Dans la cité grecque, l’historien Josiah Ober voit un modèle de démocratie élémentaire : la participation politique du peuple n’y est pas accompagnée des idéaux libéraux modernes, et le monde non-occidental peut et doit s’en inspirer.
Dans la cité grecque, l’historien Josiah Ober voit un modèle de démocratie élémentaire : la participation politique du peuple n’y est pas accompagnée des idéaux libéraux modernes, et le monde non-occidental peut et doit s’en inspirer.
En 1992, dans un article célèbre intitulé « Cités de raison », l’historien britannique Oswyn Murray notait, non sans un certain humour :
Quiconque a étudié les tentatives de description de la polis grecque connaît bien cette manière nationale de réagir aux phénomènes. Pour les Allemands, on ne peut parler de polis que dans un manuel de droit constitutionnel ; la polis française est une sorte d’eucharistie ; la polis anglaise est un accident historique ; la polis américaine, enfin, combine les pratiques d’un congrès de la Mafia et les principes de justice et de liberté individuelle.
Si l’on ajoute à cela la passion de l’historiographie américaine pour la démocratie athénienne, qui passa notamment par la célébration des 2500 ans de sa naissance, on n’aura pas de peine à situer l’ouvrage de Josiah Ober dans ce volet de la recherche américaine sur la Grèce antique, animé par une foi sans borne envers le régime démocratique athénien et sa capacité à fournir un modèle aux États-nations contemporains.
Professeur à Stanford, à la fois de Classics – ce qui correspond en France tant à l’histoire antique qu’aux lettres classiques – et de sciences politiques, Josiah Ober est de fait l’un des plus grands historiens américains de la Grèce antique et des plus réputés, en particulier sur la démocratie athénienne et ses penseurs. Depuis trente ans, ses nombreux ouvrages ont façonné une certaine approche de la démocratie athénienne, et contribué à instituer celle-ci – à la manière du « miracle grec » de Renan – en modèle de civilisation.
C’est en l’occurrence l’objectif de ce nouvel ouvrage, qui ancre son propos davantage dans la philosophie politique que dans l’histoire proprement dite. L’auteur forge pour l’occasion le néologisme « Demopolis » – composé de dèmos, le peuple, et de polis, la cité –, censé incarner le paradigme d’une « démocratie élémentaire » (basic democracy) dépourvue des idéaux libéraux, tels qu’ils ont mûri depuis le XVIIIe siècle jusqu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, mais en rien opposée à ceux-ci. Il s’agit en fait d’offrir la Grèce antique en modèle au monde d’aujourd’hui et de demain, à ces larges pans du monde non-occidental étrangers aux valeurs du libéralisme politique et philosophique, mais aussi peut-être à un Occident où ces mêmes valeurs sont foulées aux pieds par diverses formes de nationalisme xénophobe et de populisme. Attirer l’attention du lecteur sur ce que j’appellerais pour ma part – en tant que citoyen européen du XXIe siècle – une « démocratie au rabais » ou « a minima » ne consiste évidemment pas pour Josiah Ober à minimiser l’importance des droits de l’homme et des libertés individuelles, mais plutôt à souligner la valeur de cette forme antique de démocratie.
La première étape de l’argumentation consiste en effet à rappeler qu’une telle forme de démocratie élémentaire a existé dans l’histoire de l’humanité, bien avant le développement de la pensée politique moderne. Dès le Ve siècle avant J.-C., la cité d’Athènes proclamait déjà la place centrale de la participation des individus à la prise de décision collective et le rejet catégorique de toute forme de gouvernement autocratique. S’étant libérés des Pisistratides en 510 – cette dynastie de tyrans qui monopolisa le pouvoir à Athènes durant plus d’un demi-siècle –, les Athéniens instaurèrent un régime, initié par les réformes de Clisthène puis incarné par Périclès, qui promeut une première forme de gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Un corps de citoyens mâles adultes décidait de manière collective et souveraine des politiques à mener, le plus souvent d’ailleurs à l’unanimité plutôt qu’à la simple majorité – une particularité remarquable de la cité grecque, naguère mise en évidence par Philippe Gauthier à travers les notions de « quorum » et de « totalité symbolique », alors que les démocraties contemporaines sont le plus souvent empêtrées dans la construction de majorités instables ou sont paralysées par des gouvernements minoritaires, de coalition ou de cohabitation. Cet ensemble de citoyens élisait ou, le plus souvent, tirait au sort en son sein des magistrats, détenteurs d’un pouvoir (archè), sans considération aucune pour leur condition économique. Ceux-ci devaient mettre en œuvre des décisions qui, à partir de la fin du Ve siècle au moins, ne pouvaient être contraires à un corps de lois plus ou moins érigé en constitution. À la manière des penseurs antiques et des utopies politiques, cet exemple historique est érigé par Josiah Ober en archétype politique dont les pères fondateurs d’une nation peuvent s’inspirer, plaçant la participation des citoyens, le processus législatif et le respect des dispositions antérieures au cœur du modèle politique de Demopolis.
L’auteur s’efforce ensuite de mettre cette imaginaire Demopolis à l’épreuve de la pensée politique théorique, en particulier du Léviathan de Hobbes et de sa préférence pour un souverain absolu, placé en dehors du système collectif de la démocratie participative, qui seul permettrait de contrer l’intérêt égoïste des individus et leur désir permanent de gloire. La réponse à la critique hobbesienne réside, selon Ober, dans l’éducation civique à travers laquelle l’intérêt collectif des valeurs démocratiques est transmis aux descendants des fondateurs de Demopolis, les seuls à avoir délibérément opté pour cette forme de gouvernement souverain du peuple. Rappelons en l’occurrence la manière dont Émile Durkheim assimilait l’éducation à une « socialisation méthodique de la jeune génération » qui, bien loin d’avoir pour objet unique ou principal l’individu et ses intérêts, est avant tout « le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence » [1].
En guise de preuve de l’efficacité d’une démocratie élémentaire, Josiah Ober offre l’exemple des discussions ayant mené les Athéniens, sur proposition de Thémistocle, à choisir d’affronter les Perses sur mer plutôt que sur terre en 480. Certes, il s’agit là d’un bel exemple de l’efficacité d’une rationalité civique à l’œuvre dans le débat public et dans son organisation, qui fut à l’origine de la victoire navale de Salamine et du rayonnement de la cité d’Athènes. On peinerait toutefois à célébrer de la même manière l’expédition de Sicile (415-413), pourtant décidée à l’issue d’un débat contradictoire à l’Assemblée et dans une démocratie athénienne au fonctionnement identique, qui se solda en revanche par un désastre tant militaire que politique et qui contribua à l’avènement des épisodes oligarchiques de la fin du Ve siècle.
On s’étonne aussi de la légèreté avec laquelle sont évoqués deux aspects profondément négatifs – au moins à l’aune des idéaux libéraux contemporains – du système athénien classique, à savoir l’esclavage et l’exclusion des femmes. « L’expérience spéculative que constitue Demopolis consiste à généraliser les caractéristiques de la démocratie élémentaire, en faisant abstraction des contingences de l’histoire de la Grèce antique, de sa culture et de sa vie politique », précise Ober (p. 21) [2]. En tant qu’historien mais aussi en tant que citoyen, il ne s’agit pas là, de mon point de vue, de simples à-côtés de l’expérience athénienne ; aussi, en quête d’un modèle, ne puis-je pas souscrire à une approche qui proclame : « nous ne devons pas nous encombrer du bagage socioculturel grec » (p. 33, We need not be burdened with ancient Greek sociocultural baggage). Car si la participation politique et la souveraineté du peuple athénien constituent bien les caractéristiques essentielles de l’idéal politique de Demopolis, il faut souligner que celles-ci étaient limitées à une frange particulièrement restreinte de la population totale de l’Athènes classique, non seulement en excluant la moitié de celle-ci (les femmes), ainsi que les esclaves et les métèques, mais aussi en tenant à l’écart une grande partie de ceux qui bénéficiaient pourtant du droit de citoyenneté athénien. Rappelons en effet les chiffres, tels que retenus par Ober lui-même (p. 19) : sur les 250 000 habitants de l’Attique, le corps civique, composés d’hommes adultes, a pu représenter jusqu’à 50 000 personnes en 431 avant J.-C. et environ 30 000 au IVe siècle, soit entre 20 et 12 % de la population ; mais seul un quart à un cinquième des citoyens se rendaient effectivement à l’Assemblée au IVe siècle, autrement dit entre 3 et 2,4 % de la population totale. De fait, les 6000 Athéniens auxquels revenait notamment le vote d’ostracisme constituaient ce que Philippe Gauthier a appelé le « quorum » civique, étant entendu qu’il s’agissait non pas d’un nombre minimal de votants, mais bien de la « totalité symbolique » des citoyens athéniens appelés à délibérer souverainement, bref d’un maximum atteint à l’Assemblée du peuple [3]. Ce corps civique était du reste totalement et irrémédiablement fermé sur lui-même, se reproduisant de manière strictement endogame : outre une transmission exclusive de la citoyenneté de père en fils, les Athéniens imposaient en effet, depuis la loi de Périclès en 451, une double ascendance civique : l’épouse d’un citoyen devait elle-même être fille de citoyen pour garantir un statut civique à sa descendance. C’est ainsi que le même Philippe Gauthier opposait naguère « avarice grecque » et « générosité romaine » en matière d’octroi du droit de cité [4].
Y a-t-il là vraiment un modèle pour le monde contemporain, qu’il s’agisse des sociétés non occidentales peu habituées au libéralisme ou de nos démocraties libérales en crise ? Puisque la perspective de l’ouvrage est une comparaison politique entre l’Antiquité et le monde contemporain, j’avoue pour ma part ne pouvoir me contenter d’un système qui serait inspiré de l’Athènes classique, dont les multiples formes de discrimination, la faible participation populaire et l’exclusion radicale des étrangers ne valent pas mieux que les maux de nos démocraties contemporaines. Qu’Athènes fasse figure de « miracle » parmi les civilisations passées, particulièrement antiques, est un fait incontestable ; et imaginer un régime reprenant les principes politiques de la démocratie athénienne est certes intéressant d’un point de vue théorique. En revanche, oublier le « bagage socioculturel » athénien est une erreur de méthode du point de vue historique et envisager, ne serait-ce qu’un instant, qu’une démocratie moderne puisse se passer des valeurs libérales, quand bien même leur mise en œuvre réclame des efforts incessamment répétés, fait tout simplement froid dans le dos.
par , le 18 février 2019
Alain Duplouy, « La cité grecque, un modèle ? », La Vie des idées , 18 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-cite-grecque-un-modele
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[1] E. Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, 1922 [201210], p. 101.
[2] « The Demopolis thought experiment […] seeks to generalize the features of basic democracy, abstracting it from the specifics of ancient Greek history, culture, and political practice ».
[3] Ph. Gauthier, « Quorum et participation civique dans les démocraties grecques », Cahier du Centre Glotz 1 (1990), p. 73-99 ; Ph. Gauthier, « Le décret de Colophon l’Ancienne en l’honneur du Thessalien Asandros et la sympolitie entre les deux Colophon », Journal des Savants (2003), p. 61-100. Voir aussi A. Duplouy, « Les Mille de Colophon. ‘Totalité symbolique’ d’une cité d’Ionie (VIe-IIe s. av. J.-C.) », Historia 62 (2013), p. 146-166.
[4] Ph. Gauthier, « “Générosité” romaine et “avarice” grecque sur l’octroi du droit de cité », dans Mélanges d’histoire ancienne offerts à William Seston, Paris, 1974, p. 207-215.