Recensé : Ellen Berrey, The Enigma of Diversity : The Language of Race and the Limits of Racial Justice, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2015.
Si le discours de la diversité s’est diffusé dans de nombreux pays au cours des vingt dernières années, c’est aux États-Unis qu’il a connu les développements les plus précoces et sophistiqués ; au-delà de sa portée descriptive (« a range of different things » selon l’Oxford English Dictionary), il s’est imposé dans la société américaine contemporaine, plus qu’ailleurs, comme un principe normatif fortement valorisé, notamment auprès de ses élites. Comme l’écrit de manière imagée Peter Schuck, un essayiste américain cité par Ellen Berrey, « dans le panthéon des biens non questionnés, la diversité se situe juste à côté du progrès, de la maternité et de la tarte aux pommes » [1].
Ce terme, qui sature les discours contemporains dans des sphères sociales variées, ne renvoie pas, contrairement à l’affirmative action ou à la colorblindness, à une doctrine philosophique ou juridique cohérente. La diversité, rappelle Ellen Berrey, est un « mot-clé » (keyword) : un terme influent, qui charrie des associations largement reconnues, mais dont le sens fluctue selon la position sociale du locuteur, ses objectifs et son auditoire. Cette capacité à receler une variété de significations est d’ailleurs sans doute l’une des clés de son succès.
Ethnographier le discours de la diversité
Professeure de sociologie à l’université de Denver, Ellen Berrey explore dans cet ouvrage les manières dont le discours de la diversité a été produit et mobilisé au cours des dernières décennies dans la société étatsunienne, en menant une enquête ethnographique et longitudinale sur trois cas : une université publique sélective (l’université du Michigan), un quartier du nord de Chicago exceptionnellement mixte d’un point de vue ethno-racial et socio-économique (le quartier Rogers Park), et une entreprise multinationale vendant des biens de consommation (baptisée Starr Corporation).
Cette perspective ethnographique multi-située constitue l’un des apports décisifs de ce livre. Rompant avec des approches normatives (la diversité est-elle une ruse ou un dévoiement de l’égalité ?) évaluatives (la diversité est-elle efficace ?), et parfois réifiantes (quels sont les attributs du concept de diversité ?), E. Berrey analyse les usages du discours de la diversité dans des contextes variés, et en relation avec des pratiques. S’identifiant comme « cultural sociologist » dans le champ de la sociologie étatsunienne, elle s’intéresse à la manière dont les acteurs – ici principalement des élites sociales – catégorisent le monde, tracent des frontières entre les choses, et dont ces constructions discursives légitiment ou délégitiment des hiérarchies, des pratiques, et contribuent ainsi à reproduire ou déplacer l’ordre social : « quels sont les intérêts servis, les points de vue représentés, et les stratégies d’action validées ? » (p. 5).
La confrontation des trois cas met en évidence des convergences saisissantes : dans le monde de l’enseignement supérieur, dans celui des politiques urbaines comme dans celui des affaires, la diversité est un discours mobilisé par les élites, majoritairement blanches ; dans ces différents contextes, ce discours contribue à véhiculer une vision « pacifiée et productive de l’ordre racial », euphémisant les inégalités structurelles et déstigmatisant les groupes dominants ; partout, le discours de la diversité sert d’appui à une « inclusion sélective », privilégiant les individus de l’élite, qui incarnent les valeurs de l’ordre néolibéral ; partout, la diversité semble être devenu un cadre discursif indépassable, presque impossible à contester.
L’irrésistible ascension de la diversité
Dans un premier chapitre très riche, E. Berrey met en évidence l’enchevêtrement des facteurs qui permettent de comprendre le « tournant de la diversité » (the turn to diversity). Il prend d’abord racine dans les réformes des civil rights et de l’affirmative action qui, dès les années 1960, consacrent l’objectif de représentation des Afro-Américains et d’autres groupes désavantagés parmi les élites. Mais c’est en 1978, dans le célèbre arrêt Bakke de la Cour suprême [2], que l’argument de la diversité trouve sa première formulation juridique : selon l’opinion déterminante du juge Powell, les mesures d’affirmative action peuvent être légales dès lors qu’elles ne sont plus justifiées en termes de justice corrective (remedial justice) au bénéfice des minorités, mais qu’elles le sont au nom des bénéfices institutionnels attendus d’un corps étudiant « divers » – l’appartenance ethno-raciale ne constituant qu’un élément, parmi d’autres, de cette diversité. Cette rhétorique utilitariste prend son essor, rappelle E. Berrey, dans un contexte de contestations de plus en plus frontales des programmes d’affirmative action, de la part d’un mouvement conservateur revigoré et agissant désormais sous la bannière de l’égalité de traitement et de « l’aveuglement à la couleur » (colorblindness) plutôt qu’au nom de la « suprématie blanche » (white supremacy).
Le discours de la diversité puise aussi dans des courants intellectuels qui gagnent une popularité croissante dans les années 1970 puis 1980, tels que le pluralisme culturel (cultural pluralism), qui entend valoriser la contribution culturelle de différents groupes ethniques pour le bien de tous, et le multiculturalisme, qui associe à la valorisation des cultures une analyse critique des rapports de pouvoir entre groupes. Enfin, le discours de la diversité se nourrit des transformations récentes du capitalisme, marquées par la montée en puissance de la finance et la globalisation des marchés. Dans ce mouvement d’intensification de la compétition, les identités ethno-raciales ont été investies de manière croissante par une diversité d’acteurs pour accroitre la valeur marchande d’une université, d’un quartier ou encore d’une marque de café.
« Michigan. Distinguished. Diverse. Dynamic »
« Distinguished. Diverse. Dynamic » : c’est le slogan affiché sur la page d’enregistrement des candidatures à l’université du Michigan (cité p. 55). Le premier cas étudié (chapitres 2 et 3) est celui de cette université, l’une des plus prestigieuses universités publiques américaines. Ici comme dans d’autres grandes universités sélectives, la préoccupation de la représentation des Afro-Américains puis d’autres minorités apparaît dès les années 1960, et se concrétise par des programmes d’affirmative action. Mais ce n’est que dans les années 1980, dans le sillage de l’arrêt Bakke, que s’élabore progressivement le discours de la diversité, qui lie de manière de plus en plus explicite diversification du corps étudiant (et enseignant) et excellence académique : la diversité est désormais présentée comme l’un des attributs d’une éducation d’élite. Au cours des années 1990, la diversité est projetée au cœur des discours institutionnels, requalifiant les programmes d’affirmative action passés et suscitant de nouvelles initiatives pédagogiques (telles que des « multicultural awareness trainings »). Mais à l’université du Michigan comme ailleurs, les politiques d’affirmative action sont la cible de contestations juridiques [3], et à la fin des années 1990 l’université fait l’objet de deux plaintes qui concernent ses modalités d’« affirmative admission ». Entre le dépôt de ces plaintes en 1997 et les arrêts Gratz et Grutter de la Cour suprême en 2003, l’université consacre une portion importante de ses ressources à la bataille juridique et à une intense entreprise de communication publique, visant à défendre sa politique. Dans ce contexte de menace, l’argument de la diversité (the diversity rationale) ébauché par l’arrêt Bakke s’affine et se systématise.
L’arrêt Grutter est présenté par l’université comme une victoire : il consacre le système d’affirmative admission de la Law School, qui tient compte de la race non pas par le biais d’une politique de quota ou par l’attribution automatique d’un bonus aux minorités, mais en tant qu’attribut individuel des candidats, valorisable parmi d’autres. Au début des années 2000, le discours de la diversité est devenu hégémonique : ses critiques, qu’il s’agisse de groupes radicaux défendant l’affirmative action au nom d’une lutte contre les inégalités raciales structurelles, ou les mouvements conservateurs militant pour le démantèlement de ces programmes, ne peuvent guère le contester frontalement. Même après l’interdiction par la loi de toute prise en compte de la race dans les procédures d’admission à l’université dans l’Etat du Michigan en 2006, qui est suivie d’un déclin substantiel de la représentation des minorités (le pourcentage d’étudiants afro-américains sous-gradués diminue de moitié entre 1997 et 2013, passant de 9 à 4,6%), l’université maintient cette rhétorique au cœur de son identité. Au final, la centralité de l’objectif de diversité n’est guère parvenue à enrayer les effets du mouvement de marchandisation de l’enseignement supérieur (concurrence exacerbée entre universités, augmentation des frais d’inscription…), qui favorise les étudiants des classes moyennes et supérieures, très majoritairement blancs.
« Le quartier le plus diversifié de Chicago »
Le deuxième cas (chapitres 4 et 5) est celui d’un quartier du nord de Chicago, exceptionnellement mixte d’un point de vue ethno-racial et socio-économique. A Rogers Park, les Blancs, les Afro-Américains et les Hispaniques forment chacun environ un tiers des résidents au milieu des années 2000. Rogers Park n’a pas toujours été « le quartier le plus diversifié de Chicago », comme plusieurs acteurs du quartier, des associations civiques aux élites politiques en passant par les commerçant, se plaisent à le décrire. Dans les années 1960, il s’agissait d’un quartier presqu’entièrement habité par des classes moyennes blanches, qui est devenu « divers » non pas en raison d’une politique volontariste mais du fait de transformations démographiques et économiques structurelles. C’est dans les années 1980, que des résidents et représentants politiques soucieux d’endiguer le déclin économique du quartier commencent à construire son identité comme fondamentalement diverse. E. Berrey montre à quel point cette célébration de la diversité est subordonnée à un objectif d’accroissement de la richesse du quartier (« pro-growth »), qui, pour ses défenseurs, passe par une réduction des logements locatifs subventionnés et par la préservation de la propriété privée. La diversité désirable s’incarne dans les figures de personnes de couleur offrant des produits « ethniques » consommables par les résidents blancs (alimentation, bien culturels…). En termes de politique immobilière, c’est le « mixed-income housing Policy », confié à des investisseurs privés, et permettant une présence limitée de ménages issus de minorités, qui est présenté comme la réalisation de la norme de diversité. Les Afro-Américains qui peuplent les logements sociaux ou privés subventionnés sont exclus de cette définition de la diversité. Lorsque certains locataires dépendant des subventions publiques, principalement issus de minorités, se mobilisent contre les politiques immobilières qui les menacent, ils n’ont d’ailleurs guère recours à cette rhétorique de la diversité, préférant mobiliser le vocabulaire des droits (« nous devons nous battre pour nos droits ! »). Au final, convergeant avec les analyses de Sylvie Tissot sur un quartier de Boston [4], Ellen Berrey montre à quel point le discours de la diversité, façonné par des résidents des classes moyennes et supérieures principalement blancs, reste très largement symbolique, et ne remet guère en cause des transformations structurelles qui défavorisent les ménages pauvres ou de classes populaires, où les minorités ethno-raciales sont surreprésentées.
« La diversité est bonne pour les affaires »
Le troisième cas d’étude (chapitre 6 et 7) est celui d’une grande entreprise multinationale dans le secteur des biens de consommation, baptisée Starr. Ici comme ailleurs, les discours institutionnels de l’entreprise présentent la diversité comme « une force » au cœur de son identité. Comme à l’université du Michigan, la diversité est venue requalifier, au tout début des années 1990, des initiatives visant à accroître la représentation des minorités et des femmes, mises en place à la fin des années 1960 sous la pression des législations des droits civiques de l’affirmative action. Dans le sillage des travaux de Frank Dobbin, Lauren Edelman et leurs collègues [5], E. Berrey montre que ces politiques ont eu pour effet « d’étendre symboliquement les frontières de la classe des affaires » (p. 197), mais n’ont débouché que sur des percées limitées des femmes et des minorités dans les lieux de pouvoir. La petite équipe de personnes chargée d’animer la politique diversité ne dispose pas de leviers d’influence sur les décisions managériales, et ses actions restent principalement du domaine de la communication. La marginalité de cette politique est particulièrement visible dans le contexte de restructuration organisationnelle que traverse Starr au milieu des années 2000, qui se traduit par la réaffirmation de l’objectif du profit immédiat dans la gestion du personnel.
L’enquête montre à quel point le discours et les dispositifs de la diversité épousent les normes dominantes de l’entreprise. Les indicateurs statistiques de représentation des femmes et des minorités, sur lesquels les dirigeants ont les yeux rivés – parce qu’ils constituent l’étalon de mesure du « succès » des politiques diversité dans les classements publics annuels –, ne concernent que le tiers supérieur des salariés de Starr, et se focalisent le plus souvent sur les positions les plus élevées. Ainsi, dans le monde des affaires encore plus nettement qu’ailleurs, c’est une inclusion sélective que visent les politiques de la diversité : excluant du périmètre de la diversité celles et ceux qui composent largement les rangs des positions subalternes, valorisant les salarié-e-s minoritaires qui incarnent le mieux les normes néolibérales du mérite et du succès, ces politiques contribuent à réifier les hiérarchies de classes et à glorifier l’autorité managériale, en même temps qu’elles ébranlent les frontières de race et de genre.
L’ouvrage d’Ellen Berrey n’offre pas une réponse univoque à la question des effets du discours de la diversité sur l’objectif de « progrès racial » aux États-Unis. Même si elle montre à quel point ce discours suit les contours de l’ordre néolibéral, elle critique vivement l’idée, notamment véhiculée par l’essayiste Walter Benn Michaels, que les politiques visant à améliorer la position des femmes, des minorités ethno-raciales ou sexuelles, auraient détourné la gauche des « vrais enjeux », les hiérarchies de classe – on sait que cette vulgate, minoritaire aux États-Unis, reçoit un écho certain en France [6]. L’ouvrage montre au contraire la complexité du discours de la diversité, qui apparaît tantôt comme la requalification d’effectives politiques d’égalité, tantôt comme un moyen de légitimer des politiques symboliques. En somme, il apporte une solide réponse sociologique, complexe, contextualisée et documentée, à la question des enjeux sociaux du discours de la diversité à l’ère post-civil rights.