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La forme d’une ville

À propos de : Jean-Christophe Bailly, La phrase urbaine, Seuil, 2013.


par Vincent Jacques , le 9 janvier 2014


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Pour le poète Jean-Christophe Bailly, l’espace urbain d’aujourd’hui, qu’il soit patrimonial ou fonctionnel, ne se prête plus à la flânerie et à la promenade. À la mémoire imposée par les musées, ou aux chantiers des villes nouvelles, il oppose la mémoire en acte du passant, pensive et seule porteuse d’utopie.

Recensé : Jean-Christophe Bailly, La phrase urbaine, Seuil, 2013, 288 p., 21 €.

Cet ouvrage regroupe des textes de Jean-Christophe Bailly sur l’architecture et l’urbanisme publiés entre 1997 et 2012. La cohérence de l’ouvrage tient au postulat que la ville n’existe que dans l’errance des passants qui la parcourent et l’animent. En effet, pour Bailly la mémoire est le lien essentiel entre l’espace urbain et ceux qui le pratiquent et l’habitent. Non pas une mémoire donnée une fois pour toutes, mais une mémoire dynamique qui s’actualise en permanence dans la marche et l’errance, une mémoire qui crée le désir de dire la ville et de la projeter dans la langue. La phrase urbaine se comprend alors comme cette relation entre la marche et la parole, dynamique conjointe des pieds et de la langue. Selon l’auteur, si nous avons tant de mal à reconnaître la ville dans l’étalement urbain d’aujourd’hui, c’est que l’espace urbain se prête de moins en moins à l’errance. Les obstacles physiques à la marche indéterminée se répercutent alors dans le délitement de la parole sur la ville.

Si le livre de Bailly s’avère à la fois théorique et critique, il faut également en mentionner l’aspect littéraire. En effet, l’auteur y déploie aussi sa propre phrase urbaine, son expérience de marcheur, ses variations sur les noms à la Proust (La grammaire générative des jambes et Passages des heures, passages des noms). Il met alors sa théorie en action, il met en parole sa propre mémoire de promeneur dans des observations littéraires de villes qu’il a traversées et aimées (Paris bien sûr, mais aussi Barcelone, New York, Saint-Étienne...). Mais pour le marcheur Bailly, force est de constater que les villes traditionnelles tout comme les banlieues et les villes nouvelles sont de plus en plus hostiles au promeneur et se transforment en lieux de trajets utilitaires et obligés. Le phrasé urbain tend alors à disparaître : l’espace urbain fait de moins en moins « ville ».

De la difficulté de l’errance dans l’espace urbain contemporain

Réinventer la ville, ce serait donc réinventer les multiples flexions, connexions et relations propres à relancer le mouvement concret qui la fait vivre. Car, on vient de le dire, chez Bailly, le phrasé de la ville c’est d’abord et avant tout le passant qui l’effectue. On retrouve ici le thème de l’errance urbaine, si important dans les réflexions sur la ville, de la flânerie chère à Benjamin jusqu’à la dérive urbaine des situationnistes. La force de la réflexion de Bailly est de diagnostiquer les dispositions matérielles du tissu urbain qui aujourd’hui menacent le libre mouvement du flâneur. Dans l’espace des cités de banlieue et des nouvelles zones pavillonnaires, la disparition catastrophique de la rue rend la flânerie impossible ; le zonage, doctrine utilitaire selon laquelle les fonctions de l’habiter (logement, commerce, etc.) sont dissociées spatialement, assèche la libre errance dans le tissu urbain. Par conséquent, la fréquence des allées / venues dans la ville s’épuise et entraîne un relâchement du lien affectif entre l’espace et ses occupants. Selon Bailly, il y a un fort « lien d’amitié entre la ville et ceux qui la traversent : plus la ville est regardée, est regardée ainsi, et plus elle devient réelle et distincte » (p. 191). La disparition de la « lignée d’affect de la rue » (p. 257) est catastrophique, car si l’espace n’affecte plus autant l’habitant, il tend à ne plus le reconnaître, un tel espace ne résonne plus en lui, autrement dit l’affect « ville » n’existe plus pour lui, étant précisé que ce « lui » est la cheville nécessaire à la tonalité collective de cet affect ville.

D’un autre côté, la ville patrimoniale, elle, mine la continuité de l’espace urbain nécessaire au flâneur en créant des « zones de regards obligés » (p. 192). En effet, elle isole certains bâtiments et portions d’espace remarquables, érigeant ainsi des « signes signalés » (p. 180) détachés du flux urbain, purs objets de consommation culturelle. Cette culture de l’objet plutôt que du lien, l’architecture contemporaine victime du culte de « l’objet grand objet » (p. 257) l’accentue elle aussi tous les jours ; à Paris, la Bibliothèque Nationale de France et l’Opéra Bastille sont les exemples récents du solipsisme de grands objets incapables de tracer une continuité avec le tissu urbain environnant (p. 81). Avec ses vieux et ses nouveaux objets, la ville devient ainsi un musée aux parcours balisés, organisation antinomique à la ville aux parcours multiples ouverte à l’errance indéterminée du flâneur.

Fluidité de l’espace et fluidité du temps

Zonage et élimination de la rue, patrimonialisation à outrance et culte des grands objets, toutes ces tendances propres à l’urbanisme et l’architecture qui neutralisent la libre errance du promeneur éliminent progressivement ce que Bailly appelle le phrasé urbain. Le phrasé urbain, c’est, on vient de le voir, le pas du marcheur qui l’actualise en permanence, c’est la mémoire de la ville qu’il réanime et réactualise sans cesse, c’est enfin la parole qui recueille l’affect ville en elle et le fait résonner dans ses propres volutes. La ville se réécrit concrètement et en permanence par le pas des passants qui la traversent, par la mémoire multiple de la ville ainsi perpétuellement réactualisée. Cette « grammaire générative des jambes » et sa parole urbaine corrélative est tout autre que « le discours que la ville tient sur elle-même et à elle-même » (p. 174) ; en effet, la ville des objets patrimoniaux communique beaucoup, et ses zones de regards obligés s’accompagnent d’autant de discours convenus d’une conscience de soi factice (mémoire officielle), car soustraite au mouvement de la vitalité urbaine. Bailly oppose à la mémoire déposée des bâtiments patrimoniaux la mémoire en acte du passant, « celle, étoilée, en allée, vivante et disparaissante, des échos que la ville soulève en lui » (p. 192).

La mémoire patrimoniale est factice car elle fige le temps ; la mémoire du passant, c’est le fil vivant du temps qui se régénère sans cesse : « Le passant, l’enfant du temps qui passe [...] Quelqu’un qui passe, qui habite le temps, la résidence mobile du temps où la ville s’inscrit elle aussi en s’usant » (p. 179). Un espace urbain sans rue vieillit mal, car faute de passants, enfants du temps, le traversant, il n’a aucune plasticité dans le temps (p. 93) ; la ville musée, elle, refuse le « libre usage de la dormance du passé [1] » et « prétend lui dicter son éveil » ; en ville, le « “devoir de mémoire” est une catastrophe » (p. 87). Ravalement des façades, monuments isolés et signalés comme dignes d’intérêt, la patrimonialisation à outrance tend à fixer le temps, et ne laisse plus le loisir au passant de laisser venir à lui le passé au hasard de ses parcours. Il y a un rapport direct entre la fluidité de l’espace et la fluidité du temps (p. 192), entre la libre errance et la venue du temps ; une ville n’existe que dans une telle mouvance du temps et de l’espace, la ville musée épuisant en elle cette mouvance, la « ville » nouvelle, elle, ne lui donnant pas corps.

Utopia povera et dormance du temps

Dans un tel contexte hostile à la prise de consistance de la ville, se pose alors la question de ce qui est encore possible. Dans un texte étonnant, « Utopia povera », Bailly énonce l’idée d’une transformation du mode opératoire utopique qui fut si fort dans le monde de l’architecture et de l’urbanisme. Si l’idée radicale de l’invention d’un nouveau corps social ne semble plus possible, ni même souhaitable (le temps vivant est le passé en acte), la richesse de la pensée de l’utopie se doit d’être conservée. Pour Bailly, l’utopie serait plutôt à chercher dans la dormance du temps, dans le potentiel emmagasiné au sein des objets du passé, dans le « maintien du possible dans l’effectué » (p.159). L’utopie serait le décèlement du possible enfoui dans les choses. Il s’agit d’une utopie « pauvre », car elle se loge partout ; l’auteur, lui, la découvre dans de simples objets et des maisons d’ouvriers au Creusot (p. 148). Ainsi, l’utopie serait la part d’idéal qui persiste dans toutes les créations humaines, tel par exemple le projet d’architecture qui ne s’épuise pas complètement dans sa réalisation. Si toute création humaine porte en elle une part d’idéal, l’utopie serait un rapport à la mémoire qui tend à réactualiser cet idéal, à condition cependant que le passé matérialisé ne soit pas « signifié » à outrance, c’est-à-dire ne devienne objet patrimonial. Un rapport libre et indéterminé au passé et à sa matérialité, telle est la proposition de refonte de « l’opérateur de l’utopie » de Bailly. À la limite, on pourrait dire que le passant des villes active sans le savoir une part d’utopie dans sa mémoire en acte, car son errance réactualise au présent le projet collectif qu’était la ville du passé. La nouvelle notion d’utopie pauvre, elle, devrait inspirer les architectes et les urbanistes dans leur tâche de reconnexion des espaces ; il s’agirait de ne pas conserver bêtement des objets patrimoniaux épars, ni de faire table rase pour tout reconstruire, mais de penser le commun en retravaillant subtilement la matérialité et les possibilités de son passé collectif (la ville où le libre mouvement est possible). Dans un autre texte intitulé Sur les délaissés parisiens, l’auteur suggère une mesure concrète pour garantir des espaces propres à la venue du temps (on se rappellera que fluidité du temps et fluidité de l’espace sont corrélatives). Il s’agirait de laisser intacts les différents espaces délaissés de la ville, « espaces provisoires à durée indéterminée » (p. 206) et de les transformer ainsi « en postes d’observation de cette venue du temps ; tel serait le programme d’un urbanisme non seulement réfléchi mais aussi pensif » (p. 216).

par Vincent Jacques, le 9 janvier 2014

Pour citer cet article :

Vincent Jacques, « La forme d’une ville », La Vie des idées , 9 janvier 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-forme-d-une-ville

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Notes

[1La « dormance » est une analogie botanique synonyme pour Bailly de la potentialité du temps inscrite dans les choses : « Et cette “partance” (comme on dit dormance pour les graines) n’est rien d’autre que ce qui tient l’être dans l’ouvert, que ce qui le tire hors de la somme et de la sommation » (p. 151).

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