Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007
La gauche israélienne ne s’est jamais vraiment remise des secousses de la deuxième Intifada. Ses différentes sensibilités s’étaient opposées ensemble à la guerre du Liban (1982-2000) puis à la répression de la première révolte des Palestiniens (1987-1993), et avaient pris part à la création de mouvements de protestation, d’organisations de défense des droits de l’homme dans les territoires occupés (comme « La 21e année », « Halte à l’occupation » ou « Betselem ») et même d’un parti politique (Meretz). Or voilà qu’au cours des années 1990 la gauche s’est déchirée en deux tendances opposées, exacerbant leurs différences au point de se constituer en « frères ennemis » : les post-sionistes de la gauche radicale, d’une part, et les sionistes de la gauche réformiste, d’autre part.
Une gauche éclatée
Cet éclatement fut particulièrement visible dans l’institution universitaire, d’où émergeaient avec fracas « nouveaux historiens » et « nouveaux sociologues », ces intellectuels critiques à l’égard du sionisme de leurs aînés, qui les accusaient d’avoir produit une histoire officielle du conflit israélo-arabe et, plus largement, gommé tout ce qui pouvait nuire au prestige d’Israël. Tandis que les réformistes cherchaient une normalisation de la relation avec les Palestiniens tout en restant fidèles aux grandes lignes du sionisme – caractère à la fois juif et démocratique de l’Etat, loi du retour [1] –, ces intellectuels radicaux posaient les jalons d’une nouvelle vision, dite post-sioniste, de l’Etat hébreu. A leurs yeux, l’échec du processus de paix et du sommet de Camp David en 2000 démontrait l’incapacité du sionisme « classique », associé au Parti travailliste et aux élites traditionnelles du pays, de se débarrasser de sa nature « coloniale ». Ce fut même pour eux l’occasion de substituer un projet politique de type binational, voire post-national, à la revendication historique de « deux Etats pour deux peuples », revendication qui leur paraissait désormais offrir une part trop belle aux particularismes nationaux.
Entre les deux gauches, le dialogue semblait encore possible au début des années 1990, les sionistes faisant preuve d’une certaine ouverture d’esprit et d’une volonté de réviser les aspects jugés mythiques et apologétiques du « roman national », notamment ceux relatifs au conflit israélo-arabe et à la structure de la société israélienne. Cependant, avec le déclenchement de la seconde Intifada en 2000, la réception des idées post-sionistes au sein de l’opinion publique fut brutalement interrompue. L’heure n’était plus à la révision des manuels d’histoire, encore moins à la prise en considération du point de vue palestinien, mais au consensus intérieur, au repli national et à la crispation. Admissible et tolérable dans un contexte de réconciliation, la relecture autocritique de la partie israélienne dans le conflit apparaissait, en situation de violence, déplacée, erronée et en tout cas prématurée. On reprochait aux post-sionistes d’avoir contribué à affaiblir le moral des Israéliens et répandu par leurs thèses un complexe de culpabilité aboutissant à la mise en cause de la légitimité d’Israël. Enfin, la critique de l’hégémonie sioniste, laïque et occidentale qui s’était imposée au détriment des groupes sociaux orientaux et religieux trouvait, elle aussi, ses limites : l’Intifada relativisait et suspendait provisoirement la réalité de ces hiérarchies sociales et culturelles puisque aussi bien les usagers des transports en commun que les clients huppés des cafés branchés se retrouvaient à égalité devant les bombes.
Le désarroi fut plus net encore chez les intellectuels sionistes proches du Meretz, du Parti travailliste et du mouvement de la paix Shalom Akhshav : n’avaient-ils pas misé depuis plus de trente ans sur l’idée que l’occupation était, sinon la racine du mal, du moins une excroissance qu’il suffisait d’extirper pour résoudre le conflit ? Désormais, ils se rendaient compte que la fin de l’occupation par la restitution des territoires, pour justifiée qu’elle fût, n’épuisait pas l’intégralité du contentieux, comme le montrait le problème des réfugiés de 1948 dont Arafat persistait à réclamer le retour en Israël. Les intellectuels se réclamant de la gauche sioniste étaient renvoyés à leur naïveté sur les intentions implicites des Palestiniens et du monde arabe, voire à la nature quasi mystique et messianique de leur croyance en la paix, aux antipodes de la rationalité de jugement dont ils aimaient pourtant se prévaloir.
La reprise du dialogue
Après des années de rupture, le dialogue semble aujour-d’hui se renouer, mais sous une autre forme. Cette fois-ci, ce n’est pas à coup de pétitions, de pamphlets et de « lettres ouvertes », mais par des publications de plus longue haleine. Des ouvrages paraissent, à tour de rôle, émanant de chercheurs déterminés à entrer dans le vif du sujet et à interpeller l’opinion pour traiter les questions à l’ordre du jour. Une bonne part des questions auxquelles ces livres s’efforcent de répondre recoupe bien sûr celles qui sont débattues en Europe et aux Etats-Unis (par exemple l’identité nationale à l’heure du pluralisme), mais elles prennent une acuité particulière car elles renvoient, dans le cas d’Israël, à sa légitimité toujours débattue, que ce soit pour la mettre en cause ou, au contraire, pour la consolider.
On constate ainsi un changement thématique par rapport aux débats des années précédant la deuxième Intifada : ce n’est plus vraiment de la solution au conflit israélo-arabe qu’il s’agit aujourd’hui. Car tout le monde en connaît les grandes lignes : mis à part les intellectuels de droite, favorables au statu quo pour pérenniser la présence israélienne en Judée-Samarie, il y a un très large consensus pour estimer que, tôt ou tard, Israël devra autoriser la création d’un Etat palestinien indépendant. Les polémiques actuelles portent davantage sur les moyens et les conditions pour y parvenir. Enfin, les intellectuels impliqués dans le débat privilégient aujourd’hui un autre angle d’approche, opposant la diversité ethnique, religieuse, linguistique et culturelle de la société à la définition sioniste d’Israël comme un Etat « juif et démocratique ».
A cet égard, la parution de Post-sionisme, Post-Shoah d’Elhanan Yakira, spécialiste de philosophie des sciences et directeur du département de philosophie à l’Université hébraïque de Jérusalem, est un événement. Si l’on excepte l’ouvrage collectif dirigé par Tuvia Frilling, Réponse à un collègue post-sioniste [2] , la gauche semblait intimidée par l’assaut post-sioniste, toute riposte étant aussitôt cataloguée de « réactionnaire ». Certes, depuis le déclenchement de le seconde Intifada, deux réponses avaient été données, mais elles se situaient dans d’autres registres. Sur le plan politique, la déclaration de Genève [3] démontrait que la gauche sioniste était encore capable de reprendre l’initiative. Du point de vue des signataires israéliens, cette déclaration signifiait une réprobation ferme et définitive de l’occupation militaire et civile israélienne. Elle laissait entendre aussi que nul acte commis au nom de l’Etat d’Israël depuis sa création – de l’expulsion de Palestiniens lors de la guerre d’indépendance à la domination et à la répression israéliennes exercées depuis 1967 – ne pouvait donner prise à une remise en cause de son droit à l’existence et à son maintien comme Etat de la nation juive.
Sur le plan littéraire, la défense du sionisme fut assumée par un des écrivains les plus talentueux du monde hébraïque, Amos Oz, dans Une histoire d’amour et de ténèbres [4]. Le succès de ce roman autobiographique ne s’explique pas seulement par ses qualités littéraires : au-delà du récit d’enfance, la rédaction de ce livre a été, de l’aveu propre de l’auteur, sa réponse à la représentation caricaturale du sionisme comme une forme de colonialisme. En plaçant au cœur du récit non des personnages fictifs mais ses propres parents, Amos Oz souhaitait restituer la destinée de ces émigrants vomis hors de l’Europe où ils étaient nés, en quête d’un havre dans cette Palestine qui ne leur était pas familière.
Désaccords sur la mémoire de la Shoah
Trois ans plus tard, Elhanan Yakira reprend le flambeau pour le porter sur le terrain où la contestation d’Israël est longtemps demeurée sans réponse : la réflexion morale et politique. Il le fait en s’attaquant à un des intellectuels phares du courant post-sioniste : le philosophe Adi Ofir, spécialiste du post-modernisme et fondateur de la revue Theoria Ou-bikoret (Théorie et critique). Si Yakira est monté au créneau, c’est pour protester contre la façon dont Ofir établit le lien entre la mémoire de la Shoah et l’Etat d’Israël. Son livre ressemble par le ton à un pamphlet, si ce n’est que Yakira a préféré décortiquer, argument par argument, la thèse du philosophe post-sioniste, qu’il assimile à une négation de la Shoah. Non qu’il soupçonne Ofir de nier la réalité du génocide. Simplement, ayant lu les négationnistes français dans le texte – de Pierre Guillaume à Serge Thion, de Paul Rassinier à Robert Faurisson –, il s’est rendu compte du lien étroit entre négationnisme et antisionisme : la négation d’Israël est chez ces négationnistes une chose première, et c’est d’elle que découle ensuite la nécessité de nier la réalité de la Shoah. Et il retrouve la même approche chez Adi Ofir, pour qui c’est « la religion de la Shoah » qui rend les Israéliens sourds aux droits du peuple palestinien. C’est la mémoire de la Shoah, telle qu’elle est entretenue à l’école, par les commémorations ou dans le discours politique, c’est cette omniprésence dans la « doxa israélienne » qui conforterait Israël dans sa représentation de victime et le rendrait aveugle à la réalité.
Aux yeux de Yakira, c’est là une idéologie et non une enquête historique qui produit des preuves. Il suffit que l’hypothèse soit séduisante et plausible, qu’elle justifie des idées préconçues, qu’elle distribue les rôles de manière manichéenne en victimes et bourreaux pour qu’elle soit aussitôt élevée au rang de vérité. Cette idéologie ne fonctionne pas mieux, poursuit-il, pour expliquer l’attitude de la communauté internationale envers Israël depuis sa création jusqu’à aujourd’hui : un examen têtu des faits dément l’idée selon laquelle ce serait encore et toujours la Shoah qui paralyse et intimide les nations du monde face aux agissements d’Israël. L’attitude vis-à-vis d’Israël est le plus souvent dictée par des intérêts d’Etat, nullement par des considérations liées à la Shoah.
Dans les deux cas, Ofir parvient à la conclusion que la mémoire de la Shoah est un obstacle, un cadavre dont il faudrait se débarrasser. Yakira, lui, ne croit pas utile de dénoncer l’instrumentalisation qui en est faite : elle était quasiment inévitable. Car il est vain de penser que la commémoration pourrait être réservée aux seules victimes et à leurs proches. En outre, Ofir semble oublier que la réprobation de l’occupation peut, elle aussi, se fonder sur la mémoire de la Shoah.
Ce qui insupporte Yakira, c’est que la Shoah n’est jamais envisagée en tant que telle, dans son épaisseur historique, mais uniquement au niveau de ses conséquences indirectes, au niveau de ses retombées en Palestine et de ses représentations instrumentalisées. Avant d’en examiner les effets dans le présent, n’est-il pas impératif de la reconnaître pour ce qu’elle a été : l’extermination des Juifs ? De même, les fautes et les crimes commis par Israël ne peuvent à ses yeux être comparés au nazisme, ce qui ne signifie pas qu’ils doivent être tolérés. « Israël n’est pas parfait, évidemment, mais il n’est pas non plus le monstre qu’on en fait. » Or, si Ofir persiste à maintenir une comparaison aussi abusive et excessive, ce n’est pas pour ébranler la torpeur ambiante, mais bien parce que, pour lui, la légitimité d’Israël est discutable. Associée au nazisme, cette légitimité, déjà fragile et contestée par les Palestiniens, bascule dans l’illégitimité.
La polémique sur la Shoah nous offre un point d’observation pour suivre les lignes de clivage qui opposent les sionistes de gauche et les post-sionistes : pour les uns comme pour les autres, l’occupation des territoires doit cesser au plus vite, compte tenu des dégâts moraux et des injustices qu’elle engendre. Toutefois, alors que pour les post-sionistes l’occupation est le front principal, le combat primordial qui commande tous les autres, pour la gauche sioniste l’occupation des territoires reste un « accident » : elle aurait pu être évitée si le roi Hussein n’avait pas entraîné son armée dans la guerre. Elle aurait pu déjà appartenir au passé si la négociation avait abouti à Camp David. Le maintien de la domination israélienne, s’il doit assurément aux forces politiques favorables au « Grand Israël », ne peut pas non plus être dissocié du rejet historique d’Israël par les pays arabes, de l’ambiguïté entretenue vis-à-vis du droit du peuple juif à disposer d’un Etat-nation.
Désaccords sur le caractère de l’Etat
Dans la conjoncture actuelle, les post-sionistes ne crient pas victoire, même si la tendance de l’opinion publique israélienne est globalement favorable au retrait qu’ils préconisent : qu’il soit unilatéral ou fruit d’une négociation, le retrait n’a toujours pas avancé au-delà du niveau des déclarations et, quand bien même il finirait par devenir réalité, il n’en aurait que les apparences extérieures : repli de l’armée, démantèlement de la plupart – mais non de la totalité – des implantations, maintien du « mur de l’apartheid ». En revanche, ce serait toujours, selon eux, sinon la continuation de la guerre par d’autres moyens, du moins, le maintien du contrôle et de la domination israélienne. En somme, une occupation moins visible, plus sournoise, mais non moins efficace et tout aussi contraignante pour les Palestiniens. Pour les post-sionistes, l’enjeu véritable n’est donc ni le retrait territorial, ni même la création d’un Etat palestinien, mais le caractère même de l’Etat d’Israël.
Cette ligne d’analyse s’est enrichie récemment de deux ouvrages. Le premier est collectif et s’intitule sobrement In/égalité. Composé de brefs chapitres rédigés par plus de quarante « nouveaux sociologues », il décline toutes les facettes et tous les aspects des inégalités, récentes ou anciennes, d’une société qui se révèle à mille lieues des idéaux socialistes qui l’avaient animée et qui déjà, à l’époque, étaient une mystification : inégalité dans la citoyenneté, inégalité entre le centre et la périphérie, inégalité des revenus, dans l’accès à la santé, à l’éducation, au logement, aux médias, etc. Certains auteurs observent que l’accroissement des inégalités n’est pas spécifique à Israël, mais relève d’un phénomène mondial ; ici, cependant, ce n’est pas tant le capitalisme ou la mondialisation que le sionisme qui en est la cause. Leur jugement sur celui-ci est impitoyable : il est considéré tantôt comme un facteur qui a entretenu et légitimé l’inégalité structurelle (entre Juifs et Arabes notamment), tantôt comme une idéologie égalitaire dont le rôle est de dissimuler les rapports de force (entre Juifs ashkénazes et Juifs orientaux) pour assurer la reproduction des élites. C’est la tendance pessimiste du post-sionisme qui domine ici : on ne mise guère sur le regroupement des forces sociales en vue de constituer un front commun d’opposition au système économique, tant ces forces sont divisées par des clivages ethniques et religieux qui excluent toute alliance durable.
Par rapport à ce livre noir des inégalités, l’ouvrage d’Uri Ram, Le Temps du « post », brille par son optimisme tenace. Bien décidé à démentir les prophéties de mauvais augure qui ont décrété la fin du post-sionisme avec l’échec d’Oslo, l’auteur constate non la disparition du post-sionisme, mais son intégration profonde dans la culture politique israélienne. Ce n’est donc nullement une oraison funèbre qu’il livre, mais au contraire un bilan d’étape, globalement positif, du travail accompli par ce courant de pensée. Le Temps du « post » rend surtout compte des acquis de l’école post-sioniste dans les disciplines historiques et sociologiques. L’auteur, qui avait coordonné en 1993 le premier ouvrage collectif portant un regard critique sur les mutations de la société israélienne, manifeste une sympathie évidente pour une poignée de chercheurs critiques, dont l’essor fut retentissant et qui ont détrôné les mandarins qui régnaient dans la plupart des départements de sociologie et d’histoire.
Uri Ram pèche, cependant, par une vision réductrice du champ intellectuel : on est sioniste ou post-sioniste, sinon rien. Il n’envisage aucune catégorie intermédiaire, tant ses yeux demeurent rivés sur une vision binaire, paradoxale lorsqu’elle émane d’un penseur post-moderne censé être ouvert à l’hybride : « Con-trairement à une sociologie du projet, dit-il, “le temps du post” est le temps de la sociologie du quotidien. Ce n’est pas une sociologie du charisme, mais une sociologie de la routine. Pas une sociologie des idées, mais une sociologie des pratiques, pas une sociologie des valeurs, mais une sociologie des stratégies. »
Sans négliger l’importance de la contribution scientifique dont lui-même et ses pairs peuvent se prévaloir, Uri Ram se réjouit surtout du débat public suscité par les post-sionistes et leur ambition de transformer l’Etat d’Israël. C’est pour lui le combat décisif, dont l’enjeu est la notion même d’« Etat juif et démocratique ». Ram est convaincu que le temps se chargera de faire éclater la contradiction qui habite à ses yeux cette notion. Mais cet éclatement n’aboutira pas au triomphe de l’un sur l’autre, mais à l’émergence d’une forme nouvelle, encore inconnue à ce jour.
Il y a là comme une tempérance inédite parmi les « nouveaux sociologues ». Uri Ram est peut-être celui qui mérite le mieux le nom de post-sioniste, là où nombre de ses collègues, par leur hargne, devraient plutôt être rangés du côté des antisioniste. En dépit de la tentation du manichéisme qui pousse à encenser les uns et à mépriser les autres, on est frappé de découvrir, çà et là, des appels à la complémentarité : concevant la démocratie post-sioniste comme un « bâtiment à deux étages » avec « parties communes » au rez-de-chaussée et « chambres communautaires » à l’étage, Ram explique que cette conception tient compte de la réalité territoriale israélienne produite par le sionisme, en apportant une réponse d’ordre pragmatique et non idéologique. C’est ce ton constructif et pacifié qui le distingue le plus des vitupérations d’Adi Ofir.
Justifier la loi du retour
C’est cet examen permanent des limites à établir et à ne pas franchir qui fait la densité et la profondeur du livre de Haïm Gans, professeur de philosophie du droit et de philosophie morale à l’université de Tel-Aviv. Dans De Richard Wagner au droit au retour, Gans poursuit la démarche inaugurée par l’écrivain Avraham B. Yehoshua, qui s’était donné pour mission de formuler une justification universelle du sionisme et qui avait fondé le droit à un Etat juif en Palestine sur la « détresse [5] ». Sur un mode plus universitaire que littéraire, Gans lui aussi examine les moyens de fonder démocratiquement la loi du retour. La question qu’il pose est pertinente, puisque cette loi s’applique, de par le monde, aux Juifs désireux de s’établir en Israël, susceptibles d’obtenir la citoyenneté sur simple demande, et non aux Arabes qui le souhaiteraient. Peut-on se contenter d’affirmer que l’Etat palestinien en votera une à son tour pour clore l’examen de la nôtre ? Un Etat juif et démocratique a-t-il le droit de veiller à garantir une majorité juive ? Est-ce un droit absolu ? Un droit fondé sur l’histoire des persécutions ? Sur le conflit israélo-arabe ? Et si oui, quelles sont les bornes au-delà desquelles ces préoccupations démographiques deviendraient contraires au droit ?
Ses réponses, Gans les soumet à réflexion plus qu’il ne les prescrit. L’essentiel, dit-il, est de poursuivre le raisonnement, de continuer à s’interroger sur les droits et les limites qu’on doit leur opposer lorsqu’ils se heurtent à d’autres droits, tout aussi respectables. Des questions de ce genre ne sont pas étrangères à la démocratie, elles en sont même le cœur. De même qu’il faut s’interroger sur les limites au-delà desquelles la liberté entrave l’égalité (et vice versa), de même qu’il faut déterminer les limites du multiculturalisme pour ne pas entraver le féminisme (et réciproquement), de même il faut, en des termes identiques, envisager le débat sur Israël comme un Etat à la fois juif et démocratique. Les Juifs constituent actuellement 80% de la population du pays. Dans une situation de conflit historique, toujours non résolu, cette hégémonie elle aussi doit être débattue afin que l’avantage numérique ne devienne pas la tyrannie de la majorité.
Ce débat a commencé. Il ne faut guère s’étonner qu’il suscite bien des réserves et des déceptions. Une tentative courageuse a été menée durant l’année 2006 par l’Institut israélien pour la démocratie, réunissant des personnalités juives et arabes, parmi lesquels des politologues, des sociologues, des juristes, un rabbin, un cheikh et un député. L’enjeu n’était pas mince : rédiger un nouveau contrat social judéo-arabe. A qui appartient cette terre ? relate les étapes de cette longue marche : les espoirs et les crises, les attentes – et finalement l’échec [6].
L’intérêt de la démarche est dans la disposition même à n’éluder aucune question. A un moment où le sionisme est aussi contesté, on peut trouver risqué et téméraire de se prêter à un tel exercice. Le rôle des intellectuels, lorsque les politiques font blocage, est de poursuivre la confrontation des idées. On peut regretter que ces débats demeurent très ethnocentriques : il ne s’agit que de sionisme et d’Israël, des Juifs et des Arabes, des laïcs et des orthodoxes. Cette clarification est pourtant nécessaire, précisément parce qu’elle se fait sans tabous. Le dialogue n’est pas sans invective ; parfois, on est à la limite d’opposer deux monologues en vase clos. Mais il ne faut pas trop en demander : dans un contexte de violence endémique, il est salutaire que le dialogue, aussi acéré soit-il, continue.
Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007