Comment comprendre et soigner une douleur que les médecins peinent à identifier ? Première maladie génétique rare en France, la drépanocytose provoque une souffrance de tous les instants, mais reste largement méconnue.
Comment comprendre et soigner une douleur que les médecins peinent à identifier ? Première maladie génétique rare en France, la drépanocytose provoque une souffrance de tous les instants, mais reste largement méconnue.
La drépanocytose, parfois appelée « maladie de la douleur », se caractérise par une anomalie de l’hémoglobine causant une déformation des globules rouges qui leur donne une forme de faucille (d’où son autre nom : anémie falciforme). Cela peut entraîner leur destruction et provoquer des anémies sévères, des infections, mais également des occlusions des petits vaisseaux sanguins se traduisant par des crises, sources de douleurs intenses. L’allogreffe de cellules souches hématopoïétiques (ou greffe de moelle osseuse) est actuellement le seul traitement curatif de la drépanocytose.
Maladie du sang la plus répandue dans le monde, – notamment en Afrique, dans les Antilles et au Moyen-Orient –,la drépanocytose est en France la maladie génétique rare la plus fréquente (avec 13129 personnes atteintes en mai 2024). Elle demeure pourtant peu connue, tant du grand public que des professionnels de santé, au point d’être considérée, par les premiers concernés, comme une maladie socialement invisible. Certains travaux en sciences sociales ont souligné la rareté des politiques publiques la concernant et insisté sur le fait qu’elle est, dans le pays du Nord global, souvent associée à des groupes marginalisés (Dyson 2019 ; Fullwiley 2012). On a ainsi pu parler de la construction d’une maladie ethnique.
Cette contribution s’intéresse — à partir d’entretiens réalisés, dans le cadre de l’étude Revivre [1] (encadré 1), avec des personnes ayant bénéficié d’une greffe de moelle osseuse en Île-de-France et des professionnels les ayant accompagnées (encadré 2) — à l’expérience de la douleur drépanocytaire. Au cours de ce travail de terrain, rares sont les personnes « greffanos » [2], comme elles se nomment elles-mêmes, à avoir évoqué, à propos de l’invisibilité de cette maladie, un aspect ethnique ou de racisation. Une autre hypothèse, en revanche, est revenue plusieurs fois dans leurs entretiens : l’invisibilité sociale de la maladie serait étroitement liée à l’invisibilité des crises douloureuses qui la caractérisent.
Pour mieux comprendre cette douleur, nous proposons ici une approche qui éclaire les expériences vécues par les personnes interrogées grâce à des réflexions philosophiques. Une telle compréhension de la douleur est cruciale, car la manière dont elle est ressentie et vécue semble avoir un impact significatif sur la vie des personnes après la greffe. En effet, malgré la « guérison hématologique » qu’apporte la greffe de moelle osseuse, certains patients peuvent encore ressentir des douleurs (parfois appelées douleurs fantômes) ou exprimer des souffrances existentielles. Cela suscite des interrogations profondes chez les professionnels de santé impliqués dans la greffe. Si le traitement de la pathologie est considéré comme une condition nécessaire pour soulager la douleur, il apparaît insuffisant pour répondre aux souffrances qui peuvent persister ou émerger malgré la guérison. Nous montrerons premièrement que, si le traitement de la douleur ne suffit pas à effacer la souffrance, il est pourtant essentiel pour permettre à cette dernière de s’exprimer et, partant, d’être prise en compte et soulagée. Deuxièmement, que la greffe de cellules souches dans la drépanocytose invite à concevoir un modèle du soin qui allie care et cure, accompagnement et traitement, et dont la visée se situe au-delà de l’alternative – très présente au sein de la clinique et de la médecine de la douleur – entre permettre de vivre avec la maladie et guérir.
La drépanocytose se caractérise par des crises douloureuses, qui surviennent de manière imprévisible et répétée, et restent parfois invisibles des proches ou des soignants. Seules les plus sévères conduisent les patients à l’hôpital. Tel est le cas lorsque l’intensité de la douleur et la peur, fondée de la menace létale qu’elles engendrent, ne peuvent plus être contenues ni supportées par la personne qui en souffre. Elles marquent les individus non seulement physiquement, mais aussi psychiquement, et sont la source de douleurs physiques et de souffrances existentielles. Même si toute frontière entre les deux termes n’est qu’artificielle, il n’est pas inutile, comme le fait Paul Ricœur, de partir de la souffrance (terme par lequel il désigne des « affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens ») pour nourrir la compréhension de la douleur (qu’il définit comme « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier ») (Ricœur, p. 15) et essayer de mettre des mots sur ce qui, spécifiquement dans la douleur drépanocytaire, apparaît de l’ordre de l’indicible et l’indescriptible. Les propos des personnes interrogées semblent recouper cette hypothèse. « Les crises drépano’ ça ne se décrit pas, dit l’une d’entre elles. […] C’est un moment où on ne veut entendre personne, on ne veut même pas que le monde existe ». Dans ces crises, on retrouve, en effet, ce que Ricœur appelle les « phénomènes du souffrir » ou « les signes du souffrir » (Ricœur, p. 15) ; elles altèrent le rapport à soi et aux autres et diminuent la puissance d’agir.
C’est d’abord par des mots qui évoquent ce que Ricœur nomme « l’impuissance à faire » (Ricœur, p. 20) que les personnes greffées qui ont fait l’expérience des crises vaso-occlusives essayent, non sans difficulté, d’expliquer en quoi elles consistent. Les crises, comme une « chaîne [...] rattachée à ta jambe », empêchent de bouger, « on ne peut rien faire », « tout est en suspens ». Comme devant un danger, elles « paralysent ». Elles constituent un autre mode d’être, un « mode survie », qui s’active à ce moment-là, malgré une certaine impuissance à l’égard des crises.
Quand ce sont des grosses crises, forcément, on ne peut rien faire, […] c’est la lutte pour la survie, pour respirer, pour dormir, c’est impossible. […] c’est vraiment un arrêt complet, vous ne pouvez rien faire du tout.
On retrouve dans ce verbatim, et comme le remarque Ricœur, « le sens ancien du mot souffrir […] endurer ». Dans cette « lutte pour la survie », « un degré minime d’agir s’incorpore [...] à la passivité du souffrir » (Ricœur, p. 21).
Mais les crises drépanocytaires sont aussi révélatrices des limites de l’herméneutique de la souffrance décrite par Ricœur. La douleur drépanocytaire a ceci de particulier qu’elle peut à la fois être si intense et si familière, donc redoutée et angoissante, pour les personnes malades, que leur souffrance ne se donne même pas à voir sur leur visage. Cela va à l’encontre de l’enseignement médical et infirmier qui invite à être attentif au facies pour prendre en charge la douleur, mais aussi de la conception ricœurienne selon laquelle la souffrance, à l’inverse de la douleur, « se somatise […] dans l’espace du visage » (Ricœur, p. 20). Lors de crises aiguës, la souffrance ne se manifeste pas nécessairement par des signes classiques. Les personnes elles-mêmes deviennent autrices d’une séparation entre la douleur et la souffrance [3]. Pour faire face à la douleur « invivable », « insoutenable », « traumatique », les personnes peuvent mettre en place, comme dans le trauma, des « stratégies d’éviction » permettant une déconnexion, voire une séparation entre le corps douloureux et l’esprit souffrant. C’est ce que Luce Kuseke Sona, patiente experte, appelle la « bulle vitale » :
La bulle vitale c’est quand on est extrêmement mal et qu’on n’arrive plus du tout à bouger, on s’enferme dans une bulle et on déconnecte carrément avec son corps, parce que le corps nous fait vraiment souffrir au quotidien. Tout le monde a ses stratégies d’éviction et même les soignants, ils sont un peu perdus, parce qu’il y a des patients qui vont regarder leur téléphone portable, qui vont lire […] ou ne vont vraiment pas bouger du tout, on dirait qu’ils n’ont pas mal du tout, mais ils souffrent extrêmement.
Dans ces circonstances, un sentiment de solitude émerge et le rapport à l’autre ne peut que se voir compromis. Si, d’une part, cette invisibilité offre une forme de contrôle – pour ne pas se montrer malade et donner une apparence de normalité, pour ne pas alerter ses proches ou pour éviter d’aller à l’hôpital –, elle peut, d’autre part, être source de défiance notamment de la part des professionnels de santé et in fine de blessures profondes chez les personnes malades. Alors que le visage n’est plus ouverture à l’autre, l’appel à l’autre et la sollicitude semblent entravés [4]. Plusieurs patients rapportent qu’ils n’ont pas été crus lors de crises. Leur douleur a été sous-estimée par des professionnels de santé qui ne connaissaient pas suffisamment la maladie et les crises drépanocytaires. De même, certaines personnes interrogées ont rapporté s’être rendues aux urgences en demandant à être soulagées par de la morphine ou le Meopa (un traitement gazeux sédatif par inhalation) et s’être vues accusées de simuler, voire suspectées d’être « des drogués qui demandent leur doses ». Cette disqualification de leurs savoirs expérientiels et de leurs plaintes relève de manière évidente de l’injustice testimoniale décrite par Miranda Fricker. Le vécu de la souffrance devient alors insoutenable et traumatique en raison de ce que l’on pourrait appeler, avec Frédéric Worms, la violation de la relation morale de soin. De manière générale, l’invisibilité des crises renforce la difficulté de parler de la maladie. Dans un cercle vicieux, la maladie se rend indicible, incommunicable, voire inaudible et, de ce fait, tout entière invisible (Le Blanc, 2009). Comme l’exprime cette même patiente experte :
Les crises sont totalement invisibles, donc on peut nous voir très bien, mais en fait, on est en crise et c’est une des composantes de la maladie qui nous bloque aussi, les drépanocytaires, d’en parler.
C’est aussi le récit de soi, fondamental pour la construction de l’identité personnelle, qui peut se trouver atteint par les crises. Comme des « interruptions » ou des « pauses » dans la vie, où « le temps s’arrête », les crises introduisent des ruptures dans le cours de l’existence et fragilisent le « sentiment continu d’existence » (Winnicott, 1969). Comme le rappelle Ricœur, en effet, « une vie, c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration. Se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et […] surtout acceptables » (Ricœur p. 21-22). Alors que dans d’autres maladies chroniques dont les symptômes peuvent être régulés ou les soins peuvent s’inscrire dans des routines, l’identité peut se construire dans une continuité avec ou autour de la maladie, dans la drépanocytose, le fil narratif est interrompu de manière chaotique par les crises. L’espace-temps, nécessaire au récit, n’est pas le même que celui des autres : quand les personnes sont en crise et réduites à survivre, les autres vivent. Impossible alors d’écrire une histoire commune. Des tendances à la culpabilisation, au « souffrir du faire-souffrir » (Ricœur, p. 25) et à « l’impuissance à s’estimer soi-même » (Ricœur, p. 23) en émanent. Les patients drépanocytaires peuvent se sentir coupables de la souffrance imposée à leurs proches, à leurs enfants ou à leurs parents. Cette incapacité à faire, à dire, à se raconter, voire à être imputable, c’est-à-dire à être reconnu comme auteur de ses actes, mine l’estime de soi. D’autant plus qu’en raison de l’imprévisibilité des crises, les personnes elles-mêmes ne peuvent pas se faire confiance et les autres peinent à leur accorder leur confiance. De même il leur est impossible de se fier à leur corps, car il fait mal, « il lâche tout le temps », comme elles le disent.
Un sentiment d’injustice, s’exprimant à travers la question « pourquoi moi ? » peut alors émerger. C’est ce qu’a ressenti cette personne lorsqu’elle a appris sa maladie : « j’étais un peu en colère, parce que je me disais : pourquoi moi ? Ce n’est pas bien de penser ça, mais de tous les enfants, pourquoi moi ? » On retrouve ici ce que Ricœur appelle le « sentiment fantasmé d’être élu pour la souffrance » (Ricœur, p. 18). Dans la drépanocytose, peut-être plus encore que dans d’autres maladies génétiques, il n’est pas rare que les personnes, en raison des crises, se sentent maudites. Ce sentiment est renforcé dans des contextes où la maladie est socialement perçue comme une malédiction, un sort jeté, voire une honte. Les enfants malades sont, dans certaines cultures, appelés les enfants sorciers. Comme l’exprime cette personne venue en France pour être soignée :
En Afrique [...] il y a énormément de gens qui souffrent de cette maladie-là. […] Si ton enfant est malade, c’est que c’est un sorcier ou que tu as touché à de la magie. [...] Même les crises douloureuses, une personne qui ne connaît pas la maladie qui voit un enfant avoir une crise douloureuse, […] il va directement se dire que c’est quelque chose de magique, qu’il n’est pas normal, qu’il est en transe.
Pour les protéger, les parents peuvent leur cacher la maladie ou leur interdire d’en parler, ce qui renforce, ici encore, l’invisibilité des crises. Le silence ne peut qu’accentuer l’invisibilité sociale et le sentiment de honte (Le Blanc, 2009).
C’est alors une autre histoire qui se tisse et s’entrelace avec les imaginaires des autres et les récits dominants. La souffrance devient une habitude difficile à éradiquer, elle devient une partie de l’identité, et ce, parfois, même après la guérison, comme l’exprime cette personne : « Avec le temps, disons que je me suis habitué. Vous allez dire que c’est bizarre, mais je me suis habitué à avoir mal, en gros, comme si c’était normal, que ça faisait partie de moi ».
À partir de l’expérience de la souffrance, il devient possible, comme le considère Frédéric Worms, de repenser la douleur. Selon lui, la médecine utilise le concept de douleur pour objectiver l’expérience subjective de la souffrance, c’est-à-dire l’expression d’une atteinte à la vie. Il faut alors traiter sa cause [5]. Comme nous le verrons, la prise en charge de la douleur drépanocytaire demeure une source d’interrogations profondes et incessantes chez les professionnels de santé.
La prise en charge difficile des douleurs drépanocytaires peut également mettre en crise les professionnels de santé. Certains peuvent se sentir mis en échec, impuissants et incompétents face à des douleurs rebelles aux traitements médicaux les plus lourds et qu’ils n’arrivent pas à soulager. Ils peuvent alors avoir tendance à rejeter la maladie et à ne pas écouter les patients, ce qui ne fait qu’accroître l’invisibilité de cette maladie. Comme l’exprime ce médecin :
Quand vous êtes dans une chambre et que ce sont des patients qui sont difficiles à soulager et qu’effectivement vous prenez sur vous, vous faites quelque chose, que ce soit l’infirmière ou le médecin, et qu’au bout de 1 heure, 2 heures, […] ça ne marche pas, [...] effectivement, ça renvoie de l’impuissance. [...] Il y a ce côté : peut-être qu’on n’est pas assez compétent, donc pourquoi le patient reste là ? [...] le fait de se dire qu’on n’est pas la bonne personne et peut-être qu’il y a des gens meilleurs [...], même si on se dit qu’on a essayé plein de choses, mais ça ne va pas, ça devient épuisant. Ça entraîne des difficultés du côté soignant, et bien sûr, pour le patient, la difficulté est d’avoir l’impression à un moment donné de ressentir, parce qu’évidemment, ils vont ressentir, que le personnel s’épuise, n’écoute plus assez, ne répond plus.
Confrontés à ces difficultés, certains professionnels considèrent, suivant le paradigme du care (de l’accompagnement), que l’essentiel est d’aider les patients à vivre avec la maladie chronique et les douleurs dans une prise en charge globale de la personne. D’autres professionnels estiment, en revanche, suivant le paradigme du cure (du traitement), qu’il faut chercher à guérir la maladie qui cause la douleur. C’est probablement dans cette perspective que la greffe de cellules souches hématopoïétiques a été introduite parmi les traitements de la drépanocytose. À l’heure actuelle, elle seule permet de guérir de la drépanocytose. De façon paradoxale, une tension entre ces deux conceptions de la médecine et de la prise en charge de la douleur, décrites par Isabelle Baszanger, – vivre avec ou guérir – s’est installée autour du recours à ce traitement. Elle est rendue plus explicite encore par l’utilisation de termes décrivant une dualité entre les spécialités en jeu dans la drépanocytose : le drépanocytologue, d’une part, le greffeur, d’autre part (alors qu’on ne parle pas, par exemple, dans le traitement du cancer, du chimiothérapiste). La greffe de cellules souches hématopoïétiques invite toutefois à dépasser les oppositions et à penser un nouveau modèle qui allie traitement curatif et accompagnement de la vie avec la maladie vécue autrement. S’il est en effet possible, par le traitement, de guérir de la maladie, des douleurs physiques et des souffrances existentielles peuvent persister ou émerger chez certains patients.
Il n’est pas rare que certains patients continuent à ressentir des douleurs après la greffe. Avec la guérison hématologique, la plainte douloureuse est souvent incompréhensible, voire inaudible pour certains professionnels de santé. Comme l’affirme cet infirmier qui travaille dans un service qui réalise des greffes de moelle : « Il y avait cette grande incompréhension au début avec les premiers patients. Ils étaient greffés et réclamaient encore des antalgiques, des morphiniques. Je ne comprenais pas, car la maladie n’était plus là. Pour moi, c’était quasi inaudible au début ».
D’autres professionnels de santé utilisent l’expression de douleurs fantômes pour désigner la persistance de douleurs malgré la guérison. Le terme fantôme peut évoquer quelque chose d’irréel, un produit de l’imagination. Chez certains patients, cette expression renforce le sentiment de ne pas avoir été crus ou pris au sérieux lors des crises passées. Pourtant, pour qui les vit, ces douleurs sont bien réelles. Lorsque la maladie n’est plus visible dans le sang et que la plainte est inaudible, elle devient indicible. Le récit s’avère impossible, et la prise en charge de la douleur peut se complexifier.
Comme pour le syndrome du membre fantôme chez les personnes amputées, les explications en termes physiologiques et psychologiques sont courantes chez les professionnels de santé. Certains parlent de « douleur thalamique », d’« empreinte physiologique de la douleur » pour indiquer une composante physiologique, neurologique ou organique de la douleur, ou encore de « traces de la douleur », de « mémoire de la douleur », d’« autoroute de la douleur » pour souligner la composante traumatique des douleurs antérieures.
Dans l’analyse du membre fantôme qu’il propose dans La Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty nous invite à dépasser les explications purement physiologiques ou psychologiques et à les considérer conjointement dans ce qu’il appelle le « mouvement de l’être au monde ». Celui-ci consiste en une « vue pré-objective », c’est-à-dire en une manière de concevoir le monde même avant d’être pensé de façon objective ou des perceptions conscientes. C’est comme un filtre intérieur qui détermine en amont ce que nous pouvons percevoir ou faire dans le monde. Et c’est bien cette vue pré-objective qui donne une certaine consistance ou cohérence de notre monde. Cette vue peut se poursuivre et rester la même malgré des changements corporels ou environnementaux. Ainsi :
Avoir un bras fantôme, c’est rester ouvert à toutes les actions dont le bras seul est capable, c’est garder le champ pratique que l’on avait avant la mutilation. Le corps est le véhicule de l’être au monde et avoir un corps, c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement (Merleau-Ponty, p. 97).
Il est possible de transposer ces réflexions aux douleurs dites fantômes. Les crises douloureuses ou la pensée des crises douloureuses à venir contribuent à définir, chez les personnes atteintes de drépanocytose, leur rapport ou leur être au monde. Elles délimitent leur champ d’action, ce qu’elles doivent ou ne doivent pas faire pour tenter de les éviter (boire de l’eau, ne pas s’exposer au froid, au soleil, ne pas se baigner, etc.) et, de ce fait, elles sont comme un guide dans la vie, elles déterminent leur « mode d’être ». Il n’est donc pas étonnant que, malgré la guérison, le rapport au monde de certains patients demeure inchangé, caractérisé par la douleur, du moins pendant un certain temps. Comme l’exprime cette patiente :
Vous êtes né comme ça, vous avez des douleurs, vous ne connaissez que ça dans votre vie et du jour au lendemain, on vous retire ça sans que votre corps puisse faire un travail, qu’il puisse se dire : « ah, je n’aurais plus ça, ça, ça, je vais vivre comme tous les adolescents ». Il n’y a pas eu ce travail-là.
Si la greffe est susceptible d’arrêter les crises, chez certains patients, c’est bien leur absence qui peut produire, de façon paradoxale, ce qu’une psychologue, rencontrée lors de nos entretiens, appelle des « crises de vie », où les personnes ne se reconnaissent plus. Certaines peuvent, en effet, ressentir un manque des crises et des douleurs, s’imaginer des crises ou rechercher la douleur :
Je recherchais la douleur, je ne sais pas si je cherchais les urgences ou la morphine, je ne sais pas, mais je recherchais à avoir mal. J’allais pleurer, j’allais me plaindre, mais je recherchais la douleur, je ne sais pas pourquoi. [...] peut-être que je cherchais à ressentir ce que ça faisait. […] Ne plus avoir de crises, […] avoir moins de médicaments, en fait, on ne se reconnaît pas. On ne se reconnaît pas, parce que moi, il y a une période où je cherchais carrément des crises imaginaires.
C’est comme si, sans les crises douloureuses, une partie d’eux-mêmes, constitutive de leur identité, était perdue. Certaines peuvent alors se sentir des traîtres par rapport à ce qui a longtemps structuré leur existence et regretter la greffe, du moins pendant un certain temps. Le sentiment de trahir son identité de malade ainsi que la communauté des personnes drépanocytaires est particulièrement profond du fait des différences de situations que la greffe vient introduire au sein des familles ou des communautés d’interconnaissance, mais aussi du fait du nombre très restreint de greffes pratiquées en France. Sur le plan psychique, la disparition de la douleur et donc des mécanismes qui servaient s’en protéger, peut, de surcroît, laisser un vide. Alors qu’auparavant la douleur prenait toute la place, la souffrance peut désormais émerger. C’est ce qu’exprime L. Kuseke Sona :
La douleur, quand elle s’en va, laisse place à quoi ? À beaucoup d’interrogations, […] Il n’y avait personne qui pouvait m’expliquer que quand on n’a plus de douleurs, les émotions prennent la place des douleurs. Parce que moi, je ne sentais pas d’émotions, parce que j’avais tellement mal qu’il n’y avait pas de place pour les émotions. Et quand on ressent pour la première fois des émotions, on se dit : mais qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est de la souffrance ? On apparente ça très vite à la douleur alors que ce n’est pas du tout de la douleur.
C’est peut-être lorsque la douleur physique disparaît qu’il devient possible d’exprimer la souffrance.
Les douleurs fantômes et la souffrance de certains patients interrogent les soignants sur ce que guérir veut dire. La persistance de douleurs conduit certains médecins à réinterroger les critères de la guérison :
Si le patient se retrouve à avoir toujours aussi mal, c’est un échec. [...] Le patient peut être considéré comme guéri seulement quand il n’a plus la raison pour laquelle on l’a greffé [...] On devrait considérer que le patient est guéri quand il n’a plus de douleurs ; or, ce n’est jamais le critère de guérison.
Les « crises de vie » que la greffe entraîne sont source de souffrance morale et de questionnements aussi chez les professionnels de santé, notamment lorsqu’on pensait, par la greffe, pouvoir apporter, par le traitement de la douleur, une réponse à la souffrance. Comme l’exprime ce médecin greffeur :
Moi, j’étais assez stressé de faire ce que je faisais, parce que personne ne le faisait, j’étais content sur le plan médical en me disant que c’est super, [...] et puis je les voyais les patients pas bien, tristes, en colère. C’est vrai que j’ai eu une période où je me suis dit : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’il s’est passé, qu’est-ce qu’on a fait ? »
Ajoutons à cela que, malgré la guérison, la maladie reste transmissible, qu’elle peut laisser des séquelles physiques (comme de l’ostéonécrose), que la greffe peut parfois conduire à une deuxième maladie (des problèmes pulmonaires ou hépatiques) ou à des problèmes de fertilité dus à la chimiothérapie préalable à la greffe.
Confrontés à ces ambivalences de la guérison, certains professionnels utilisent des adjectifs tenant de qualifier ce en quoi consiste la guérison : « guérison hématologique », « guérison biologique », « guérison somatique », « guérison des douleurs », « guérison psychique », « guérison émotionnelle ». L’une excluant parfois l’autre.
apprendre à vivre, non sans la maladie, mais avec une même maladie désormais vécue autrement.
D’autres professionnels, en raison de l’écart entre la perception des professionnels de santé et celle des patients (ou de proches), ont choisi de ne plus utiliser le terme auprès de ces derniers. Ils préfèrent dire que « la greffe stoppe la maladie », ou considérer l’après-greffe comme un rétablissement. La guérison ne peut pas correspondre ici à un retour à un état antérieur puisqu’il s’agit d’une maladie génétique. Si un retour à l’état antérieur est possible pour certaines fonctions, on se trouve toutefois confronté à ce qu’on pourrait appeler des symptômes de la guérison. Enfin, selon certains médecins, ce terme risque de gommer les épreuves auxquelles les individus doivent et devront encore faire face à l’avenir.
L’enjeu pour les professionnels n’est plus de savoir comment répondre à la douleur ni comment guérir, mais comment répondre à la souffrance, quels acteurs et quels soins mobiliser dans l’accompagnement post-greffe pour que les patients puissent apprendre à vivre, non sans la maladie, mais avec une même maladie désormais vécue autrement.
Prendre comme point de départ l’expérience de la souffrance permet de mieux comprendre la douleur drépanocytaire et ses implications sur la vie des patients. Si notre recherche montre que le traitement de la pathologie et de la douleur qui la caractérise ne suffit pas à effacer la souffrance, elle découvre aussi que ce traitement est pourtant essentiel pour permettre à la souffrance de s’exprimer et, à partir de là, d’être prise en compte et soulagée. Les analyses conduites invitent alors à envisager un nouveau modèle de soin alliant cure et care, traitement et accompagnement.
À un moment où la médecine semble changer de paradigme en rendant des maladies génétiques curables, il est nécessaire de se décentrer des modèles traditionnels focalisés sur le traitement et la guérison. Il s’agit de concevoir, en lien avec les éthiques du care, le soin comme un ensemble large de pratiques, de relations et d’institutions variées et interdépendantes, dont le soin de nature médicale n’est qu’une occurrence. Et, partant, de déployer des modèles et organisations de soin adaptés aux expériences globales et complexes des personnes atteintes de maladies génétiques.
Par exemple, pour que les personnes greffées puissent agir dans le monde, il est primordial de les aider à l’habiter autrement avec leur corps. L’approche phénoménologique qui considère le corps comme « le véhicule de l’être au monde » (Merleau-Ponty, p. 97) révèle alors toute sa pertinence. Elle permet en particulier de mieux comprendre que les personnes, après la greffe, éprouvent le besoin de se mettre en mouvement lors d’activités physiques et sportives adaptées.
Recouvrer l’estime de soi et se projeter dans ce qui était, physiquement ou socialement, auparavant inenvisageable peut aussi réclamer l’accompagnement de psychologues ou de coachs. Il importe aussi de créer des espaces de parole pour que les personnes puissent s’exprimer sur les symptômes de la guérison et se sentir moins seules. Les groupes de pairs ou les rencontres avec des patients ayant fait l’expérience de la greffe peuvent s’avérer aidants. De tels partages permettent aux personnes de tisser des liens entre elles, mais aussi de relier les fils de leur propre histoire et de construire un récit qu’elles considéreront elles-mêmes comme « acceptable » (Ricœur, p. 22). Il ne s’agit pas de faire table rase du passé avec la maladie, mais de relier le passé et le futur pour qu’une identité, avec une maladie vécue autrement, puisse se constituer.
Il est aussi crucial que les professionnels de santé puissent entendre ces récits et les considérer comme légitimes afin de répondre aux besoins des patients et de les accompagner. Là où la maladie est invisible, gommée tantôt par l’invisibilité des crises, tantôt par la guérison, il est question de la rendre audible. Cela peut passer par une meilleure intégration de la drépanocytose dans la formation des professionnels de santé, des interventions dans des écoles, ou par l’ouverture de l’espace médiatique à cette maladie, c’est ce que s’efforcent de faire les associations des patients et les « greffanos ».
Il s’agit enfin d’aider les personnes greffées à s’insérer professionnellement et de s’assurer qu’elles puissent continuer à recevoir les aides sociales dont elles ont plus que jamais besoin pour apprendre à vivre une vie qu’elles jugent satisfaisante. Comme le rappelle Frédéric Worms, la souffrance doit être considérée au sein d’une éthique et d’une politique. Davantage encore que la douleur, il est impossible de soigner la souffrance sans justice [6].
L’étude Revivre s’intéresse aux enjeux psychosociaux de nouveaux traitements pour deux maladies rares : le Kaftrio© pour la mucoviscidose et l’allogreffe de cellules souches hématopoïétiques pour la drépanocytose. Malgré une amélioration somatique, voire une guérison, certains patients peuvent ressentir un mal-être accru. Cette étude est née d’une demande des professionnels, notamment de la drépanocytose, souhaitant mieux comprendre, grâce à la contribution des sciences humaines et sociales, ce paradoxe de la guérison. Elle a été validée par le Comité d’évaluation éthique de l’Inserm (CEEI-IRB). Des entretiens, semi-directifs, ont été réalisés entre mai 2023 et janvier 2024, d’une durée d’1h30 en moyenne. Ils ont fait l’objet d’une analyse thématique et de discussions interdisciplinaires avec les patients et les professionnels.
Cette étude a été financée par l’Institut La Personne en Médecine (Université Paris Cité- ANR-18-IDEX-0001), la Fondation Maladies Rares et l’association Vaincre la Mucoviscidose.
Personnes ayant bénéficié d’une greffe de moelle osseuse, en Île-de-France : 21 entretiens
Critères d’inclusion : être majeurs au moment de l’entretien, avoir bénéficié de la
greffe il y a plus de six mois et lorsqu’ils avaient 14 ans ou plus.
Sexe : 11 femmes et 10 hommes
Âge moyen au moment de l’entretien : 27 ans (entre 18 et 39 ans)
Âge moyen au moment de l’entretien : 21 ans (entre 14 et 37 ans)
Greffe : depuis 5 ans en moyenne (entre 1 et 10 ans).
Lieu de naissance : France = 11 (dont 3 de Départements français d’Outre-Mer), Afrique =10.
Activité : en activité= 10 (dont 2 à temps partiel), en formation= 9, femmes au foyer=2
Professionnels
23 professionnels. La plupart d’entre eux appartenaient aux deux services partenaires de l’étude.
Ils étaient : 11 médecins, 6 infirmiers, 3 psychologues, 1 aide-soignante, 1 assistante sociale et 1 éducateur.
par & & , le 1er juillet
Bibliographie :
Isabelle Baszanger, Douleur et médecine, la fin d’un oubli, Paris, Seuil, 1995.
Simon Dyson, Sickle Cell and the Social Sciences. Health, Racism and Disablement, Abingdon, Routledge, 2019.
Miranda Fricker, Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007.
Duana Fullwiley, The Enculturated Gene : Sickle Cell Health Politics and Biological Difference in West Africa, Princeton : Princeton University Press, 2012.
Guillaume le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
Claire Marin, Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », in Claire Marin, Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 13-33.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
Joanna Smith, « Dissociation Structurelle : Repérages », in Smith Joanna (dir.), Psychothérapie de la dissociation et du trauma, Malakoff, Dunod, 2016, p. 1-15.
Donald W. Winnicott, « L’angoisse associée à l’insécurité », in De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. J. Kalmannovitch, Paris, Payot, 1969, p. 126-130.
Frédéric Worms, Le moment du soin. A quoi tenons-nous ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
Céline Lefève & Milena Maglio & Élise Ricadat, « La drépanocytose ou la douleur invisible », La Vie des idées , 1er juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-drepanocytose-ou-la-douleur-invisible
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Nous remercions les docteurs Nathalie Dhedin et Corinne Pondarré à l’initiative de cette étude, Luce Kuseke Sona, patiente experte, les associations SOS Globi 94 et Drépagreffe, partenaires de l’étude Revivre pour le volet drépanocytose, les patients et les professionnels qui ont participé aux entretiens et Maryse Lolo pour sa contribution à la réalisation et à l’analyse des entretiens.
[2] Ce terme, composé de « greffé » et « drépano », a été forgé par certaines personnes drépanocytaires greffées. Il décrit leur sentiment de ne pas être guéries ni en bonne santé puisqu’elles restent génétiquement porteuses de la maladie, susceptibles de la transmettre à leurs enfants et qu’elles souffrent aussi, à divers degrés, d’effets secondaires de la greffe et des séquelles de la maladie.
[3] C’est ce qu’en psychopathologie on appelle phénomène dissociatif. La dissociation peut être définie par « une perte partielle ou totale de l’intégration normale entre les souvenirs du passé, la conscience de son identité et de ses sensations immédiates, et le contrôle des mouvements corporels (CIM-10, OMS, 2008) » (Smith, p. 1) .
[4] Voir au sujet de l’incommunicabilité des personnes dissociées et ses impasses dans la relation de soin : Élise Ricadat, « La maladie somatique peut-elle générer un traumatisme psychique ? Réflexions cliniques à partir de la clinique de patients drépanocytaires » (1 :37’ à 2 :14’), colloque « Traumatismes à l’hôpital », Université de Bourgogne-UPC-UTRPP, Dijon, novembre 2023.
[5] Frédéric Worms, « Éthique et politique de la souffrance », intervention lors de la journée d’étude La souffrance et la douleur, Paris, Hôtel Dieu, 20 mars 2025.
[6] Frédéric Worms, « Éthique et politique de la souffrance », intervention lors de la Journée d’étude La souffrance et la douleur, Paris, Hôtel Dieu, 20 mars 2025.