction du premier tome, La Rage et l’orgueil, l’avocat d’Oriana Fallaci a insisté sur le caractère pamphlétaire, littéraire, et naturellement grossissant de l’ouvrage. Très récemment, en juin dernier, au procès qui opposait Valeurs Actuelles et Danièle Obono, l’une des lignes de défense du magazine identitaire consistait à prétendre qu’il s’agissait de littérature, d’une « fiction ». Comme si la mention de « roman d’été » ou de « politique fiction » suffisait à faire croire que le pacte de lecture n’était pas celui d’un discours politique, très situé, et haineux. Mais ni le juge ni le lecteur ne s’y trompent. Ils ont été condamnés.
Je pourrais citer encore bien d’autres exemples. Qu’a fait Renaud Camus quand il a été inquiété pour ses tweets ? Il s’est empressé d’auto-éditer un recueil, Tweets, paru en 2019, les réunissant. La quatrième de couverture indique « qu’ils relèvent, comme le haïku, de la littérature à contrainte ». Cette stratégie d’habillage littéraire de la haine tend à se systématiser. On la trouvait aussi, en 2012, dans L’Éloge littéraire d’Anders Breivik de Richard Millet.