Ce texte s’inspire d’une allocution prononcée le 24 juin 2008 au Parlement européen.
Le 8 novembre 2002, à Chicago, Ben Bernanke, alors gouverneur de la Banque centrale américaine, aujourd’hui son président, prononçait un discours en hommage à Milton Friedman, à l’occasion du 90e anniversaire du fondateur de la théorie monétariste. « Comme tout le monde ici présent le sait, Friedman et [Anna Jacobson] Schwartz affirment dans leur Histoire monétaire que l’effondrement économique de 1929-1933 avait été le résultat du dérèglement du mécanisme monétaire du pays. Contredisant la vision acceptée par leurs contemporains, […] Friedman et Schwartz pensaient que ‘la contraction est en réalité une preuve tragique de l’importance des forces monétaires’. […] J’aimerais dire à Milton et à Anna : au sujet de la Grande Dépression, vous avez raison, c’est notre faute. Nous sommes désolés. Mais grâce à vous, nous ne recommencerons pas ».
Moins de six ans après, face à la crise financière éclatée en 2007, le président Bernanke et ses collègues de toutes les grandes banques centrales sont confrontés au dilemme suivant. Ils peuvent s’en tenir aux idées de Friedman, mais alors ils doivent reconnaître que la seule cause possible de la crise en cours a été leur propre politique, à savoir le resserrement monétaire entrepris dans les années 2005-2007. Ils ne peuvent, en bonne logique, se réclamer de Friedman sans reconnaître dans la situation actuelle – ou ils se trouvent obligés de poursuivre l’expansionnisme monétaire – à outrance, l’erreur de leur politique antérieure. Ou bien ils peuvent faire comme si la crise actuelle n’existait pas et espérer qu’elle passe, en suivant les consignes ce que d’aucuns appellent aujourd’hui « le nouveau consensus monétaire » – qui se réclame, lui aussi, de l’héritage intellectuel du monétarisme ! Ces deux choix révèlent, entre eux, la contradiction intellectuelle dans laquelle s’est retrouvée la doctrine de Friedman, qui reste aux fondements de toutes les idéologies des banques centrales. Car ni le monétarisme dans sa version classique, ni le « nouveau consensus monétaire », n’offrent les éléments pour comprendre la crise financière éclatée aux États-Unis en 2007.
Autrement dit, la crise financière actuelle incite à revenir sur l’héritage de Friedman et son impact intellectuel sur les décideurs économiques actuels. Elle incite à le faire sur le terrain propre de Friedman, là où il se sentait « chez lui » et où il a régné pendant plusieurs décennies : la politique monétaire, le « taux naturel de chômage » et l’idée que la lutte contre l’inflation passe avant la lutte contre le chômage. C’est dans ce domaine qu’il a connu son plus fort impact et aussi sa plus grande réussite intellectuelle. C’est sur ce champ de bataille qu’il a vaincu l’establishment keynésien des années 1960, prisonnier de l’idée d’une courbe de Phillips stable [1]. C’est là qu’il a planté le décor de la « contre-révolution » qui domine la microéconomique universitaire depuis une génération et qui continue à influencer la manière dont la plupart des gens conçoivent la politique monétaire et la lutte contre l’inflation. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
L’essor et le déclin du monétarisme
D’abord, que fut le monétarisme ? On le sait, Friedman y voyait l’idée que « l’inflation est partout et toujours un phénomène monétaire », ce qui signifie que la monnaie et les prix sont liés. Friedman croyait surtout que la monnaie était une variable politique, une quantité que la banque centrale pouvait créer ou détruire à volonté. Créez-en trop, et vous relancez l’inflation ; créez-en trop peu, et l’économie risque de s’effondrer. Il s’ensuit que le bon dosage entraîne le bon résultat : des prix stables, avec pour corollaire ce que Friedman appelait le taux naturel de chômage. Ce raisonnement avait pour but de soutenir sa proposition clef : un marché libéré de toute entrave est intrinsèquement stable. Dans l’évangile selon Friedman, le gouvernement est le serpent, l’intrus dans le jardin d’Eden, et la politique doit avant tout laisser l’économie suivre son cours. C’était la leçon de son fameux programme télévisé de 1980, Free to Choose, mais c’est aussi le sens profond de sa pensée. Malgré toutes les données statistiques présentées dans Une Histoire monétaire des États-Unis 1867-1960, publié en 1963 par Milton Friedman et Anna Schwartz, ce livre avait un message simple : le marché est infaillible, seul le gouvernement se trompe.
Friedman s’est imposé parce que son travail était suffisamment complexe pour revêtir l’aspect de vérité scientifique, et parce qu’il confirmait les idées reçues d’un certain milieu. On peut comparer avec ce que disait John Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), à propos du succès qu’avait connu David Ricardo :
Une victoire aussi décisive […] a quelque chose de singulier et de mystérieux. Elle ne peut s’expliquer que par un ensemble d’affinités entre sa doctrine et le milieu où elle a été lancée. Le fait qu’elle aboutisse à des conclusions tout à fait différentes de celles qu’attendait le public profane ajoutait, semble-t-il, à son prestige intellectuel. Que son enseignement, appliqué aux faits, fût austère et désagréable lui conférait se grandeur morale. Qu’elle fût apte à supporter une superstructure logique, vaste et cohérente, lui donnait de l’éclat. Qu’elle présentât beaucoup d’injustices sociales et de cruautés apparentes comme des incidents inévita¬bles dans la marche du progrès, et les efforts destinés à modifier cet état de choses comme de nature à faire en définitive plus de mal que de bien, la recommandait à l’autorité. Qu’elle fournît certaines justifications aux libres activités du capitaliste individuel, lui valait l’appui des forces sociales dominantes groupées derrière l’autorité. (Traduit de l’anglais par Laurent Bury. )
Le succès de Friedman est comparable à celui de Ricardo, mais pas jusqu’au bout. Certes, Friedman justifie lui aussi l’injustice et soutient l’autorité. Mais son armature intellectuelle n’est ni vaste ni cohérente. Son raisonnement est d’une simplicité désarmante, et pourtant il peut être assez sibyllin. Il misait sur le court terme pour certains effets, sur le long terme pour d’autres, passant de l’un à l’autre à son gré. Ricardo, c’était Harpagon de Molière ; Friedman ressemblait plutôt au Joueur de flûte de Hamelin. [2]
À la fin des années 1970, la victoire de Friedman fut consolidée par la force explicative des modèles de régression monétaristes et l’échec de la courbe de Phillips. Robert Lucas voyait dans le phénomène de stagflation, qui est apparu à cette époque, « la preuve expérimentale la plus nette que puisse connaître la macroéconomie ». À la même époque, j’ai joué un rôle mineur dans l’irruption des idées monétaristes sur le terrain politique américain. Ma mission consista à préparer, entre 1975 et 1978, la Humphrey-Hawkins Full Employment Act [3] sur la politique monétaire. Dans une alliance pragmatique avec les économistes monétaristes au sein de la commission chargée de préparée le texte de loi, nous insistions pour ce que la Banque centrale fixe et évalue chaque année son objectif de croissance monétaire. Même si notre objectif n’était pas tant de stabiliser la croissance mais d’obliger la Fed à faire preuve de plus de transparence, cet accord donna sans doute du poids politique au monétarisme.
Peu après, c’est sur ce même terrain politique que le monétarisme s’effondra. À partir de 1979, la Fed adopta officiellement des objectifs monétaires à court terme. Le résultat fut une cascade de désastres : taux d’intérêt à 20%, dollar réévalué à 60%, chômage à 11%, récession, désindustrialisation de la région du Middle-West et, en dernière instance, crise de la dette du tiers monde. En août 1982, face à la faillite de l’État mexicain et à une révolte au Congrès – je m’y suis mêlé encore une fois – la Fed abandonna les objectifs monétaires pour ne plus jamais y revenir.
Au milieu des années 1980, le monétarisme rigoureux dont Friedman s’était fait le champion disparut également du monde universitaire. La croissance monétaire devint forte et fluctuante, sans que l’inflation reparaisse. Peut-être l’inflation était-elle « partout et toujours un phénomène monétaire », comme Friedman l’avait affirmé en 1963, mais certains phénomènes monétaires pouvaient se produire sans relancer l’inflation, ce qui rendait profondément problématique l’usage des agrégats monétaires comme instrument de contrôle. À la Banque d’Angleterre, Charles Goodhart en a tiré les conclusion en énonçant sa fameuse loi : Lorsqu’on tente d’utiliser une relation économétrique à des fins de contrôle politique, elle se transforme. En 2003, Friedman lui-même concédait à Simon London, du Financial Times : « Le recours à la quantité de monnaie comme objectif n’a pas été une réussite. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que je le recommanderais aussi vigoureusement que par le passé ».
Les successeurs
Il en est resté une série de doctrines, toutes plus vagues que le monétarisme classique, mais porteuses du même message : la banque centrale devait placer le contrôle de l’inflation au cœur de ses préoccupations, sans se soucier du chômage – sauf dans le cas où celui-ci ne tomberait trop bas. On pensait par ailleurs que l’instabilité dans le secteur financier devait être ignorée par les décideurs macroéconomiques – sauf lorsqu’elle devenait impossible à ignorer. La première de ces doctrines, le « taux naturel de chômage » ou « taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation » (NAIRU), fut élaborée en 1968 par Friedman lui-même et par Edmund Phelps ; son grand attrait tenait à ce que, pour la première fois, on incorporait la prospective à un modèle macroéconomique. Les macroéconomistes l’adoptèrent en masse. Mais à la fin des années 1990, elle se révéla parfaitement inadéquate lorsque Alan Greenspan permit au chômage de tomber en dessous de plusieurs barrières NAIRU successives : 6%, 5,5%, 5%, 4,5% et finalement même 4%. Ce fut une bonne nouvelle pour tout le monde sauf pour les économistes associés au NAIRU – ceux-là furent bien embarrassés, ou du moins auraient dû l’être. Certains renièrent Friedman pour retrouver les théories de l’économiste suédois Knut Wicksell : c’est ainsi que le « taux naturel d’intérêt » connut une vogue éphémère aux États-Unis. Mais cette idée n’était soutenue ni par la recherche empirique, ni par les théories qui ont vu le jour depuis l’abandon de l’étalon-or [4].
Puis vint Ben Bernanke et la doctrine du « ciblage d’inflation ». Cette idée repose sur ce que Marvin Goodfriend, de la Carnegie-Mellon University, appelle « le nouveau consensus en politique monétaire » : un ensemble d’idées conçues au début des années 1980 mais adaptées (en surface, du moins) aux évolutions qui ont eu lieu depuis. Premièrement, « le principal message monétariste était confirmé : seule une politique monétaire […] pouvait réduire durablement l’inflation avec, pour la production et l’emploi, des conséquences substantielles mais bien moins graves que selon les scénarios keynésiens ordinaires ». Deuxièmement : « une banque centrale indépendante peut acquérir une certaine crédibilité pour sa politique d’inflation basse sans mandat institutionnel du gouvernement ». Troisièmement : « s’il intervient au moment opportun, un resserrement agressif des taux d’intérêt peut réduire les attentes d’inflation et éviter une résurgence de l’inflation sans provoquer une récession ». Examinons un par un ces principes.
D’abord, l’idée que la politique monétaire peut réduire durablement l’inflation pour un prix raisonnable est-elle « le principal message monétariste » ? Pas du tout. Le principal message monétariste était que le contrôle de l’inflation passe par le contrôle de la croissance monétaire. Mais cela fait plusieurs décennies que nous n’essayons même plus de contrôler la croissance monétaire ; elle fait ce qu’elle veut. La Fed américaine ne s’y intéresse plus et a même cessé de publier certaines statistiques en la matière. Pourtant, l’inflation n’est pas revenue. Le principal message monétariste est donc évidemment faux. Quant à la question du coût, personne n’a jamais douté qu’une récession sévère pouvait enrayer l’inflation. Mais Goodfriend oublie de dire que la récession des années 1981-82, lorsque les monétaristes étaient aux commandes, fut de loin la pire de l’après-guerre. Elle fut plus grave que toutes celles qu’avaient subies les régimes keynésiens. En déformant l’histoire, Goodfriend laisse aussi entièrement de côté la catastrophe infligée aux pays en voie de développement par la crise de la dette mondiale.
Ensuite, que vaut au juste la « crédibilité » de la lutte contre l’inflation menée par une banque centrale « déterminée » ? On prétend souvent que cette idée va de soi : en matière de revendication salariale, les travailleurs reverront leurs exigences à la baisse parce qu’ils savent que des demandes excessives seraient sanctionnées par des taux d’intérêt élevés. Ce mécanisme a fait ses preuves dans le cas très spécifique de l’Allemagne d’après-guerre où, pendant plusieurs années, le syndicat de la sidérurgie menait des négociations implicites avec la Bundesbank. Mais la Bundesbank disposait d’une arme puissante : une hausse des taux d’intérêt signifierait un deutsche mark fort, et donc la baisse des exportations allemandes de machines et de produits technologiques. En l’occurrence, la menace était crédible. Aux États-Unis, la situation n’a rien de comparable, et rien n’indique que les syndicats américains prennent en compte la politique monétaire dans leurs stratégies syndicales. Il ne serait pas rationnel pour eux de le faire : dans un système de négociation salariale décentralisé, l’auto-limitation salariale dans un secteur donné créerait simplement des marges de manœuvre dans d’autres. En outre, et de façon plus éloquente encore, les compagnies pétrolières américaines ne se sont jamais privées d’augmenter le prix de l’essence dès que cela était possible, sans craindre les effets ultérieurs d’une hausse des taux d’intérêt.
Bernanke n’a rien vu venir
Enfin, peut-on vraiment affirmer que « s’il intervient au moment opportun, un resserrement agressif des taux d’intérêt » permet d’éviter l’inflation « sans provoquer une récession » ? Cette idée est sans doute le fondement du nouveau consensus monétaire. Elle a été affirmée dans le numéro d’automne 2007 du Journal of Economic Perspectives, voix officielle de l’American Economic Association, dans un article de Goodfriend intitulé « How the World Achieved Consensus on Monetary Policy » (Comment le monde est parvenu à un consensus en matière de politique monétaire). Goodfriend y écrit : « Selon ce ‘principe de ciblage d’inflation’, une politique monétaire qui vise l’inflation apporte la meilleure contribution à la stabilisation de la production […] Cibler l’inflation rend la production réelle conforme à la production potentielle ». Plus loin : « Ce type d’argumentation implique que le ciblage d’inflation entraîne la meilleure adaptation de l’emploi et de la production au cycle économique, que seule la politique monétaire permet d’atteindre. Ainsi, et c’est l’aspect révolutionnaire du consensus théorique moderne, même ceux qui se soucient avant tout de stabiliser l’économie réelle peuvent soutenir un objectif de faible inflation pour la politique monétaire […] La politique monétaire ne devrait donc pas essayer de contrer les fluctuations en matière d’emploi et de production dues aux cycles économiques réels ».
Détail significatif, c’est vers le mois d’août 2007, au moment même où éclate la crise, que ces affirmations ont été publiées. On peut les comparer avec les promesses que la route de Bagdad serait jonchée de fleurs. Puisque à ce moment précis, la Réserve fédérale était au plus fort d’un « resserrement agressif des taux d’intérêt », en cours depuis fin 2004, visant justement à « réduire l’inflation prévue » tout en « évitant la récession ». En juillet 2006, le président Bernanke affirma au Sénat américain : « La récente hausse de l’inflation préoccupe le FOMC [Comité de politique monétaire de la Fed] […] La Réserve fédérale doit œuvrer contre toute psychologie inflationniste qui conférerait une persistance plus grande à ce qui ne serait autrement qu’un accroissement transitoire de l’inflation ». En février 2007, il répéta ce message en le renforçant : « Le FOMC a de nouveau indiqué que son principal souci est le risque que l’inflation ne baisse pas comme prévu » (c’est moi qui souligne). En juillet de la même année, Bernanke réitère : « Le niveau d’utilisation des ressources étant relativement élevé, tant qu’il n’a pas été prouvé que les pressions inflationnistes restent modérées, le FOMC reste fidèle à l’idée que les risques élevés d’inflation sont son principal souci ».
Avant l’automne dernier, le président Bernanke avait fait quelques allusions à l’évolution du secteur financier. En mai 2006, il se montrait enthousiaste : « Les avancées technologiques ont radicalement transformé l’offre de services financiers dans notre économie. Notamment, la sophistication croissante de l’informatique permet aux prêteurs de collecter et de traiter les données nécessaires pour évaluer et chiffrer le risque de façon bien plus efficace que par le passé ». Dans le même style : « La concurrence entre prestataires financiers et des consommateurs informés ; voilà à mes yeux le meilleur mécanisme pour assurer l’offre de produits financiers meilleurs et à moindre coût ». Quant aux consommateurs, Bernanke prônait la formation et la prudence : « Une étude portant sur près de 40 000 prêts hypothécaires abordables, ciblant les emprunteurs à faibles revenus, a montré que le conseil avant l’achat d’une maison réduisait de 19% en moyenne le taux de retard de paiement ».
En février 2007, Bernanke était encore confiant : « Malgré les ajustements en cours dans le secteur du bâtiment, les perspectives économiques d’ensemble restent bonnes. [...] Somme toute, l’économie américaine paraît susceptible de se développer à un rythme modéré cette année et l’année suivante ; la croissance devrait se consolider à mesure que le retard du bâtiment se comble » (c’est moi qui souligne). Un mois plus tard, il se montrait moins joyeux devant la Joint Economic Committee [5] : « Ces derniers mois, nous avons constaté une forte augmentation du taux de retard de paiement sur les prêts à taux variable accordés à des emprunteurs à risque (subprimes), qui représentent un peu moins de 10% de tous les prêts en cours ». Et pourtant : « Il paraît néanmoins possible de maîtriser l’impact de ces problèmes sur l’ensemble de l’économie et sur les marchés financiers ». C’est seulement le 19 juillet 2007, dans son discours au Sénat, qu’il avoue le caractère un peu trop optimiste de ses propos antérieurs : « depuis quelques semaines, les investisseurs s’inquiètent de plus en plus du risque de crédit pour certains types d’instruments financiers ». C’était trois semaines avant que le marché des prêts interbancaires s’écroule, le 11 août 2007.
Retour à Keynes, Galbraith et Minsky
Quels éléments le « nouveau consensus monétaire » offrait-il pour présager l’extraordinaire crise financière qui s’est abattue, à partir du mois d’août 2007, sur le logement et le secteur bancaire américains et qui continue à préoccuper les banques centrales du monde entier ? Aucun. Dans les articles consacrés à la politique monétaire et le « nouveau consensus », il n’est jamais question de crises financières, de prêteur de dernier ressort ou de nationalisation des banques (comme pour la Northern Rock en Grande Bretagne). On y trouve plutôt une profession de foi aveugle et dogmatique qui affirme que la politique monétaire ne doit en aucun cas se soucier de pareils problèmes. C’est en partie pourquoi je considère le prétendu « nouveau consensus monétaire » comme une idée dénuée de toute pertinence. Faisant face à la réalité d’un système financier qui s’effondre, les banques centrales n’y ont trouvé aucun appui ; elles ont dû chercher ailleurs pour repenser leur politique. Elles y sont plus ou moins parvenues, et c’est tout à leur honneur. Mais elles ne l’ont pas avoué.
Qu’est-ce qui est pertinent, alors ? Comme beaucoup de commentateurs l’ont vite redécouvert, ce sont les théories de John Maynard Keynes, de John Kenneth Galbraith et de Hyman P. Minsky qui sont pertinentes pour comprendre la crise économique actuelle. Voici ce qu’écrivait Keynes en 1931, dans « Les conséquences pour les banques de la chute des valeurs monétaires ». Selon, lui nous vivons
dans une collectivité qui, je le rappelle, est organisée de telle sorte qu’un voile d’argent recouvre un large espace entre les biens eux-mêmes et le propriétaire des richesses. Le proprié¬taire apparent des biens eux-mêmes s’en est assuré la propriété en empruntant de l’argent au véritable possesseur de la richesse. De plus, c’est surtout par l’intermédiaire des banques que tout cela s’est fait. C’est-à-dire que les banques ont en échange d’un dédommagement fait intervenir leur garantie. Elles tiennent la place entre le véritable emprunteur et le véritable prêteur. […]
C’est pourquoi une diminution des valeurs monétaires aussi sérieuse que celle qui se produit actuellement, menace de faire s’écrouler toute notre struc¬ture financière. Les banques et les banquiers sont aveugles de nature. Ils n’ont pas vu ce qui allait arriver. Certains ont même accueilli avec faveur la chute des prix vers ce qu’ils ont appelé un juste niveau, le niveau « naturel » et souhaitable d’avant-guerre. C’est-à-dire le niveau des prix auquel fut habitué leur esprit dans la période de leur formation. Aux États-Unis, certains d’entre eux emploient de soi-disant « Économistes » qui nous répètent encore aujour¬d’hui que nos maux proviennent du fait que les prix de certaines marchandises et de certains services n’ont pas encore assez baissé […]. Un banquier sensé n’est hélas point un banquier qui voit venir le danger et l’écarte, mais un banquier qui, lorsqu’il se ruine, le fait d’une manière orthodoxe et conventionnelle, en même temps que ses collègues, de façon à ce qu’on ne puisse rien lui reprocher. [6]
De même, en 1955, dans son livre La Crise économique de 1929, John Kenneth Galbraith rejetait l’idée – adoptée plus tard par Friedman – selon laquelle banquiers et spéculateurs reflétaient simplement le cours antérieur de la politique monétaire. Au cours de l’été 1929, disait-il, « il n’y avait pas de raisons de craindre un désastre. Personne ne pouvait prévoir que la production, les prix, les revenus et tous les autres indicateurs continueraient de se contracter durant trois longues et sombres années. Ce n’est qu’après la catastrophe que l’on vit des raisons plausibles pour supposer que les choses pourraient bien s’aggraver pendant longtemps encore ». […] « Il semble y avoir peu de doute qu’en 1929, l’économie était fondamentalement malsaine […] Beaucoup de choses allaient de travers : […] La mauvaise répartition des revenus […] La structure déficiente des sociétés. […] Un mauvais système bancaire […] L’état incertain de la balance commerciale […] L’insuffisance des connaissances économiques ». À ce dernier sujet, il ajoutait : « Considérer les gens de n’importe quelle époque comme particulièrement obtus ne semble guère valable et cela créerait un précédent que les membres de notre génération pourraient regretter. Toutefois, il semble certain que les économistes et ceux qui donnaient des avis en matière économique vers la fin des années vingt et au début des années trente, se révélèrent presque toujours lamentables ». Sur ce dernier point, on considère aujourd’hui que John Kenneth Galbraith s’est trompé. Je vous renvoie au « nouveau consensus monétaire ».
Enfin, Hyman Minsky professait que la stabilité économique était elle-même créatrice d’instabilité. La logique est simple : en période apparemment stable, les banques, entre autres, prennent des risques exceptionnels. Bientôt, l’instabilité interne qu’elles engendrent menace tout le système. La finance devient spéculative et l’on arrive au schéma de Ponzi [7]. Le système s’écroule et doit être reconstruit. Les gouvernements ne sont pas les seules sources d’instabilité. Les marchés sont beaucoup plus instables, beaucoup plus déstabilisants. Historiquement, ce fait est avéré : l’instabilité du marché précède de beaucoup la croissance du gouvernement lors du New Deal et après, ou même l’existence des banques centrales.
Le comportement de la banque centrale n’était évidemment pas la seule cause de la Grande Dépression. Les défauts intrinsèques de la structure sociale, financière et industrielle, combinés avec une mauvaise politique avant et après le crash, étaient tout aussi responsables du désastre, et la crise elle-même a eu un effet accélérateur. La situation actuelle est bien sûr très semblable. Je ne pense donc pas que la hausse des taux d’intérêt ait à elle seule provoqué l’effondrement actuel, et je ne pense pas qu’il suffise de réduire les taux pour remédier à nos difficultés. D’autres causes doivent être prises en compte : l’incapacité à réguler le marché du subprime, l’attitude permissive face à la titrisation, l’abrogation de la loi Glass-Steagall de 1933 , la dérégulation discrète du marché des avenirs énergétiques (energy futures trading) et des autres marchés de marchandises, et la calamité générale qui consiste à confier aux banques le travail du gouvernement.
Il n’empêche : si Friedman s’est trompé, le « nouveau consensus monétaire » se trompe encore plus. Ce consensus, qui adopte l’attitude de l’autruche face à la spéculation sur les marchandises, et qui n’a rien à dire sur les prêts abusifs, la titrisation spéculative et la fraude d’entreprise, n’a rien à dire des problèmes qu’affronte aujourd’hui la politique monétaire. Respectées à la lettre, ses instructions mèneraient au désastre. Il n’y a par bonheur aucun risque que les banques centrales choisissent de suivre cette voie, quelles que soient les convictions qu’elles affichent en public. Et si aussi bien Friedman que le « nouveau consensus » se trompent, que peuvent faire les banques centrales aux abois ? Il faut qu’elles se rendent à l’évidence : l’instabilité du capitalisme, l’irresponsabilité des spéculateurs rendent la régulation et l’intervention nécessaire plus nécessaire que jamais.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Bury.