Recensé :
Mary Dewhurst Lewis, The Boundaries of the Republic. Migrant Rights and the Limits of Universalism in France, 1918-1940, Stanford, Stanford University Press, 2007, 361 pages. Traduction française, Les frontières de la République : immigration et limites de l’universalisme en France (1918-1940), Agone 2010.
L’inauguration en catimini le 10 octobre 2007 de la Cité Nationale de l’histoire de l’Immigration à Paris a rappelé la persistance des difficultés des Français et de leurs gouvernements à penser l’immigration. Pourtant, répondant aux invitations formulées depuis les années 1980 par des historiens comme Gérard Noiriel et Pierre Milza, l’aboutissement de ce projet ancien devait démontrer les progrès réalisés et la volonté de reconnaître enfin la place de l’immigration dans l’histoire du pays et dans les trajectoires individuelles, corrigeant ainsi « l’amnésie » collective de la France face à son passé et à son présent de terre d’immigration [1]. Structure aux fonctions multiples, la Cité Nationale de l’histoire de l’Immigration se doit par ailleurs de n’être pas seulement un musée mais aussi un lieu et un vecteur de recherches sur l’immigration en France.
Une analyse concrète de l’immigration dans l’entre-deux-guerres
Le travail de Mary Dewhurst Lewis participe de ce renouveau des études sur l’immigration en France. Américaine, professeur à Harvard, diplômée de la New York University mais travaillant sur la France, elle représente aussi cet échange intellectuel franco-américain qui a permis le renouvellement ou l’ouverture d’études sur l’immigration en France dans une approche comparatiste. Pour autant, son travail se distingue par un ancrage radicalement local, au plus près des acteurs, dans le quotidien des immigrés et de leurs relations avec les autorités.
Poursuivant les précédents travaux de l’auteur, The Boundaries of the Republic est une analyse fine de la définition des droits des étrangers dans la France de l’Entre-deux-guerres, aussi bien dans les années 1920 lorsque la France connut et tenta d’organiser sa première grande vague d’immigration massive au lendemain de la Grande Guerre, que dans les années 1930, face à la récession économique puis à la menace de la guerre. L’auteur exploite minutieusement ses deux études de cas locales (le Grand Lyon et Marseille) et ses deux études spécifiques sur les réfugiés et les travailleurs d’Afrique du Nord, confrontant ainsi les textes normatifs à une réalité qu’elle peut observer dans les nombreuses archives départementales et municipales qu’elle sait mobiliser.
En étudiant les dossiers de naturalisation, d’expulsion ou encore l’accès aux aides sociales, M. D. Lewis met en évidence comment les « droits [des étrangers en France] n’ont pas existé comme des abstractions stables ». Au contraire, la définition des droits dépendait moins des nombreux textes normatifs ou des principes d’universalisme et d’égalité que « des conditions économiques, des relations sociales, des pressions politiques, des disputes bureaucratiques, des affaires internationales et des relations coloniales qui, toutes, se combinèrent pour façonner, et éventuellement altérer, la forme de ces droits, aussi bien dans la loi qu’au-delà de celle-ci » [2].
L’approche locale et comparatiste entre Lyon et Marseille, ainsi qu’entre les différents groupes et quartiers des deux agglomérations, est fructueuse. Elle permet à l’auteure de montrer l’existence de frontières (boundaries) non seulement entre Français et étrangers, mais aussi au sein du groupe des étrangers, comme entre ressortissants des pays ayant signé un traité avec la France (Belgique, Pologne, Italie, Tchécoslovaquie) et les ressortissants des autres pays, ou entre les travailleurs étrangers et les travailleurs coloniaux. Or ces frontières, comme les droits qui les déterminent, ne sont pas fixes et stables mais varient et évoluent selon les contextes et les temps. Ainsi l’homme jeune, célibataire et sans attaches en France, modèle du travailleur étranger dans le Grand Lyon des années 1920 en pleine expansion industrielle, était au même moment le plus menacé d’expulsion à Marseille où la police, en sous-effectif, s’attaquait en priorité aux catégories les plus visibles : les jeunes hommes vivant seuls dans le quartier central du port, et non pas les familles installées dans les quartiers périphériques. Face à la crise économique des années 1930, le travailleur étranger célibataire devient à Lyon l’indésirable dont on justifie l’exclusion par la protection du travail national (après la loi de 1932) ou le poids qu’il peut représenter pour le système de protection sociale, tandis que, face à la menace de guerre, c’est finalement le père de famille nombreuse marié à une Française qui est le plus susceptible d’être naturalisé.
Le soin de M. D. Lewis de toujours alimenter son étude avec la « chair humaine » des nombreux cas individuels qu’elle reconstitue, rend la lecture vivante. Les parcours d’immigration comme ceux de Boris M. (Russie) et de Bruno G. (Italie) que Lewis parvient à reconstituer pour mieux les comparer permet ainsi d’étudier la réalité d’une expérience qu’il est possible d’observer dans le long terme et dans les relations avec les autorités : de leur entrée sur le territoire national à leur expulsion, les sursis qu’ils obtiennent ou les peines de prison qu’ils subissent, les déplacements qu’ils opèrent afin d’échapper aux autorités et profiter de la division de ces dernières.
Questions sur les conditions locales
Cependant, face à cette multiplication des exemples qui empêche parfois d’aller au-delà des conjectures, on regrette que les logiques de l’exclusion (ou de l’intégration) ne soient pas davantage questionnées, notamment dans le cas des travailleurs nord-africains dont Lewis montre admirablement la situation discriminée, y compris par rapport aux autres travailleurs étrangers. Mais les causes de cette discrimination ne semblent finalement pas assez expliquées (pression des colons ? peur du contact avec les ouvriers français ? protection du travail national ? ou racisme pur et simple des employeurs et des autorités politiques ?). Pour mieux identifier les logiques de l’inclusion et de l’exclusion, on regrette que le traitement statistique des résultats ne soit pas plus poussé, que certains acteurs ne soient pas davantage étudiés ou que les cas lyonnais et marseillais ne soient pas replacés dans un contexte national et éclairés par des comparaisons avec d’autres situations françaises, comme celle des villes-usines du Nord-Est de la France.
Le rôle des municipalités n’est par exemple abordé que trop marginalement, notamment dans le cas des communes du Grand Lyon. En l’absence d’un État providence national, le rôle des municipalités dans l’organisation d’un tel système et dans la définition de ses bénéficiaires fut pourtant primordial. On aimerait dès lors que plus d’attention fût portée à la politique municipale, notamment dans ces communes industrielles rouges de l’Est lyonnais où les étrangers pouvaient représenter près de la moitié de la population au début des années 1930. La commune de Vaulx-en-Velin a ainsi connu une croissance démographique de 462% entre 1911 et 1936 grâce à l’industrie de la soie artificielle, et tandis qu’elle ne comptait aucun étranger en 1901, la part de ces derniers dans la population de 1931 était de 43%. Dans ce contexte comment les municipalités ont-elles déterminé les droits sociaux des étrangers ? En quoi l’élection de municipalités communistes ou socialistes a-t-elle influé sur les processus d’inclusion et d’exclusion ?
Dans le cas marseillais, si l’importance des élus locaux dans les procédures d’expulsion ou de naturalisation est très bien mise en évidence, on aimerait parfois que les logiques des acteurs soient davantage étudiées. La seule recherche de clientèles par les élus locaux suffit-elle à expliquer leurs actions et leur soutien aux demandes de naturalisation, notamment dans le cas des familles nombreuses ? Quel rôle pouvaient jouer les origines de ces élus dans une commune où l’immigration était un phénomène ancien et qui se donna dès 1935 un fils d’immigrés italiens pour maire (Henri Tasso) ?
Un jalon important pour l’histoire d’une politique d’immigration
Reste que M. D. Lewis livre ici une contribution essentielle à l’histoire de l’immigration en France qui rappelle l’importance de l’immigration de l’Entre-deux-guerres ainsi que l’ancienneté des débats et des politiques visant à organiser cette immigration. L’étude de M. D. Lewis fait l’histoire d’une première tentative échouée d’organisation et de maîtrise d’une immigration massive. Elle décrit un système de recrutement de la main d’œuvre étrangère qui se mue dans les années 1930 en une véritable politique d’immigration, tout d’abord par l’exclusion des travailleurs sans famille et sans attaches en France au nom de la protection de « l’emploi national », notamment sous le gouvernement de Pierre Laval, puis par l’intégration et la naturalisation facilitée des familles et des jeunes hommes capables de servir à l’armée tandis que grandissait la menace d’un retour de la guerre. Mais loin de l’universalisme supposé ou des proclamations politiques nationales, l’approche très locale permet de mettre en évidence la complexité et la diversité de la situation des étrangers dans la France de l’Entre-deux-guerres. La découverte de ces « frontières » externes et internes de la République est enfin un puissant appel à de nouvelles recherches sur les processus d’intégration et d’exclusion dans les différents aspects du quotidien des immigrés comme l’entreprise, l’école, l’armée, les relations avec les « Français » ou encore les solidarités communautaires.
Pour citer cet article :
Pierre-Yves Manchon, « La République, l’immigration et le droit des étrangers »,
La Vie des idées
, 6 février 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/La-Republique-l-immigration-et-le
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