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La catastrophe et ses signes

À propos de : Frédéric Keck, Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences de la vigilance, Puf


par Dimitri Robin , le 26 mars


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Les sociétés primitives, explique Lévy-Bruhl, se montraient vigilantes aux signes annonçant les catastrophes, pourtant imprévisibles. Voilà qui doit nous inspirer, nous qui devons aujourd’hui être en alerte.

Le temps des catastrophes comme occasion de retrouver le primitif en nous

L’on peut s’attendre à une catastrophe – plus difficilement la prévoir  : l’on s’attend à la catastrophe climatique ou aux épidémies, mais l’on ne peut en prévoir ni la date, ni l’ampleur, ni la durée, ni toutes les conséquences. Ainsi l’Occident doit-il se départir de la conception proprement occidentale de la Nature comme ensemble de phénomènes prévisibles, contrôlables et connaissables avec précision par les humains [1].

En abandonnant les certitudes qu’il a au sujet de la Nature, l’Occident abandonne nécessairement celles qu’il a au sujet de la Raison. Il retrouve alors une conception de la Nature et une « mentalité » qui ne sont pas – ou plus – les siennes, mais qui sont celles des sociétés que les anthropologues du siècle dernier appelaient « primitives ». Lévy-Bruhl (1857-1939) soutenait, en effet, que la « mentalité primitive » ignore les liaisons causales, tous les événements ayant une origine mystique [2]. Pour cette mentalité, il n’est donc point question de chercher à prévoir les événements : tout au plus peut-on s’y attendre, et se montrer vigilant aux signes qui les annoncent – la vigilance différant de l’antique « prudence » en ce qu’elle n’est pas une vertu intellectuelle. La mentalité primitive interprète, elle ne calcule pas (p.130). L’Occident (re)trouve en lui cette mentalité lorsque le cours des événements défie les capacités rationnelles de prévision. Le XXe siècle est plein de ces événements, ou catastrophes, dont on ne pouvait prévoir l’ampleur ni l’horreur ; tout au plus pouvait-on se montrer vigilant aux signes qui les annonçaient.

Or l’école française d’anthropologie – de Durkheim à Lévy-Bruhl, en passant par Mauss ou encore Hertz – est contemporaine de ces catastrophes (les deux Guerres Mondiales, la flambée de l’antisémitisme, etc.). En étudiant la vie et l’œuvre de Lévy-Bruhl, F. Keck tâche de démontrer que cette contemporanéité n’est pas fortuite : selon lui, Lévy-Bruhl conçut l’anthropologie comme « une science de la vigilance » (p.9) – c’est-à-dire comme une science qui étudie la manière dont les sociétés primitives comprennent l’imprévisible –, et comme une « science vigilante » (p.9), qui montre par l’exemple comment se préparer à l’imprévisible. L’action politique de Lévy-Bruhl fut en cohérence avec sa pensée : il participa, en 1934, à la fondation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, et s’efforça de préparer l’arrivée des intellectuels juifs contraints de s’exiler aux États-Unis (p.203).

Dans ce livre, qui s’appuie sur des archives familiales et sur des discussions avec les descendants de Lévy-Bruhl – ce qui en fait un recueil très précieux d’informations utiles à une meilleure intelligence de son œuvre –, F. Keck contribue ainsi à une « généalogie de la préparation aux catastrophes » (p.221).

(Re)naissance de notre mentalité primitive : l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre

F. Keck relit toute l’œuvre de Lévy-Bruhl en cherchant systématiquement à établir un lien entre les événements historiques dont il fut témoin et les concepts qu’il élabora. Sa démarche a le mérite de faire apparaître que les concepts de l’anthropologie lévy-bruhlienne ne servent pas seulement à décrire une mentalité hétérogène à la nôtre : c’est de « nous » qu’il s’agit, et l’anthropologie de Lévy-Bruhl gagne à être lue comme une anthropologie réflexive [3].

Pour Lévy-Bruhl, la mentalité primitive ne se représente pas les choses comme nous : elle se figure des rapports de participation entre les choses, qui constituent leur être. Si les Bororo peuvent affirmer qu’ils sont des araras [4], c’est qu’ils n’ont pas une représentation conceptuelle des premiers distincte de celle des seconds, mais qu’ils font l’expérience mystique d’une participation entre eux et les araras. Or F. Keck fait apparaître que les contemporains de Lévy-Bruhl ne sont pas étrangers à cette mentalité, ce qui a pu inspirer Lévy-Bruhl : les caricatures de Jaurès ou de Dreyfus en oiseaux ne reposent-elles pas sur un mécanisme psychologique similaire à celui des Bororos qui s’identifient aux araras (p.96sq.) ? De même, les interrogations des socialistes au sujet de leur participation au gouvernement ne s’inquiètent-elles pas, comme la mentalité primitive, de ce que la participation définit l’être des choses (p.94sq.) ?

F. Keck attache une attention particulière à l’affaire Dreyfus et à la Grande Guerre. Il se demande tout d’abord dans quelle mesure « l’opposition que fera Lévy-Bruhl entre ‘‘mentalité primitive’’ et ‘‘mentalité civilisée’’ prend sa source dans l’affaire Dreyfus » (p.59), au cours de laquelle deux mentalités radicalement s’opposent : celle des dreyfusards, animée par la quête rationnelle de la vérité, et celle des antidreyfusards, indifférente aux preuves objectives. La mentalité antidreyfusarde a en commun avec la mentalité primitive de se montrer indifférente au principe de non-contradiction et au principe de causalité. Bertillon, par exemple, qui entend avec obstination démontrer la culpabilité de Dreyfus, « pense comme un sauvage » (p.76), car la culpabilité de Dreyfus est pour lui un fait dont il importe peu qu’il soit physiquement, ou logiquement, impossible [5]. Quant à Dreyfus, il fait l’expérience de la contradiction entre le sentiment et la raison, c’est-à-dire entre les deux mentalités que Lévy-Bruhl théorisera (p.64sq.).

F. Keck s’emploie ensuite à démontrer que l’engagement dans la Grande Guerre a conduit Lévy-Bruhl à développer une nouvelle conception de la mentalité primitive : il ne s’agit plus, comme au temps de l’affaire Dreyfus et des Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), de décrire une mentalité indifférente à la contradiction, mais une mentalité habitée par le sentiment d’imprévisibilité, et prête à y faire face (p.114). F. Keck soutient que ce sont la guerre et les accidents, par définition imprévisibles, causés par l’effort de guerre, qui ont déterminé Lévy-Bruhl à modifier sa première conception de la mentalité primitive. Sa thèse conduit à des vues très originales : pour lui, La mentalité primitive (1922) « est une réflexion sur la guerre, qui a multiplié les accidents et produit de nouvelles représentations collectives unifiant le corps social » (p.117).

L’affaire Dreyfus et la Grande Guerre auraient ainsi permis aux contemporains de Lévy-Bruhl de retrouver en eux certains traits de la mentalité primitive. C’est en les observant que ce dernier aurait forgé ses concepts.

Quelques réserves au sujet du lien postulé entre concepts et événements historiques

Le fait d’expliquer l’émergence des concepts de Lévy-Bruhl par les événements de son temps soulève néanmoins quelques difficultés.

Tout d’abord, l’opposition entre les mentalités dreyfusarde et antidreyfusarde d’une part, et entre le sentiment et la raison d’autre part, a sans doute donné à Lévy-Bruhl l’occasion de constater d’irréductibles différences entre les façons de penser, ou entre les « fonctions mentales » ; ira-t-on, pour autant, jusqu’à suggérer que sa description anthropologique de l’opposition entre ces types mentaux y « prend sa source » (p.59) ? L’explicitation de cette opposition, ou de ce « grand partage » [6], occupait depuis longtemps les anthropologues, et constituait même le principal objet de leurs considérations – bien avant, donc, que n’éclate l’affaire Dreyfus.

On peut, de même, émettre quelques réserves, lorsque F. Keck soutient que c’est l’affaire Dreyfus qui « conduit (…) Mauss à concevoir le passage de la magie à la science (…) comme une tension structurelle » (p.76-77), et, plus généralement, qu’il faut lire les essais que Hubert et Mauss consacrent au sacrifice et à la magie « comme des réactions à l’affaire Dreyfus » (p.238, note 120). D’une part, en effet, la dimension politique du sacrifice et son utilité sociale sont des thèmes relativement marginaux dans l’‘‘Essai sur la nature et la fonction du sacrifice’’ (1899) : on en parle dans la conclusion seulement [7] ; d’autre part, l’‘‘Esquisse d’une théorie de la magie’’ (1902) ressemble assez peu à un texte de circonstance. L’anthropologie peut expliquer l’actualité, mais l’actualité ne peut pas expliquer complètement l’émergence des concepts de l’anthropologie.

En ce qui concerne l’impact de la Première Guerre mondiale sur la réorientation de la conception lévy-bruhlienne de la mentalité primitive, F. Keck soutient, semble-t-il, que la conception d’une mentalité primitive habitée par le sentiment de l’imprévisibilité remplace celle d’une mentalité indifférente à la contradiction. Pourtant, Lévy-Bruhl continuera, jusque dans ses Carnets, à considérer que la mentalité primitive s’accommode de contradictions. Si, de plus, ces deux conceptions de la mentalité primitive ne s’excluent pas, et si, même, le sentiment d’imprévisibilité peut être vu comme une conséquence de l’indifférence à la contradiction, alors le rapport de cause à effet postulé entre l’engagement dans la Grande Guerre et la révision de la conception de la mentalité primitive, devient discutable.

Actualité de Lévy-Bruhl ? Sentinelles, lanceurs d’alerte et politique de la vigilance

Une des originalités du travail de F. Keck réside dans l’usage qui y est fait de concepts très actuels, pour comprendre l’anthropologie et la philosophie du siècle dernier : pour lui, la théorie durkheimienne du social anticipe sur nos débats au sujet du principe de précaution ; celle de Bergson contient une description des lanceurs d’alerte ; et celle de Lévy-Bruhl, une description des sentinelles (p.11-12). L’actualité de Lévy-Bruhl s’éprouverait encore à la lecture des pages consacrées à la contagion (p.144sq.), qui peuvent s’avérer d’une grande pertinence pour penser la pandémie dont nous sommes à peine sortis [8].

L’ouvrage de F. Keck entend ainsi « montrer l’actualité de la pensée politique de Lucien Lévy-Bruhl » (p. 8). Mais que peut avoir d’actuel et de pertinent le discours d’un anthropologue sinon pro-colonial, du moins très « paternaliste » (p. 169) ?
F. Keck explique que le voyage qu’effectue Lévy-Bruhl aux Philippines en 1920 bouleverse son schéma du passage de la mentalité prélogique à la mentalité logique (p. 158). La seconde n’est ni plus évoluée ni supérieure à la première : elles sont radicalement différentes. Cette altérité est revendiquée par les sujets coloniaux au sein des mouvements indépendantistes, que Lévy-Bruhl encourage – au point que son œuvre a pu être comprise, par exemple par P. Nizan, comme « une dure critique de la colonisation » (cité p. 182). Si l’histoire de l’anthropologie n’a pourtant pas retenu cette version, c’est sans doute parce que, même lorsqu’il considère des sociétés comme les Philippines, Lévy-Bruhl ne se départit pas d’un regard ethnocentrique et paternaliste : il défend par exemple, lors de conférences données à Pékin, « la nécessité d’apporter les principes des Lumières européennes et du rationalisme français » dans le monde oriental (p. 164).

Le discours de Lévy-Bruhl sur les colonies est à l’unisson de celui de Jaurès (p. 152). Cette proximité de Lévy-Bruhl avec le socialisme, et avec Jaurès en particulier, est un thème essentiel du livre de F. Keck : la « généalogie de la préparation aux catastrophes » y est faite « à partir du socialisme français et de son expression dans les sciences sociales » (p. 221). C’est là, pour l’auteur, une manière de proposer un autre récit de la généalogie de la préparation que celui, essentiellement individualiste, du néo-libéralisme. C’est une manière, donc, de réactualiser le socialisme (celui de Jaurès et de Lévy-Bruhl), qui prit parti pour Dreyfus, et, non sans défauts ni préjugés, pour l’émancipation.

On retiendra finalement du livre de F. Keck qu’il apporte des réponses fortes aux questions qui sont celles de notre temps, et qu’à l’instar de la thèse de Lévy-Bruhl sur L’idée de responsabilité (1884), il gagne à être lu comme « une contribution au débat public » (p. 33), et non pas seulement à l’histoire des idées. Comment se préparer aux catastrophes ? Grâce à une véritable politique de la vigilance  ; telle est la définition du « socialisme » à laquelle ce livre conduit. F. Keck qualifie alors Jaurès, pour son action lors de l’affaire Dreyfus, de « lanceur d’alerte » (p. 69), et Dreyfus, comme tous ceux qui luttent pour la justice, pour l’émancipation et pour la vérité, de « sentinelle ». Les sentinelles perçoivent avant les autres les signaux d’alerte ; elles se tiennent à la frontière entre le monde d’après, à venir, et le monde actuel, dont elles subissent l’injustice. L’idéal social peut seulement être perçu et anticipé par ceux en qui ne s’est pas complètement éteinte cette mentalité que théorise la science sociale – science, donc, de la vigilance.

Frédéric Keck, Préparer l’imprévisible. Lévy-Bruhl et les sciences de la vigilance, Paris, Puf, 2023, 286 p., 17 €.

par Dimitri Robin, le 26 mars

Pour citer cet article :

Dimitri Robin, « La catastrophe et ses signes », La Vie des idées , 26 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-catastrophe-et-ses-signes

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Notes

[1Sur cette conception occidentale de la nature, cf. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 302 sq.

[2Cf. La Mentalité primitive, Paris, Flammarion, 2010, p.97 : « comme elle [sc. la mentalité primitive] n’a pas la moindre idée de ce déterminisme, elle reste indifférente à la liaison causale, et à tout événement qui la frappe elle attribue une origine mystique. »

[3Deprez propose une interprétation semblable dans Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde, Rennes, PUR, 2010, p.91-92 : « L’un des intérêts de la philosophie de Lévy-Bruhl est de montrer que l’anthropologie est avant tout une prise de conscience de notre identité. (…) On peut le lire non plus comme le théoricien de la mentalité des sociétés dites primitives (…) mais comme un analyste de la rationalité, qui montre sur quels fondements elle repose ».

[4Sur ce point, cf. F. Keck, ‘‘Les hommes peuvent-ils ‘‘être’’ des oiseaux ?’’, Terrain, mis en ligne le 21/10/2020. URL : http://journals.openedition.org/terrain/20696 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.20696.

[5L’attitude de Bertillon est ainsi semblable à celle de l’Indien qui accuse M. Grubb de lui avoir volé des potirons dans son jardin, quoique cela soit physiquement impossible (cf. Lévy-Bruhl, Carnets, Paris, Puf, 1998, p.6 sq.).

[6Sur le sens de ce concept, et ses avatars dans l’histoire de l’anthropologie, cf. Goody, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979, ch. 1.

[7Fournier affirme que Hubert et Mauss « se refuseront finalement à donner une dimension explicitement politique à leur analyse » du sacrifice (Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 170).

[8Voir également les autres livres de F. Keck sur ce thème : Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010 ; Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Bruxelles, Zones sensibles, 2020 ; Signaux d’alerte. Contagion virale, justice sociale, crises environnementales, Paris, Desclée de Brouwer, 2020.

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