Cet essai est un extrait du livre Le pouvoir des multinationales, dirigé par Marieke Louis et Christian Chavagneux, qui paraît le 10 octobre dans la collection Puf/Vie des idées.
Parler de diplomatie des firmes multinationales peut, à première vue, sembler paradoxal. En effet, la diplomatie est communément considérée comme le domaine réservé de l’État. Mais comme l’a bien mis en évidence Susan Strange dans ses travaux pionniers en économie politique internationale, la politique n’est pas (voire n’a jamais été) une activité confinée à ses représentants officiels [1]. Comme bien d’autres organisations non gouvernementales, les entreprises sont devenues des acteurs incontournables dans le façonnement de la diplomatie des États et des institutions de la gouvernance mondiale [2]. Dès lors, en quoi consiste cette activité diplomatique et quelles relations entretiennent, dans ce cadre, les multinationales et les États ?
Nous aborderons dans cet essai un aspect peu étudié de l’activité internationale des firmes multinationales, que nous qualifierons de « diplomatie sociale ». Ce terme désigne, ici, l’ensemble des actions engagées par les firmes dans le domaine de la régulation sociale de leurs activités économiques : qu’il s’agisse des négociations sur les conditions de travail de leurs employés, ou, plus récemment, des débats autour de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, dans un contexte marqué par la multiplication des scandales sociaux, sanitaires et environnementaux impliquant des multinationales. Nous entendons traiter la question de la diplomatie sociale des firmes multinationales sous deux aspects. Le premier envisage les multinationales à la fois comme des objets et des sujets de la régulation en matière sociale [3]. Le second aborde la représentation (dés)organisée des firmes multinationales au niveau mondial en s’interrogeant sur le lien entre la fragmentation de cette représentation et le caractère labile des régulations en place.
États et firmes : qui régule qui ?
Les années 1970 : les multinationales comme objets de régulation internationale
Bien qu’elle resurgisse avec une acuité toute particulière aujourd’hui autour de la régulation des « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon), l’idée d’encadrer les pratiques des firmes multinationales, notamment en matière sociale, n’est pas nouvelle. Les années 1970 constituent une décennie pionnière durant laquelle sont mis en place, au niveau international, des cadres institutionnels et réglementaires toujours d’actualité. Les causes de cette mise en mouvement du système international sont à la fois externes et internes. Au rang des causes externes, il faut notamment mentionner la pression exercée par certains acteurs de la société civile, et notamment la forte mobilisation des syndicats internationaux, qui utilisent la stigmatisation (naming and shaming), et notamment la publication de « listes noires » d’entreprises comme principal répertoire d’action pour alerter les citoyens et les gouvernements sur le non-respect des droits des travailleurs par les multinationales. Au rang des causes internes, il faut citer le rôle des pays récemment décolonisés qui mettent les multinationales à l’agenda de certaines arènes internationales, onusiennes notamment : Assemblée générale, Conseil économique et social (ECOSOC) ou encore Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Créée en 1964, cette dernière va constituer l’assemblée privilégiée par les pays en développement pour dénoncer certaines pratiques des firmes multinationales qu’ils considèrent comme autant d’empiètements et d’abus sur leur souveraineté nationale. En 1974, à la suite de plusieurs scandales, dont un impliquant notamment la multinationale américaine International Telephone and Telegraph, accusée d’ingérence dans la politique chilienne, le Centre des Nations unies sur les sociétés transnationales est créé, afin d’élaborer un code de conduite à l’adresse des entreprises multinationales, non sans réticence des pays occidentaux, notamment des États-Unis [4].
Parmi les organisations internationales qui s’impliquent (pour des raisons différentes) dans ces débats, deux vont progressivement se distinguer dans l’établissement de règles visant à encadrer les pratiques des firmes multinationales en matière sociale : l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Organisation internationale du travail (OIT). En 1976, l’OCDE, qui s’est d’abord saisie de la question des firmes multinationales au prisme des enjeux d’investissement et de fiscalité, avant de se pencher sur les questions sociales, publie des « principes directeurs » à l’intention des entreprises multinationales. La formule des « principes directeurs » est notamment jugée moins contraignante que celle de « code de conduite » privilégiée par l’ONU. Un an plus tard, l’OIT adopte quant à elle une déclaration sur les entreprises multinationales et la politique sociale, à la tonalité plus critique à l’égard du pouvoir croissant des firmes (par rapport à l’État notamment) et plus explicitement focalisée sur les conditions de travail et les répercussions de l’activité économique des firmes en matière d’emploi et de chômage. Issus d’organisations au mandat et à la composition différentes, ces deux textes ont néanmoins en commun d’insister sur les opportunités offertes par les entreprises multinationales en termes d’investissement et d’emploi, avant de les enjoindre à mettre leurs activités économiques en conformité avec les droits de l’Homme et les législations sociales nationales.
Des entreprises mobilisées et « faiseuses de normes »
Loin d’être passives, les multinationales se mobilisent également pour résister à des régulations jugées trop contraignantes (voire les anticiper) et pour condamner des interventions étatiques qui menaceraient leur existence. Dans les années 1970, l’expropriation, par voie de nationalisation notamment, est régulièrement mentionnée par les dirigeants d’entreprises et les organisations patronales comme l’une des menaces dont les firmes doivent se prémunir [5]. Outre le recours au droit international et le lobbying qu’elles sont en mesure d’exercer directement auprès des gouvernements, elles peuvent également faire usage de leurs relais patronaux dans les organisations internationales (voir encadré ci-dessous) afin de maîtriser le contenu et la portée des règles auxquelles elles pourraient être amenées à se soumettre. En plus des résistances des pays occidentaux à des réglementations trop contraignantes, ce lobbying indirect des firmes explique en partie le caractère modéré des déclarations de l’OCDE et de l’OIT de 1976 et 1977. En outre, loin d’être seulement réactives, les firmes multinationales se montrent proactives en prenant, dans certains cas, les devants de la régulation : soit en instaurant leurs propres codes de conduite, soit en négociant avec les organisations internationales et les États les normes auxquelles elles doivent se conformer.
Les gains escomptés par les entreprises qui prennent part à ces initiatives multilatérales, voire qui publient elles-mêmes leurs propres codes de conduite, sont nombreux [6] : évitement de procédures judiciaires potentiellement coûteuses (financièrement et symboliquement), conservation voire conquête de nouveaux marchés via l’amélioration de leur réputation auprès d’un public de plus en plus informé et vigilant. On assiste ainsi depuis trente ans à un essor d’initiatives où les firmes multinationales sont, souvent au même titre que les États, devenues de véritables « faiseuses de normes » (norm setters) dans des domaines extrêmement variés et souvent non hiérarchisés, allant de l’interdiction du travail des enfants à la protection de l’environnement ou de l’amélioration de la transparence à la lutte contre la corruption. Quelques initiatives méritent ici d’être mentionnées.
Lancé en 2000 par le Secrétaire Général des Nations unies de l’époque Kofi Annan et notamment promu par son représentant spécial John Ruggie, le Global Compact (ou Pacte mondial) est un partenariat direct et volontaire entre l’ONU et des entreprises et organisations de toutes sortes (privées, publiques, petites ou grandes) [7]. Le Global Compact, négocié en incluant une grande variété d’acteurs de la société civile et du monde de l’entreprise, énonce des principes jugés universels en matière de droits de l’Homme, de normes internationales du travail, de protection de l’environnement et de lutte contre la corruption, que les entreprises – et les multinationales sont particulièrement visées – sont tenues d’observer dans leurs sphères d’activité et d’influence respectives. Néanmoins, les États restent considérés comme les principaux acteurs responsables du respect de ces droits, d’où les appels, réitérés notamment par John Ruggie lui-même, à un renforcement des capacités de contrôle des États dans le cadre multilatéral et multipartite posé par le Global Compact [8].
En parallèle de l’initiative onusienne, une organisation privée, l’Organisation internationale de normalisation (plus connue sous son appellation anglaise International Standardization Organisation ou ISO) a également fait couler beaucoup d’encre. En 2010, elle adopte la norme ISO 26000 sur la responsabilité sociétale des entreprises et des organisations (afin de ne pas cibler uniquement les multinationales), à l’issue d’un processus qui se veut, là aussi, particulièrement inclusif, tant à l’égard de la société civile que des entreprises [9]. Cette norme, plébiscitée (entre autres) par la Chambre de commerce et d’industrie qui la considère comme la « norme de référence » et le « premier véritable standard international » en matière de responsabilité sociale des entreprises, a clairement fait de l’ombre aux initiatives des années 1970, notamment à l’OIT. Bien que la déclaration de l’OIT soit régulièrement actualisée et assortie d’un système d’assistance en ligne anonyme et gratuit à destination des entreprises (le Helpdesk for Business on International Labour Standards), elle reste largement ignorée des entreprises, des gouvernements et de la société civile.
Quid dès lors des effets de ces régulations ? Qu’elles soient publiques ou privées [10], ces initiatives ont pour point commun de chercher avant tout à diffuser des « bonnes pratiques » [11] en matière sociale, plus qu’à (im)poser un cadre légalement contraignant à l’action des firmes. Pour cette raison, certains parlent de « soft law » (droit doux ou mou) par opposition, d’ailleurs discutable, à un droit « dur » et réellement contraignant (« hard law »). Néanmoins, ces dispositifs ne sont pas forcément dépourvus de systèmes de suivi ou de contrôle, et s’imposent comme cadres de référence sur lesquels les organisations non gouvernementales (internationales et locales) s’appuient pour légitimer leurs revendications, voire leurs plaintes, à l’encontre des firmes multinationales. Ainsi, les principes directeurs de l’OCDE ont instauré des points de contact nationaux (PCN) qui constituent des relais de plainte (souvent jugés insuffisants) pour la société civile [12]. Le Global Compact prévoit quant à lui un mécanisme d’expulsion des entreprises qui ne rapporteraient pas régulièrement sur la mise en conformité de leurs pratiques, et exclut d’emblée les entreprises dont les activités sont jugées par nature incompatibles avec les objectifs de l’ONU (vente d’armes ou de tabac par exemple). Depuis 2014, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a par ailleurs considérablement accru la pression sur les entreprises multinationales à travers la préparation d’un traité international légalement contraignant relatif au respect des droits de l’Homme et au dédommagement des victimes de violations commises par les entreprises [13].
Dotés d’une efficacité toute relative, ces instruments témoignent surtout d’une prise de conscience internationale de la nécessité d’encadrer socialement l’activité économique des firmes multinationales, qui se sont quant à elle imposées comme de véritables actrices de (leur) régulation dans un jeu diplomatique fragmenté.
La représentation des multinationales au niveau mondial : l’art de la fuite ?
La polyphonie patronale
L’attention prêtée par les médias au lobbying individuel exercé par les firmes multinationales sur les acteurs politiques (pensons au cas du lobbying de la firme agroalimentaire Monsanto pour empêcher l’interdiction du glyphosate par l’Union européenne) empêche souvent de (conce)voir le regroupement des entreprises au niveau international. Bien qu’elle reste moins connue que celle de leurs employés, l’action collective des firmes multinationales est pourtant bien réelle [14], et ne prend pas la forme, contrairement à certaines idées reçues, d’un lobby mondial unique.
Des entreprises dans les organisations internationales
Créée en 1919, l’OIT est composée de manière tripartite : chaque État est ainsi représenté par des délégués du gouvernement, ainsi que des délégués des organisations de travailleurs et d’employeurs de ce même pays qui négocient, à quasi-égalité avec les États, les normes internationales du travail. La plupart des travailleurs et des employeurs représentés à l’OIT sont regroupés au sein de la Confédération syndicale internationale et de l’Organisation internationale des employeurs (OIE). L’OIE bénéficie aussi d’un statut consultatif auprès d’ECOSOC à l’ONU, statut également octroyé à la Chambre de commerce internationale (CCI) qui est d’ailleurs devenue, en 2016, observatrice permanente au sein de l’Assemblée générale.
Créée en 1961 à la suite de l’Organisation européenne de coopération économique, l’OCDE a instauré deux comités en charge de représenter les travailleurs et les employeurs : le Trade Union Advisory Committee et le Business and Industry Advisory Committee, aujourd’hui Business at OECD mais qui reste plus connu sous son acronyme « BIAC ».
Les entreprises (multinationales mais pas uniquement), sont donc officiellement représentées dans certaines institutions de la gouvernance mondiale par l’intermédiaire d’organisations patronales nationales et internationales. Mais à la différence de l’OIT où elles ont un réel pouvoir de décision, elles n’ont qu’un rôle consultatif au sein de l’ONU et de l’OCDE (ce qui ne signifie pas qu’elles soient dépourvues d’influence).
Le premier réflexe consiste à penser au Forum économique de Davos, créé en 1971. C’est dans ce cadre-là que se réunissent une fois par an les dirigeants des entreprises qui comptent sur le plan mondial, et qui est l’occasion pour nombre de chefs d’États et de personnalités politiques de se montrer. C’est notamment dans le cadre du Forum économique de Davos de 1999 que Kofi Annan a émis l’idée du Global Compact [15], reconnaissant implicitement la représentativité de ce rassemblement de chefs d’entreprises pour poser les jalons d’un partenariat avec les Nations unies. Or, si le Forum de Davos constitue effectivement un lieu important d’échanges et de rencontres entre élites économiques, de véritables organisations représentent, depuis presqu’un siècle, les entreprises au niveau mondial. Il s’agit notamment de la CCI et de l’OIE (voir encadré ci-dessus) dont les sièges sont situés respectivement à Paris et Genève, et dont les entreprises et organisations affiliées sont réparties dans environ 120 pays pour la CCI, et 140 pour l’OIE. Ces organisations revendiquent toutes deux le monopole de la représentation des entreprises privées au niveau mondial : la CCI sur les questions d’ordre économique, l’OIE sur les questions d’ordre social, selon les termes d’un compromis trouvé dès le début des années 1920 et renouvelé dans les années 1970. Sur le papier, la CCI et l’OIE se répartissent donc harmonieusement la tâche d’une représentation diplomatique des firmes dans les institutions de la gouvernance mondiale.
Dans la pratique, ces deux organisations ont évolué de manière relativement
indépendante, avec des collaborations ponctuelles. La CCI s’est ainsi concentrée sur les questions commerciales et notamment d’arbitrage international en entretenant une relation privilégiée avec la SDN puis avec l’ONU. Quant à l’OIE, elle a longtemps eu pour seul mandat (voire unique raison d’être), de représenter les organisations patronales au sein de l’OIT, intervenant sur des questions d’ordre essentiellement juridique en lien avec l’élaboration des normes internationales du travail.
À partir des années 1970, cette division du travail est rendue plus compliquée du fait de l’interdépendance croissante des domaines couverts par chacune de ces organisations (interdépendance qui préexiste d’ailleurs à leur création) et notamment de l’intensité des débats sur la régulation des firmes multinationales, dont nous avons vu qu’ils irradiaient l’ensemble des arènes internationales dans lesquelles interviennent l’OIE et la CCI. La CCI s’est ainsi montrée très active sur les questions de responsabilité sociale des entreprises multinationales, là où l’OIE rencontrait plus de difficultés à établir une position claire et audible sur la question, tant en raison du cadre tripartite de l’OIT, qui privilégie des formes plus classiques de dialogue social et de négociation collective, que de sa composition et de son mandat. En effet, contrairement à la CCI, l’OIE ne compte parmi ses membres que des organisations patronales et non des entreprises individuelles. Les relations plus indirectes qu’elle entretient avec les firmes multinationales, ajoutées à un souci de représentation universelle des entreprises, et notamment des petites et moyennes entreprises, n’ont ainsi pas permis à l’OIE d’être en première ligne dans les débats sur la responsabilité sociale des multinationales ni à démontrer sa valeur ajoutée pour ces dernières. Profitant de sa localisation genevoise et de sa proximité avec l’OIT et le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU (créé en 2006), l’OIE a récemment tenté de se rendre plus crédible auprès des multinationales, en créant des partenariats stratégiques comme le Global Industrial Relations Network. Lancée en 2008, cette initiative vise à proposer aux entreprises multinationales (une trentaine à ce jour) un espace confidentiel de discussion sur les problèmes qu’elles rencontrent en matière de droit du travail, ainsi qu’un lieu d’information et de conseil sur les régulations internationales existantes en matière sociale.
En plus de la CCI et de l’OIE, la création du BIAC par l’OCDE (voir encadré ci-dessus) qui s’ajoute à la myriade d’autres organisations patronales au périmètre plus restreint (comme BusinessEurope), la représentation des entreprises au niveau mondial apparaît pour le moins fragmentée, et ce en dépit de regroupements récents dans le cadre du G20, via notamment l’instauration d’un Business 20, rassemblant les organisations patronales des pays du G20 [16] Au niveau international, c’est davantage à une polyphonie patronale qu’à une voix unique des entreprises que nous avons affaire.
Les atouts du flou
Cette rapide esquisse des différentes organisations patronales qui parlent au nom des entreprises, dont les multinationales, amène à s’interroger sur l’utilité et les effets d’une telle fragmentation en matière de régulation sociale. En effet, cette fragmentation n’est sans doute pas sans conséquence sur la disparité des régulations existantes au niveau mondial, qui, outre l’absence de consensus politique, reflète également l’absence d’un acteur de référence pour parler au nom des multinationales. Rappelons d’abord que sans être rétifs à des formes de coopération, à l’échelle nationale comme internationale, les chefs d’entreprises ont toujours revendiqué une certaine autonomie en matière d’action collective. Ils ont par ailleurs toujours insisté sur leur diversité pour contester l’existence de régulations uniformes et à portée universelle. La diversité des organisations patronales existantes au niveau mondial ne fait ainsi que refléter la diversité des acteurs économiques (la majorité restant constituée de petites et moyennes entreprises et non d’entreprises multinationales) et leur réticence à des formes de délégation fortement institutionnalisée de leur autorité. C’est d’autant plus vrai pour les firmes multinationales qu’elles ont souvent moins besoin que d’autres des services rendus par les organisations patronales [17], d’où le succès du Forum économique de Davos. Par ailleurs, on peut raisonnablement penser que les firmes multinationales ont également intérêt à maintenir ce statu quo relativement fuyant en matière de représentation et à résister à des formes trop institutionnalisées et unitaires de représentation. D’une part parce que l’absence d’une organisation représentative de référence, ayant l’autorité nécessaire pour négocier des accords au nom des firmes multinationales, empêche la négociation de règles générales et contraignantes. D’autre part parce que la multiplication des acteurs et des arènes de négociation contribue à maintenir un certain flou sur les règles du jeu.
En conclusion de cette analyse, on peut dégager au moins deux résultats. Le premier est qu’il n’existe, à ce jour, ni cadre unique contraignant de régulation des firmes multinationales, ni « lobby mondial » des firmes multinationales qui le façonnent ou le combattent de manière uniforme. Même lorsqu’elles sont en position dominante, les firmes multinationales n’en restent pas moins engagées en permanence dans un rapport de forces qui les oblige à investir, soit par l’intermédiaire d’organisations patronales internationales, soit directement, les arènes de la gouvernance mondiale. La bataille actuelle autour du traité onusien sur le respect des droits de l’Homme par les entreprises en est l’une des manifestations. En bonnes diplomates, les firmes multinationales composent donc avec un environnement international dont elles sont à la fois les objets et les sujets. Le second est que la diplomatie sociale des firmes multinationales, dont on a vu la variété des formes et des instruments, produit des effets ambivalents et potentiellement subversifs : tout en dégageant des marges de manœuvre et en préservant les intérêts des firmes, elle contribue à tisser les mailles d’un filet (pour reprendre une métaphore chère à Norbert Elias) avec lequel ces dernières sont de plus en plus aux prises, et dont elles ne peuvent dès lors feindre d’ignorer l’existence. Que les mailles du filet soient jugées trop larges reste évidemment un débat ouvert. Mais formuler ce débat uniquement en termes de rapports de force et de confrontation entre multinationales et États est réducteur. La multiplicité des échelles de l’action collective, la fragmentation des acteurs impliqués, et la diversité des intérêts en présence (tant du côté des entreprises que des États), sont des données tout aussi importantes à prendre en compte dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une régulation internationale efficace.