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Recension Histoire

La Méditerranée avant le monde atlantique

À propos de : M. Fontenay, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant, Éditions Classiques Garnier.


par M’hamed Oualdi , le 15 septembre 2011


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S’inscrivant dans les traces de Braudel, Michel Fontenay étudie le commerce et la course en Méditerranée entre le XVIe et le début du XIXe siècle, époque de la marginalisation économique de la région. Il montre le maintien d’intenses circulations entre les deux rives, mais son regard reste le plus souvent celui de la rive nord.

Recensé : Michel Fontenay, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie (XVIe-XIXe siècle), Paris, Éditions Classiques Garnier, décembre 2010. 425 p., 54 €.

Premier de deux volumes, cet ouvrage rassemble, comme dans le second tome à paraître, des articles et des communications rédigés par Michel Fontenay, maître de conférences honoraire à Paris 1, formé d’abord à l’histoire rurale et devenu l’un des meilleurs spécialistes de la course en Méditerranée à l’époque moderne. Les neuf chapitres, issus de travaux publiés entre 1975 et 2006, ne constituent pour autant pas un agglomérat d’objets refermés sur eux-mêmes. Ils forment plutôt un archipel accessible au regard curieux comme à l’observateur initié.

L’auteur ouvre la première partie du livre par une synthèse de l’histoire de la Méditerranée perçue selon la problématique classique de la progressive marginalisation économique de cette région enclenchée au temps des grandes découvertes. Les trois chapitres suivant guident le lecteur d’abord sur les voies empruntées par d’un pèlerin lorrain et d’un pèlerin breton se dirigeant vers le Levant en 1531 et en 1589-1590, puis sur les pas de commerçants « occidentaux » dans les échelles du Levant au XVIIe siècle. Enfin, les cinq chapitres de la seconde partie traitent du sujet de prédilection de l’auteur, la course méditerranéenne, selon différents angles : en Méditerranée occidentale ; et en Méditerranée orientale.

L’ensemble se resitue dans une digne tradition inaugurée en 1949 par Fernand Braudel dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, qui insistait sur l’importance d’une histoire ouverte aux autres sciences sociales, une histoire de ce qui est permanent dans la « longue durée ». L’ouvrage de M. Fontenay trouve également ses origines lointaines dans « les choix idéologiques d’une époque » marquée par « la décolonisation et les premiers pas du tiers-mondisme », qui ont nourri une volonté de « ressusciter la part d’ombre de l’Occident avec ses rapports dans le monde musulman » (p. 11). Suivant ce projet initial, Michel Fontenay a forgé le concept de corso qui définit une forme méditerranéenne de brigandage aux confins de la course et de la piraterie impliquant, « sous couvert de croisade » (p. 359), à la fois chrétiens et musulmans entre le XVIe et le début du XIXe siècle.

Le corso, le captif et les autres Méditerranées

Par cette notion de corso replaçant la course musulmane en interaction avec la course chrétienne, Michel Fontenay a contribué avec d’autres historiens (tels que Salvatore Bono et Godfrey Fisher) à rompre avec une historiographie colonialiste et antimusulmane qui avait surestimé les dégâts causés par la course « barbaresque ». L’auteur a également permis de concevoir cette interaction non pas seulement comme un pur affrontement mais aussi comme un échange : selon une forme « symbiotique plus que parasitaire » dans un contexte d’équilibre des forces en Méditerranée ; puis comme l’arme du faible, comme un moyen saisi pour continuer à tirer profit d’une économie-monde dont le centre de gravité se déplaçait lentement mais surement vers le Nord-Ouest de l’Europe.

Dans l’étude de ces interactions, l’auteur a aussi attiré l’attention sur les transformations spécifiques d’un esclavage « blanc » en Méditerranée durant cette période. Dans le septième chapitre, Michel Fontenay rappelle que le passage de la galère au vaisseau a eu des conséquences notables pour les populations serviles. Cela a abouti à la réduction progressive du nombre de rameurs, à déprécier de facto l’« esclave » « comme force de travail » pour mettre en valeur le « captif » comme objet de rachats, dans une économie complexe de la rançon en Méditerranée (p. 352).

En plus de ces deux grands apports, il faut ajouter une troisième qualité : la capacité à sortir d’un terrain initial de recherches (à savoir le cas maltais) pour prendre en compte les aires voisines (maghrébines et levantines) et les confronter à d’autres configurations des Océans Atlantique et Indien. Ces configurations océaniques faisaient autant l’objet de tensions entre centres « impériaux » et élites « provinciales ». Les affrontements qui s’y déroulaient donnaient également naissance à des discours d’adversité religieuse et à de la contrebande. Mais ces autres espaces d’échanges et de trafics étaient marquées, de l’avis de l’auteur, par une marqueterie ethnique et religieuse moins complexe qu’en Méditerranée. Michel Fontenay rappelle, de ce point de vue, les particularités d’une aire grecque restée chrétienne mais passée en grande partie sous autorité ottomane, et de fait, à la fois victime et bénéficiaire du corso chrétien et musulman.

Cette multiplicité de perspectives lui permet également de nuancer le constat largement rebattu d’un conflit de civilisations en Méditerranéenne qui aurait été remporté par l’Occident. Comme d’autres historiens, Michel Fontenay rétablit la focale et préfère voir dans l’issue des multiples conflits, une domination économique des puissances anglaises, françaises et hollandaises sur l’ensemble des places commerciales méditerranéennes, de Venise à Alep en passant par Alexandrie.

Acquis et limites d’une histoire économique quantitative

Ces conclusions, toujours d’une grande acuité politique, ont été rendues possibles par les outils d’une histoire économique quantitative et par le prisme d’une histoire globalisée de la Méditerranée dont l’ouvrage permet à la fois de rappeler les apports encore féconds mais aussi les limites méthodologiques.

Cette histoire économique s’est évertuée à replacer les acteurs dans leur culture matérielle en reconstituant, dans le cas présent, les conditions de navigation en Méditerranée ou les passages contraints de la galère au vaisseau. Ce type d’histoire a inventé ses sources, les a abordées avec ambition pour en tirer des objets de comparaison. Michel Fontenay expose ainsi, dans le chapitre 6, des méthodes astucieuses pour estimer la part de population active impliquée dans la course à Alger (un quart en 1581) et à Malte (un dixième en 1590) ou bien encore pour évaluer l’importance des prises comparées à d’autres revenus dans chacun des ports : à Tunis, les rançons d’esclaves ne pesaient ainsi que pour 5% des « relations marchandes avec la chrétienté » à la fin du XVIIe siècle (p. 307).

Mais cette école historique, dans le sillage des travaux de Fernand Braudel, a eu pour principales limites de ne pas avoir assez interrogé les capacités d’action des agents historiques et d’avoir substitué aux catégories des acteurs historiques nos classifications de l’économique et du social. Pour expliquer les mutations économiques et sociales dans une volonté de globalisation, de généralisation totalisante, le risque était également grand d’en venir à des causes culturelles, voire essentialistes, brandies à de nombreuses occasions dans cet ouvrage : quand les Ottomans sont renvoyés à leur passé de nomades des steppes hésitant « à se lancer sur l’élément liquide » (p. 216) ou bien encore lorsqu’à l’évocation de la persistance de la peste dans le Maghreb du début du XIXe siècle, l’Islam est invoqué à la fois comme « civilisation de la propreté mais à des fins rituelles » ou comme civilisation du « nomadisme » mais également comme « religion fataliste » (p. 139).

Un Méditerranéisme du Nord

Cet ouvrage est aussi représentatif d’une histoire méditerranéenne qui a cherché à dépasser les cloisonnements en aires culturelles, mais qui peine encore à faire le grand écart entre les avancées des historiographies des mondes européens et ottomans. Si l’auteur, au fil des différents chapitres, interroge parfois les catégories d’Orient et d’Occident (p. 29, 151), s’il intègre des avancées de l’historiographie ottomane, s’il remplit plus que son rôle d’historien de l’Europe méditerranéenne en analysant des sources occidentales sur le Maghreb et le Levant, il n’empêche que la position et la visibilité des sociétés et des acteurs ottomans restent secondes aussi bien dans les synthèses qu’il propose que dans ses travaux originaux.

À défaut d’être saisis de l’intérieur, les dynamiques de ces sociétés du sud sont parfois sous-évaluées. Juger que l’Empire ottoman « n’a pas su ou pas pu intégrer le risque corsaire » au motif qu’à la différence « de l’Occident » (p. 360), Istanbul n’a pas établi « une surveillance systématique par un réseau de tours de guet », c’est supposer, en creux, qu’il existe un modèle occidental de protection des populations littorales ; c’est aussi et surtout sous-estimer les particularités de la gouvernance ottomane. Diagnostiquer une « déliquescence progressive de l’État » derrière la montée en puissance des notabilités provinciales au cours des XVIIe et surtout XVIIIe siècles, c’est appréhender cette question de l’historiographie ottomane selon le seul versant de la dissolution du centre impérial et ne pas penser cette notabilisation comme un moyen d’ottomaniser les provinces.

Michel Fontenay ne se montre pourtant pas toujours aussi sévère avec ce monde ottoman. Il lui reconnaît des capacités d’adaptation technique notamment avec l’adoption du vaisseau nordique au début du XVIIe siècle à Alger et Tunis. Et il ne cède pas au déterminisme décliniste en rappelant notamment, à partir de l’analyse de la pénétration de la draperie anglaise au XVIIe siècle, la capacité de la « production autochtone » à satisfaire « l’immense majorité des besoins locaux » (p. 200). Néanmoins cette anthologie, si précieuse soit-elle, est aussi représentative d’une historiographie qui ambitionne encore d’écrire une histoire globale de la Méditerranée, mais en partant de la rive nord, dans le choix des sources, de ses objets et de ses catégories d’analyse.

par M’hamed Oualdi, le 15 septembre 2011

Pour citer cet article :

M’hamed Oualdi, « La Méditerranée avant le monde atlantique », La Vie des idées , 15 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-Mediterranee-avant-le-monde

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