Si le dioxyde de carbone est un gaz à effet de serre, c’est aussi, comme le carbone lui-même, un partenaire essentiel de l’homme et de la vie. Deux philosophes des sciences viennent nous le rappeler avec autant de rigueur que de poésie.
Si le dioxyde de carbone est un gaz à effet de serre, c’est aussi, comme le carbone lui-même, un partenaire essentiel de l’homme et de la vie. Deux philosophes des sciences viennent nous le rappeler avec autant de rigueur que de poésie.
Dans un contexte tendu de catastrophisme croissant, alimenté par la peur des conséquences du changement climatique, phénomène incontestable mais d’une très grande complexité, et la difficulté de définir une politique écologique cohérente et efficace qui réponde dans l’urgence aux nombreux défis environnementaux de la planète, tout le monde semble s’accorder sur la dénonciation d’un seul responsable : le dioxyde de carbone, qui est l’une des formes stables d’un élément chimique majeur de l’univers, le carbone, mais aussi et surtout un gaz à effet de serre.
Il n’est donc question que de se débarrasser de ce gaz, de le séquestrer dans les entrailles de la terre pour ne plus le voir, bref de décarboner la planète, mot d’ordre qui constitue le déterminant principal des politiques énergétiques des pays développés. Cette approche est à la fois simplificatrice et finalement inopérante, parce qu’elle se trouve confrontée à des contraintes économiques et sociales, mais également scientifiques et techniques, dures. Elle a aussi l’inconvénient de réduire, dans l’inconscient collectif, le carbone au seul dioxyde de carbone, et ce dernier, dont la concentration dans l’atmosphère ne cesse d’augmenter, en raison de la combustion des carburants fossiles, à son seul effet de serre responsable du réchauffement de la planète. Cette simplification nous empêche de voir que le carbone est, depuis le début de l’humanité et sous des formes multiples, un partenaire essentiel de l’homme, omniprésent dans son environnement le plus quotidien, et que le dioxyde de carbone est un médiateur central de la relation entre l’homme et la nature, produit de la respiration du premier et substrat de la photosynthèse naturelle, à travers un cycle biologique essentiel. Tout est carboné sur la planète, la vie d’abord, humains, animaux, plantes, biodiversité, grâce en partie au dioxyde de carbone, et la planète, fort heureusement, ne sera jamais décarbonée.
Il devenait donc urgent de rappeler ces réalités au citoyen, au politique, au journaliste et l’inviter à ouvrir les yeux sur le monde réel dans lequel il vit pour mieux traiter les vrais problèmes, de l’énergie et de l’environnement, sans se limiter à de grands discours idéologiques ou des formules toutes faites sur le carbone. Et surtout en intégrant dans leur réflexion les vérités scientifiques que les chercheurs n’ont cessé d’établir sur cet élément chimique, le carbone, peut-être davantage que sur tout autre élément de l’univers. C’est ce que viennent de faire deux philosophes des sciences, Bernadette Bensaude-Vincent et Sacha Loeve. Leur ouvrage s’intitule tout simplement Carbone. Il est intéressant de noter que ce titre est le même que celui d’un chapitre, le tout dernier, du merveilleux livre de Primo Levi, Le système périodique, auquel d’ailleurs les auteurs font référence, et qui nous parle de la photosynthèse et du dioxyde de carbone avec une infinie tendresse, concluant que si l’homme savait en faire autant, il résoudrait la question de la faim dans le monde. Publié en 1975, le livre de P. Levi ne pouvait conclure, comme on le ferait aujourd’hui, que si l’homme savait en faire autant, il résoudrait le problème du stockage de l’énergie solaire et en même temps de l’utilisation du CO2 comme source de carbone.
La grande originalité de l’ouvrage de B. Bensaude-Vincent et S. Loeve est l’angle choisi pour décrire la nature polymorphe du carbone, son intervention permanente dans les réalisations de la nature et dans celles de l’homme, ses succès industriels et ses échecs environnementaux, ses prix scientifiques et ses responsabilités politiques et culturelles. Il ne s’agit donc pas d’un livre de chimie, même si sa lecture nécessite un certain degré de connaissance de la chimie. Il s’agit, comme le suggèrent les auteurs dans la préface, de la biographie, ou plutôt du curriculum vitae – car il ne s’agit pas d’un récit chronologique – d’un élément chimique : un genre littéraire inédit.
Le parcours va de la reconnaissance du CO2, comme gaz d’échange entre animaux et végétaux, la véritable naissance du carbone, même s’il faut attendre l’année 1787 pour que le terme « carbone » figure dans le lexique des noms nouveaux de l’Académie, jusqu’aux formes les plus modernes du carbone, qui alimentent aujourd’hui les nouvelles révolutions technologiques de l’énergie, de l’environnement et de la santé, nanotubes de carbone, graphène et fullerènes. Il nous apprend l’immense diversité des structures auxquelles ce caméléon chimique peut accéder, diamant, graphite, suie, mais surtout carburants fossiles, pétrole, gaz et charbon, ces déchets du monde vivant accumulés pendant des centaines millions d’années, qui reprennent vie, d’une certaine façon, puisque si une grande part de leur production est destinée à être brûlée sur-le-champ, une autre ouvre la voie à la chimie organique, celle qui donne naissance aux médicaments, aux polymères synthétiques, aux plastiques. C’est le début de la gloire du carbone, ce carbone fossile sans lequel il n’y a pas de révolution industrielle, de libération de l’homme, vis-à-vis de l’espace et du temps, ce carbone fossile qui bouleverse les civilisations et l’histoire. Et qui, malgré l’avènement des énergies renouvelables, continuera longtemps, et avec une consommation toujours croissante, à assurer, notamment dans les transports et le chauffage, le développement de l’humanité et son quotidien.
Il nous rappelle aussi ce fait fondamental : si la vie a été possible, d’ailleurs très tôt dans l’histoire de la Terre, c’est grâce au carbone et à ses propriétés chimiques uniques et plus particulièrement grâce à ce qui probablement constituait la seule source de carbone aux origines de la vie, à savoir le dioxyde de carbone, CO2, lui-même dérivé du carbone né dans les étoiles. Ce sont ces propriétés qui expliquent la possibilité d’associations des atomes de carbone entre eux et avec de nombreux autres atomes, associations qui ont à leur tour permis, et permettent toujours, la synthèse des briques du vivant d’abord, acides aminés, sucres, bases nucléiques, puis acides nucléiques (ADN et ARN, les molécules de l’information génétique), lipides (nécessaires à la compartimentation cellulaire), protéines et enzymes (las acteurs de la transformation de la matière biologique). C’est ce qui fait que la seule vie possible est organique, carbonée donc.
Il faut remercier B. Bensaude-Vincent et S. Loeve d’avoir pris le risque de parler, enfin pourrait-on dire, du carbone autrement que comme le démon que l’on nous décrit à longueur de discours politiques et de tribunes journalistiques. Au-delà de la réhabilitation nécessaire, leur ouvrage permettra sans doute à ceux qui le lisent de participer de façon plus responsable à l’élaboration de politiques énergétiques et environnementales plus cohérentes, dans lesquelles l’objectif absurde d’une élimination radicale du carbone sera remplacé par une gestion du carbone plus intelligente, par exemple à travers des économies d’énergie ou la valorisation de la biomasse et du CO2. Si les choix démocratiques s’imposent, y compris sur des questions aussi complexes que celles de l’énergie, il est évidemment capital que ceux-ci se fondent sur une base solide de connaissances, y compris dans des disciplines aussi difficiles que la chimie. Par l’originalité de sa démarche, par la poésie qui le parcourt, par la pédagogie des auteurs, Carbone de B. Bensaude-Vincent et S. Loeve contribue avec succès à cette œuvre exigeante d’information du citoyen.
par , le 28 novembre 2018
– La vie, modèle pour le chimiste, entretien avec Marc Fontecave
– Leçon inaugurale de Marc Fontecave au Collège de France
Marc Fontecave, « La gloire du carbone », La Vie des idées , 28 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-gloire-du-carbone
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