Recensé : Ronald MacKinnon, The Unloved Dollar Standard. From Bretton Woods to the Rise of China, New York : Oxford University Press, 2013, 180 p.
Une version courte de cette recension est parue en anglais dans le magazine The International Economy, Winter 2013, p. 38- 39.
Le livre de Ronald McKinnon, The Unloved Dollar Standard, est l’histoire d’une désillusion monétaire. Le système — ou, plutôt, le non-système — qui a émergé après l’effondrement des règles dites de Bretton Woods en 1971 était censé assurer la stabilité monétaire globale avec pour colonne vertébrale un dollar américain libéré de sa convertibilité en or. Du moins, c’est ce que pensait l’auteur, jeune économiste naïf, au début de sa carrière dans les années 1960.
Quarante ans plus tard, McKinnon reproche aux administrations américaines successives les échecs répétés du système monétaire international. Ces dernières ont, de manière quasi-systématique, critiqué les pays qui maintenaient des taux de changes soi-disant sous-évalués avec le dollar. Les autorités américaines auraient dû, pense McKinnon, reconnaître que les déséquilibres globaux venaient de leurs propres insuffisances monétaires et budgétaires, et non des autres. Cet argument porte sur les quarante ans que couvre le livre.
Avant d’entrer dans le cœur de l’argumentation, il est utile de rappeler que Ronald McKinnon, professeur d’économie internationale à l’université de Stanford, a une réputation d’iconoclaste parmi les économistes qui s’intéressent aux questions monétaires. D’obédience très libérale (ce qui correspond à la position générale du département d’économie de Stanford), il se distingue par son soutien à un système de taux de change fixes, ou quasi-fixes, et par une certaine hostilité aux mouvements libres des capitaux.
Quarante ans de domination du dollar
L’histoire qu’il raconte se déploie des années 1970 à nos jours. Malgré tous les bouleversements qu’a connus l’économie mondiale ces quarante dernières années, des chocs pétroliers à l’émergence de la Chine, un aspect semble demeurer de manière têtue : la domination du dollar comme principale monnaie dans les échanges internationaux et comme actif de réserve. Le premier chapitre explique cet état de fait : s’il n’y avait pas de monnaie dominante, chaque échange international devrait se faire entre deux monnaies mineures. Il y aurait donc un marché monétaire pour chaque paire de pays, soit s’il y avait 100 monnaies indépendantes, 99x100 marchés différents et taux de changes à coordonner. Les marchés préférant la simplicité, il était plus simple de sélectionner une monnaie intermédiaire contre laquelle toutes les autres s’échangent. La seconde guerre mondiale a été l’accident historique qui a permis au dollar de remplacer définitivement la livre anglaise [1] dans ce rôle. Le système de Bretton Woods avait gravé cette domination dans le marbre en faisant du dollar la seule monnaie convertible en or. Vingt-cinq ans plus tard, cette convertibilité s’est révélée intenable, et Richard Nixon décida de faire du dollar une monnaie flottante, qui, selon les choix des pays, pouvait rester une ancre pour les autres monnaies.
Avec le pouvoir viennent les responsabilités
Le cœur de l’argument de McKinnon est le suivant : étant donnée la domination du dollar, les erreurs de politique économique nationale aux États-Unis ont des conséquences globales. McKinnon voit par exemple dans ce que nous appelons le premier choc pétrolier, non pas un problème spécifiquement lié aux matières premières, mais une politique monétaire trop laxiste de la Banque Fédérale américaine (Fed), qui a nourri l’inflation mondiale, dont les prix des matières premières. C’est une réinterprétation totale des épisodes inflationnistes mondiaux des années 1970. Un dollar qui s’affaiblit engendre, comme des courants d’air, des flux de capitaux instables qui s’engouffrent dans les pays qui maintiennent des taux d’intérêt élevés : l’Allemagne et le Japon dans les années 1970, et les grands pays émergents aujourd’hui. Ces pays, confrontés à des pressions à la hausse sur leur taux de change, interviennent sur les marchés et achètent des dollars, augmentant ainsi l’offre de monnaie domestique, et donc l’inflation. La conséquence ultime se retrouve en épisodes d’inflation globale, que ce soit en 1973, 1979, ou dans la grande inflation mondiale des matières premières de 2007-2008.
Pourquoi les autorités américaines, monétaires et budgétaires, auraient-elles ainsi échoué à jouer leur rôle de gardien de la santé monétaire mondiale ? Pourquoi les américains ont-ils, de manière répétée, cherché à dévaluer le dollar, soit en intervenant directement sur les marchés de devises, soit en faisant pression, par des canaux diplomatiques, pour forcer leurs partenaires à réévaluer leur taux de change ?
Nous trompons-nous sur le rôle des taux de change ?
La réponse principale de McKinnon est que les économistes et les acteurs de la politique économique ont simplement une compréhension erronée du fonctionnement des taux de change. Ils sont victimes, écrit-il, de l’illusion selon laquelle une dévaluation monétaire permet d’ajuster une balance commerciale déficitaire (et symétriquement qu’un pays en surplus peut être forcé à revenir à l’équilibre en le contraignant à apprécier sa monnaie). Cette illusion vient, selon lui, de la confusion entre deux identités comptables. La plupart des économistes pense que la balance commerciale est le résultat de flux commerciaux : dévaluez votre monnaie et vos biens seront moins chers que les autres, vous en vendrez plus, et vous obtiendrez donc un surplus d’exports. McKinnon voit la seconde équation : la balance commerciale est le résultat de décisions d’épargne et d’investissement. Investissez plus que vous n’épargnez, et il faudra emprunter la différence, et donc importer plus de biens et services que vous en exportez. Or, il n’y a pas de raison de penser que le taux de change affecte l’épargne ou l’investissement national : c’est ce que font déjà les taux d’intérêts et une série d’autres variables (démographiques, fiscales ou technologique, entre autres).
Dans notre monde contemporain où le principal déséquilibre global est entre la Chine et les États-Unis, une telle approche a trois conséquences politiques majeures, qui sont en totale contradiction avec l’analyse commune : parce que les différentiels de taux d’intérêts sont la raison principale de flux de capitaux, les États-Unis ne peuvent réduire leur déficit commercial qu’en augmentant fortement leur taux d’intérêts, actuellement à zéro. Ensuite, la sous-évaluation de la monnaie chinoise (le Renminbi) n’a pas grande importance : la stabilité est une qualité que les autorités chinoises doivent conserver et elles doivent résister aux appels répétés des américains à apprécier et à faire flotter le renminbi. Enfin, puisque l’ajustement doit être réel et non pas nominal, les autorités américaines devraient réduire leurs dépenses (et donc le déficit public) tandis que les Chinois devraient faire l’inverse et stimuler davantage la dépense.
La domination du dollar est-elle menacée ?
Nul besoin d’être un keynésien convaincu pour s’inquiéter de telles recommandations. Un tel choc tuerait le peu de reprise que connaît actuellement l’économie américaine. De plus, s’il est vrai que les pays émergents souffrent des politiques monétaires expansives des pays développés, ils ont plusieurs outils à leur disposition pour s’en accommoder, comme les contrôles de capitaux.
Concentrons-nous sur le cas de la Chine. Le pays a sans aucun doute bénéficié initialement de sa fixité avec le dollar qui lui a permis de radicalement réduire l’inflation rampante (qui se situait entre 10 et 20% dans les années 1985-1995), ainsi que de la sous-évaluation de la monnaie qui était une composante majeure de sa stratégie de développement à partir de 1995. Mais le surplus commercial n’est devenu réellement problématique qu’en 2005-2008. La monnaie chinoise, le renminbi, a commencé son appréciation à l’été 2005, et ses conséquences ont été claires avec un décalage temporaire (le temps d’adaptation aux nouveaux prix) : le surplus s’est bel et bien réduit.
La théorie de McKinnon selon laquelle les taux de change n’auraient aucun impact sur la balance commerciale a en fait été discréditée depuis longtemps, et de manière particulièrement élégante dans un article de Richard Baldwin et Paul Krugman en 1987 [2]. Ils y expliquent qu’il y a bien deux équations de nature différentes, mais qu’elles impliquent le même processus d’ajustement : un pays qui maintient un déficit courant doit bien dépenser moins et épargner plus, mais plus fondamentalement, le pays doit dépenser moins à l’étranger. Cela signifie que la baisse des dépenses doit être accompagnée d’une dépréciation — soit une réduction des prix domestiques, qui permettra à la dépense de s’adresser aux producteurs domestiques. Il est également possible rétablir sa balance commerciale sans l’appui des mouvements de change, mais c’est beaucoup plus difficile, puisque tout doit passer par l’ajustement des quantités. Pour prendre un exemple proche de nous, une des cause de la gravité de la crise de la zone euro vient de l’impossibilité d’ajuster les prix (les taux de change) pour rétablir les équilibres entre pays du nord et du sud : l’ajustement par les quantités implique pour les pays déficitaires de mener une austérité massive et d’accepter un chômage élevé.
Enfin, pour revenir sur le cas chinois, en un sens, McKinnon ne va pas assez loin. Sa recommandation principale est de maintenir le dollar au centre du système, simplement plus stable qu’avant. Il est tellement déçu par l’expérience du dollar qu’il ne parvient pas à en voir la sortie : l’émergence du renminbi comme monnaie dominante pourrait être beaucoup plus rapide que l’on ne le prévoit. Les étapes déjà franchies par les autorités chinoises sont impressionnantes : ouverture partielle des marchés aux investisseurs internationaux, existence d’un marché offshore du renminbi à Hong Kong, mise en place de lignes mutuelles de crédit entre banques centrales pour échanger en renminbi en cas de disruption financière en dollar. Ainsi, l’étalon-dollar pourrait donner lieu à l’étalon-renminbi plus vite qu’on ne le croit.