Figure omniprésente dans la sociologie, l’individu a-t-il pour autant été pensé de manière stable et homogène ? L’histoire de l’individu se confond-elle avec celle de l’autonomie et de la modernité ?
Figure omniprésente dans la sociologie, l’individu a-t-il pour autant été pensé de manière stable et homogène ? L’histoire de l’individu se confond-elle avec celle de l’autonomie et de la modernité ?
Le livre de Federico Tarragoni constitue une synthèse substantielle et pédagogique, une réflexion stimulante sur les problématiques de l’individu, de l’individualisation et de l’individualisme. L’ambition est double puisqu’il s’agit de retracer la trajectoire conceptuelle des notions d’individu et d’individualisme depuis les écrits des fondateurs de la sociologie ainsi que l’évolution de la place de l’individu dans nos sociétés. L’auteur se réfère notamment à l’avènement de la première modernité amorcée au XVIIIe siècle qui conduit à l’affranchissement des individus des tutelles traditionnelles au profit des institutions et à celui de la deuxième modernité qui, du fait de la crise des institutions et du renouvellement des valeurs, remet en cause le modèle précédent : l’individu est désormais davantage réflexif, singulier mais aussi incertain. Néanmoins, Tarragoni conteste que la condition de l’individu soit marquée par un processus historique continu le conduisant à une autonomie croissante et par là même, bat en brèche l’idée selon laquelle nos sociétés occidentales contemporaines incarneraient l’acmé de l’individu libre et autonome en opposition à un passé et à un ailleurs stéréotypés [1].
L’ouvrage s’ouvre sur une exploration historique de l’individu, soulignant ainsi de quelles manières les historiens ont remis en cause le récit sociologique linéaire sur l’avènement de l’individu moderne. Alors que ces derniers perçoivent les prémisses de l’individualité à l’époque de la Renaissance et assimilent fréquemment la fin de l’ancien régime et l’émancipation des sociétés à l’affirmation de l’individu, les historiens restituent diverses figures de l’individualité comme le comédien, le poète durant l’Antiquité grecque ou le sujet du droit sous l’Empire romain. Ces derniers montrent aussi que l’invention du purgatoire au Moyen-Âge ainsi que le sacrement de l’extrême-onction conduisent le croyant à se percevoir comme responsable de son salut. La Réforme protestante consolide cette vision d’un croyant-individu face à Dieu. L’artiste, figure par excellence de la Renaissance, renvoie également à l’affirmation d’une individualité. La Renaissance apparaît ainsi comme une étape-clé dans le processus d’émergence de l’individu et ce d’autant plus que l’homme « occidental » s’impose en miroir du « sauvage » que l’on découvre alors sur d’autres continents. Au XIXe siècle, le romantisme affirme l’authenticité personnelle que chaque individu peut promouvoir à travers une expérience esthétique et amoureuse. Ainsi, les innovations dans le domaine du dogme religieux, de la création artistique ou de nouveaux regards portés sur le monde concourent à façonner un individu devenant l’objet de la discipline sociologique au début du XXe siècle.
L’exploration de Federico Tarragoni se poursuit par un réexamen de la tradition sociologique au prisme de la place que celle-ci accorde à l’individu.
Ainsi, Émile Durkheim affirmait que l’individualisation n’était rendue possible que par un travail de socialisation : à ses yeux l’individu accédait à l’autonomie parce qu’il avait été façonné par les institutions et parce qu’il était inséré au sein d’une multitude de processus sociaux. L’excès d’individuation ou le non encadrement de l’individu provoqueraient un dérèglement du fonctionnement de la société et par là même la souffrance des individus, ce que Durkheim désignait sous le terme d’anomie. Tarragoni souligne le paradoxe de la théorie durkheimienne : alors que l’individu en était le centre, le sociologue ne lui accorda que très peu d’attention, ignorant par exemple ses émotions et ses représentations. Sans doute, Durkheim tenait-il à affirmer la spécificité de sa discipline par rapport à la psychologie. Dans l’école française de sociologie, c’est Maurice Halbwachs qui a donné toute sa place à la dimension vécue des phénomènes sociaux. En étudiant la mémoire, il a façonné un objet au sein duquel le collectif et l’individuel se croisent constamment.
Les sociologies allemande et américaine ont accordé davantage d’attention aux individus en tant qu’êtres singuliers. Weber et Simmel innovèrent avec une théorie de la modernité fondée sur une méthode d’analyse à l’échelle de l’individu. Quant à Norbert Elias, il expliqua comment l’individu, soumis au contrôle social, fut amené à refouler ses pulsions et à adopter une conduite conforme à celle que l’on attendait de lui en public. Par là même, il a développé son « for intérieur », même si l’auteur de La société des individus considérait que l’expression de toute singularité puisait son origine dans la sphère sociale.
Federico Tarragoni consacre un chapitre aux courants sociologiques récents, dont certains diagnostiquent une autonomie inédite de l’individu. La singularité qui caractériserait l’individu contemporain serait le produit des mouvements d’émancipation culturels ayant émergé à partir des années 1960, de l’érosion des institutions et de l’affirmation du sujet en tant qu’être spécifique. Avec la deuxième modernité, les individus se distancieraient des institutions froides qui les structuraient jusqu’alors, chacun inventant alors son propre cheminement subjectif. Plutôt que de se laisser modeler selon des rôles sociaux abstraits, les individus recourraient à un ensemble de savoirs et de techniques sur soi (psychologie, sophrologie, etc.) qui leur permettraient d’élaborer leurs pratiques sociales et de définir leur identité personnelle.
À cet égard, l’individu autonome et réflexif contemporain se trouve dans une situation ambivalente. Pour certains sociologues, la prise de distance vis-à-vis des institutions lui permet de se construire en tant que sujet singulier et d’élaborer son projet personnel affectif, professionnel ou spirituel. Pour d’autres, cette autonomie débouche sur la solitude et l’angoisse, celle notamment « de ne pas être à la hauteur de l’idéal de soi-même ».
Pour Tarragoni, le poids de la réflexivité individuelle ne doit pas être surestimé : les travaux qui « mettent l’accent sur une transformation culturelle à l’œuvre exagèrent sa portée ». Et si les individus s’appuient sur ces nouvelles « ressources réflexives », on peut gager que la socialisation identitaire a déjà modelé l’individu de manière plus profonde. L’individu agit, élabore des choix tout au long de son existence en fonction de rapports sociaux qui le contraignent et le protègent à la fois. C’est notamment à travers les diverses sociabilités au sein desquelles il est enserré que l’individu se perçoit lui-même en tant qu’être singulier et c’est à travers les liens qu’il développe qu’il accède à une reconnaissance sociale.
En conclusion, l’auteur de Sociologies de l’individu nous recommande de « récuser toutes les approches en surplomb dans lesquelles disparaissent la dimension vécue des phénomènes sociaux et surtout la capacité des acteurs à la réélaborer et à participer par là même au changement social ». En outre, il nous enjoint de distinguer très nettement l’idéologie qui se niche dans les concepts d’individu et d’individualisme de nos sociétés, de la démarche visant à identifier empiriquement les formes, les pratiques et les représentations de l’autonomie individuelle.
Si Tarragoni nous invite à penser le monde social à l’échelle individuelle, il indique que cette démarche ne vaut pas adhésion au postulat de la victoire de l’individu et de l’individualisme. À cet égard, l’auteur nous met en garde contre un « récit occidentalo-centré et monolithique », se rapprochant « d’une forme d’idéologie » prophétisant l’émancipation inéluctable des individus.
Les sociologues travaillant sur des aires extra-occidentales ne peuvent que se réjouir de la déconstruction opérée par Tarragoni dans la mesure où la représentation de sociétés ayant émancipé (définitivement) les individus s’accompagne d’une perception en miroir de sociétés où régnerait (encore) la communauté. Le monde se découperait alors de manière dichotomique entre un occident moderne et un orient traditionnel. Dans ces sociétés « holistes », les formes d’individualité seraient étouffées par la famille, la tribu, la communauté, la religion ou l’autoritarisme. Or, si l’emprise de ces institutions ou celle du régime politique sont évidemment à prendre en compte, il est aussi nécessaire de considérer que l’individu algérien, chinois ou iranien se construit malgré - et peut-être même à travers – ces contraintes. Revisiter les formes d’individuation à travers les oscillations entre conformisme et transgression tant sur le plan social que politique est particulièrement fécond. Les « drôles d’individus » [2] que l’on rencontre au Sud doivent parfois redoubler d’efforts pour s’affirmer en tant que tels. Comme l’explique Danilo Martuccelli, en Amérique latine, la société ne peut compter sur un programme institutionnel qui a été largement mis en place dans les pays européens [3]. En Afrique ou en Asie, la figure du croyant, celle de l’opposant politique ou de l’artiste affrontent parfois la censure ou la répression. Ces épreuves ne forgent-elles pas des cheminements d’individuation ? Reconsidérer la trajectoire de l’individu « occidental » sans l’enfermer dans l’assurance du triomphe de l’individualisme contribuera peut-être à saisir avec davantage de subtilité l’individu « oriental ». Qui plus est, l’étude de ce dernier permet de poser de nouvelles questions sur le fonctionnement de nos propres sociétés puisqu’une des clés de la démarche sociologique réside justement dans la comparaison. L’analyse des sociologues français bien souvent limitée aux sociétés française et européenne s’enrichirait en élargissant son regard. Les découpages disciplinaires et les champs d’étude sont à ce titre instructifs : « [o]n fait trop fréquemment notre histoire et leur ethnologie, la sociologie de nos individus et l’anthropologie de leurs cultures. » [4]
Ainsi, les printemps arabes offrent une occasion stimulante pour se décentrer du modèle occidental – comme nous y invite Tarragoni sans pour autant s’y risquer lui-même dans ce livre – et pour examiner les revendications et les stratégies des aspirants à la citoyenneté démocratique. À la surprise générale, en 2011, ont surgi des « masses indifférenciées » d’individus qui revendiquaient leur dignité et leur liberté. Les figures des contestataires apparaissaient sous les traits d’individus : étudiant, blogueur, jeune femme bravant les interdits sociaux et politiques, exposant leur corps aux coups de la police, parfois aux tirs ou aux sévices des services de sécurité. L’individu et la démocratie semblaient en marche dans le monde arabe. L’espoir s’est pourtant tari dans nombre de pays, en proie à l’affluence des islamistes, au retour des autoritarismes ou à l’éclatement de guerres civiles. Il semble alors que ces formes de contrôle et de violence écrasent l’individu et son projet démocratique – si celui-ci ne se donne plus à voir, il n’est pas pour autant forcément anéanti. Si l’on tourne notre regard vers l’Algérie qui est passée par toutes ces étapes de la fin des années 1980 au début des années 2000, la mobilisation du début de l’année 2019 contre un cinquième mandat du Président Bouteflika et pour l’instauration d’un régime démocratique révèle ces individus producteurs d’une expression autonome (et souvent humoristique), s’affirmant comme citoyens. Comme nous y invite Giulia Fabbiano, il faut être « à l’écoute de l’Algérie insurgée » et des individus singuliers qui la composent et qui, s’ils n’étaient pas visibles, n’avaient pas pour autant disparu.
par , le 24 juin 2019
Lætitia Bucaille, « La condition individuelle », La Vie des idées , 24 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-condition-individuelle
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[1] D’autres auteurs l’avaient souligné : Danilo Martuccelli et François de Singly, Les Sociologies de l’individu, Armand Colin, Paris, 2009 ; Christian le Bart, L’individualisation, Presses de Sciences po, 2008 ; Stuart Hall, « The West and the Rest : Discourse and Power », in Bram Gieben et Suart Hall (dir.), The formation of Modernity, Polity Press, Cambridge, 1992, p. 275-332 ; Ernest Gellner, « The Savage and the Modern Mind », in Robin Horton ans Robert Faningan (dir.), Modes of thought, Faber and Faber, London, 1973.
[2] Selon le titre de l’ouvrage Emmanuel Lozerand (dir.), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde, Paris, Klincksiek, 2014.
[3] Danilo Martuccelli, « Les grands récits des individus au Sud » in Emmanuel Lozerand (dir.), op. cit., p. 59-79.
[4] Emmanuel Lozerand, « Les a-t-on vraiment tous vus ? » in Emmanuel Lozerand (dir.), op. cit., p. 22.