Recensé : Joëlle Zask, La Démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, Paris, La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond, 2016. 256 p., 18, 50 €.
C’est un fait établi : depuis la gloire d’Athènes et l’apogée de la cité grecque, la démocratie est un phénomène d’essence urbaine. Ce sont dans les ports, ouverts aux produits et aux idées, que l’homme élève son regard au-delà de la terre et du clan qui l’ont vu naître. En ville, il s’affirme face à la nature, au groupe, à la tradition, et, arrachant l’autonomie de son esprit à son atavisme corporel, il s’élève au statut d’animal pensant, libre, et fonde la démocratie.
Si l’on en voulait une preuve, il suffirait de considérer que les mouvements conservateurs et fascisants européens du XIXe au XXe siècle ont unanimement brandi, contre la « dégénérescence de la race » incarnée par l’ouvrier abruti par la machine, alcoolique, violent et révolutionnaire, la figure saine du bon peuple : le paysan, ennobli – moralement – par le travail des champs, fidèle à sa terre et à l’âme nationale qui ne font qu’un. Aussi le progrès, notamment démocratique, né dans la matrice urbaine, doit-il s’étendre en « dépaysannisant » les campagnes.
Un contre-récit de la démocratie
C’est vis-à-vis de ce récit, qui a longtemps imprégné et imprègne encore les élites se revendiquant des mouvements modernistes, que Joëlle Zask propose un contre-récit donnant à la paysannerie un rôle prépondérant (tant par le passé qu’aujourd’hui) dans la permanence d’un corps de valeurs et une manière d’être au monde qui fondent l’émancipation politique.
Joëlle Zask n’ignore évidemment pas l’écueil que constitue l’abondante littérature agrarienne, qui façonne la figure du paysan pilier du paternalisme et des révolutions conservatrices, qu’elles aient pris une forme sociale, à la façon de l’abbé Lemire, ou une forme politique, comme sous Vichy. Elle fait cependant remarquer que le propre de ces idéologies, et ce qui les distingue des conceptions politiquement émancipatrices du paysannisme, c’est leur déni de l’individualité du paysan et de son historicité. Dans l’imaginaire paternaliste, le paysan (ou l’ouvrier régénéré par le jardinage) est naturalisé et fondu dans une identité collective qu’il perpétue et conserve. Au-delà de ce romantisme paternaliste, l’auteur met en garde contre toute vision romantique de la condition paysanne :
« En Allemagne ou aux Pays-Bas, le "retour à la nature" et, plus précisément, à une nature esthétisée et idéalisée n’est pratiqué que très ponctuellement par quelques citadins aisés et quelques artistes inspirés. Malgré leurs critiques virulentes de la froideur de la ville, de son artificialisme et de son anonymat, ils y retournent après quelques mois passés les pieds dans la glèbe, qui finit par leur faire horreur. »
Mais alors, pourquoi le travail de la terre mériterait-il qu’on lui attribue des vertus démocratisantes ?
La conscience de son individualité
Reprenant les réflexions des pédagogues, des thérapeutes, voire des philosophes et démocrates – comme Jefferson –, qui ont salué le travail de la terre, du jardinage à l’activité paysanne, comme propice à l’émergence de l’individu, Joëlle Zask dégage les grandes lignes d’une réflexion cohérente – on parlerait presque d’une école de pensée.
La gestion autonome d’une parcelle (la notion d’autonomie est ici cruciale), la confrontation au vivant domestiqué dont il faut prendre soin pour faire face aux aléas, la fierté de produire sa propre nourriture et de survenir à son besoin le plus élémentaire, l’inscription dans le temps (les saisons) et l’espace (la parcelle que l’on aménage), comme les sensations de son propre corps lié aux tâches physiques parfois pénibles, constituent autant de facteurs qui permettent l’émergence, la structuration et l’expression d’une identité individuelle, à la fois psychologique (moi, l’autre), physiologique (je vis par les sensations que j’éprouve) et intellectuelle (je pense ma parcelle et les soins que je lui apporte). En cultivant la terre, c’est soi-même que l’on cultive, que l’on fait grandir. Et c’est cette conscience de soi-même qui forme la première vertu démocratisante de l’agriculture.
Confronté à des difficultés et à la nécessité de les résoudre, le jardinier/fermier ne se contente pas de développer une pensée expérimentale. Il comprend vite l’intérêt d’entrer en relation avec d’autres pour échanger des idées, des semences, des coups de mains ; en bref, il saisit l’intérêt de faire société. Dans l’entraide qui se développe entre individus autonomes restant responsables de leur parcelle et de leurs actions, se développe une capacité d’action collective et d’autogouvernement qui constitue le fondement et l’essence même de la démocratie : une communauté d’égaux se reconnaissant entre eux et ayant développé une conscience collective.
Modernité de la démocratie agraire
Ces petites démocraties communales, très répandues au Moyen Âge, farouchement attachées à leur autonomie politique et à leur capacité d’autogouvernement, ont joué un rôle majeur (quoique peu reconnu) dans l’histoire politique, en Europe mais aussi dans les Amériques. Malheureusement, les références anglaises, américaines, allemandes ou brésiliennes de l’auteur omettent de faire référence à un État certes modeste, mais situé au cœur de l’Europe, et dont les racines plongent dans l’attachement viscéral de petites communes rurales à maintenir leur droits coutumiers et leur autonomie administrative : la Suisse.
Jefferson a une conscience aiguë de l’intérêt de conforter les institutions de la démocratie américaine en la fondant sur une organisation socio-économique dont le socle est constitué d’une paysannerie nombreuse, jalouse de ses droits et développant précocement, au sein des communautés rurales, un savoir-faire en matière d’autogouvernement. D’où l’importance qu’il accorde à la possibilité donnée à chacun de recevoir un lot de terre, généralisation des principes mis en place par Oglethrope, le fondateur de la ville de Savannah.
Cela ne concernerait-il, cependant, que des sociétés préindustrielles ? En dehors du fait que bien des sociétés sont encore massivement agraires et gagneraient à réfléchir à leur trajectoire politique en se fondant sur cette réalité agrarienne plutôt que contre elle, Joëlle Zask identifie, au sein des vieilles sociétés industrielles, les mouvements de jardinage urbain, de jardins partagés comme une forme de réappropriation des propriétés psychologiques et politiques du jardinage communautaire – particulièrement dans les quartiers frappés par les crises sociales et économiques (chômage, violence, drogue, etc.). Ce mouvement s’accompagne d’une réappropriation de l’espace urbain et de sa resocialisation : sont investis des terrains vagues, mais parfois aussi des bouts de jardins publics, des parterres, le pied des arbres d’alignement.
La propriété de la terre
Locke avait fait du respect de la propriété de l’individu le fondement de ce qui allait devenir les démocraties libérales modernes. Mais cette crainte sourcilleuse des atteintes à la propriété, de la part de l’État, a lourdement sous-estimé le fait que la propriété des uns peut s’opposer à l’accès à la propriété des autres. L’accaparement des terres, en l’absence de moyens de redistribution, conduit à exclure la plupart des hommes de la propriété, et les latifundia finissent par remplacer ces petites communautés rurales dont rêvait Jefferson.
En réaction, les communautés rurales, comme les mouvements de jardiniers urbains et de néopaysans actuels, s’opposent autant à la collectivisation des terres par l’État qu’à la propriété individuelle illimitée et absolue. Ils lui préfèrent des formes plus souples et plus mutualisées, permettant d’adapter la mise à disposition des terres au sein de la communauté selon les besoins et les capacités de chacun.
Cette gestion de l’attribution des terres, si elle exclut généralement la propriété entière et notamment le droit de céder la parcelle que l’on exploite – il s’agit en somme d’une propriété d’usage –, ne conduit pas nécessairement à une mise en valeur collective et certainement pas à la collectivisation, au sens que ce terme a pris en Union soviétique ou en Chine au XXe siècle. L’individu et le collectif sont vécus de concert, et pas en exclusion l’un de l’autre.
Les luttes d’appropriation communautaires, rurales comme urbaines, contre l’État et les multinationales (ou, ce qui est fréquent, contre leur étroite association) constituent des luttes non seulement économiques, mais sociales et politiques. Ce qui amène Joëlle Zalk à faire le lien tant avec la recherche participative, qui procède d’un dialogue entre savoir académique et savoir vernaculaire, qu’avec les pratiques d’agro-écologie, qui prennent le contre-pied du modèle industriel. La lutte des jardiniers et des paysans constitue la clé de voûte d’une réappropriation de l’autonomie individuelle et collective.
Tous jardiniers ?
Face à l’abondance des textes à charge contre la paysannerie « antimoderne », l’essai de Joëlle Zalk est une plaidoirie à décharge et, finalement, une défense engagée des mouvements de jardiniers et de paysans. Ce faisant, et malgré les précautions prises par l’auteur, le lecteur peut éprouver une forme de saturation et d’agacement à l’égard de la thèse centrale : les valeurs démocratiques des communautés paysannes.
En choisissant ses exemples, on pourrait très bien argumenter que la révolution néolithique a posé les bases psychologiques et intellectuelles de l’appropriation de la fertilité (terre, eau, plantes et animaux domestiqués) qui fonde l’apparition des sociétés agricoles, patriarcales et hiérarchisées, d’où sont issus les premiers empires. L’apparition de l’agriculture est un fait culturel total dont procède toute une série de formes sociales très diversifiées : impériale et conquérante, ou démocratique et pacifique. Le mérite de cet essai, par ailleurs érudit et bien écrit, est alors essentiellement de nous rappeler que la démocratie et le socialisme mutualiste s’inscrivent dans cette histoire agraire – comme l’impérialisme et le paternalisme – et non pas contre elle.
Chaque société a engendré sa forme d’agriculture et chaque forme d’agriculture est liée à une société. Après tout, l’agriculture est une activité économique, voire l’activité économique par essence, et ce depuis 10 000 ans. Or les formes d’organisation économique et politique ne peuvent pas longtemps diverger dans le temps ; elles se répondent.
Le capitalisme procède d’une conception bourgeoise du monde, l’autoritarisme d’une conception monarchique, le socialisme d’une conception démocratique. Il est donc naturel que la démocratie préfère des modes coopératifs et autogestionnaires d’organisation économique, et cette règle vaut pour l’agriculture comme pour la production manufacturière ou le commerce. Et, dans ce sens, les jardins partagés sont des pépinières de démocrates. Alors, tous jardiniers pour sauver la démocratie ?