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Recension International

La France contre la bombe

À propos de : Florent Pouponneau, La politique française de non-prolifération nucléaire. De la division du travail diplomatique, P.I.E. Peter Lang


par Maylis Mangin , le 5 octobre 2016


En quarante ans, la France est devenue un ardent défenseur de la non-prolifération nucléaire, moins par pacifisme que par choix tactique. Dans la compétition internationale, cette position est aussi une manière de contester l’hégémonie américaine.

Recensé : Florent Pouponneau, La politique française de non-prolifération nucléaire. De la division du travail diplomatique, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015, 255 p., 46€.

La question de la non-prolifération nucléaire occupe une place prépondérante dans les agendas politiques internationaux : en témoignent ses régulières apparitions dans les discours de chefs d’État, à l’ordre du jour du Conseil de Sécurité des Nations Unies, ou en une de la presse internationale. Au nom de la sécurité globale, les transferts de connaissance et de technologies nucléaires font l’objet de régulations dont la violation peut conduire à des sanctions économiques, voire militaires.

Contrairement à la plupart des travaux engagés sur ce thème, l’ouvrage de Florent Pouponneau ne s’intéresse ni aux conséquences de la dissémination des armes nucléaires, ni aux motivations des États dits proliférants, mais à la relation transatlantique qui lie Paris à Washington et, avec elle, aux modalités concrètes de la compétition politique internationale. Selon lui, la question de la régulation du nucléaire militaire ne constitue que l’une des manifestations de mécanismes plus vastes, qu’un « jeu dans le jeu » (p. 80).

Issu d’une thèse en science politique, l’ouvrage engage une réflexion subtile sur la manière dont les processus politiques et bureaucratiques, nationaux comme internationaux, s’articulent dans la production d’une politique étrangère. Cette démarche est nourrie d’une solide enquête empirique sur la politique française de non-dissémination des armes nucléaires.

Ce que le contexte international fait aux pratiques diplomatiques

L’objectif est d’expliquer comment la France a progressivement renoncé, à partir de 1974, à une politique d’exportation caractérisée par la vente d’installations et de matières nucléaires à l’étranger, au profit d’une politique de promotion de la norme de non-prolifération nucléaire. Que se passe-t-il au sein d’un appareil d’État pour que celui-ci place au centre de son action diplomatique une norme longtemps décriée ? Pour résoudre cette énigme, l’auteur s’attaque à l’épineuse question des rapports de causalité qui lient les transformations du contexte international aux pratiques diplomatiques. Le débat est ancien et oppose les théoriciens qui expliquent la politique étrangère à partir de logiques bureaucratiques concurrentielles internes aux États à ceux qui les considèrent comme le produit de la structure (multi-, bi- ou unipolaire) du système international [1]. La force de cet ouvrage réside dans sa capacité à éclairer la façon dont ces deux dimensions travaillent de concert les espaces diplomatiques.

L’auteur offre une lecture critique des travaux de Graham Allison et de Kenneth Waltz, qu’il fait dialoguer avec des auteurs classiques de sociologie politique (chapitre 1) [2]. Il développe à partir de cette discussion un cadre théorique conçu pour penser l’intrication du national et de l’international. Le parti pris est d’observer les effets des transformations du système international dans les façons de jouer des acteurs, plutôt que dans la seule distribution des ressources.

L’auteur fonde sa démonstration sur une comparaison historique entre deux périodes, qui correspondent à deux étapes de la politique nucléaire extérieure française. La première période (1974 à 1981) renvoie à la mise en place, limitée et ambivalente, de contrôles plus restrictifs des exportations nucléaires. La deuxième période (2002-2009) est celle d’une politique désormais favorable en droit et en pratique au contrôle des exportations nucléaires, qui conduit Paris à se montrer face à l’Iran en 2007 plus intraitable que les États-Unis, promoteurs originels de cette norme. Ce découpage vise à « isoler » deux moments spécifiques de la politique publique de non-dissémination qui correspondent à deux états du contexte international.

La contestation française de la puissance américaine

Derrière le refus de la norme de non-prolifération comme derrière sa promotion, l’auteur reconnaît deux formes différentes d’une même pratique de contestation ou de rééquilibrage (balancing) de la puissance américaine (p. 51). Au delà des enjeux sécuritaires qui lui sont associés, la non-prolifération est l’occasion de « marquer des points », de marchander un soutien ou de se différencier vis-à-vis de Washington. L’auteur propose d’expliquer les régularités et les variations de ces pratiques diplomatiques (décrites au chapitre 2) à travers deux axes qu’il n’oppose ni ne hiérarchise : les transformations des conditions internes d’élaboration de la politique étrangère française (chapitre 3) et les effets du contexte international (i.e. la dissolution de l’Union Soviétique) sur les calculs, les pratiques des acteurs diplomatiques et le résultat de leur action (chapitres 4 et 5). L’intérêt méthodologique de l’ouvrage tient à sa capacité à associer les transformations des pratiques diplomatiques aux évolutions des espaces sociaux nationaux et internationaux.

L’analyse montre ainsi comment les dynamiques internationales doivent leur propagation dans des espaces sociaux locaux à de multiples micro-logiques propres aux jeux bureaucratiques et politiques nationaux (p. 229). Pour l’illustrer, F. Pouponneau retrace la transformation des collusions au sein de l’appareil d’État et l’institutionnalisation progressive de la non-prolifération comme nouveau type d’expertise nucléaire. Il dépeint par exemple les jeux bureaucratiques compétitifs qui ont conduit dans les années 1970 à une reconfiguration de la division du travail entre le Ministère des Affaires étrangères et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) au détriment de l’autonomie de ce dernier en matière d’exportation nucléaire (p. 98). Dans le cadre de ces luttes, la norme de non-prolifération apparaît comme une ressource pour les diplomates, et leur fournit l’opportunité de se distinguer de leurs concurrents.

L’auteur s’intéresse aux transformations du système international induites par la dissolution de l’URSS, et traque leurs effets sur les calculs et les pratiques des acteurs. À partir d’une observation fine des comportements, il démontre qu’une même norme de non-prolifération peut être utilisée différemment en fonction des jeux et des acteurs locaux qui la mobilisent. L’auteur établit dès lors trois éléments. D’abord, les acteurs peuvent se conformer à une norme internationale sans y croire, i.e. sur un mode tactique (p. 58). Les fonctionnaires du CEA se prennent au jeu de la norme de non-prolifération sans l’avoir décidé, ni anticipé. Appelés en 1991 pour évaluer les activités nucléaires découvertes en Irak, ils identifient progressivement les intérêts institutionnels qu’ils peuvent avoir à soutenir cette norme. Ensuite, les stratégies, les alliances et les concurrences observées autour d’une norme forment des configurations qui dépassent les frontières des appareils bureaucratiques nationaux (p. 102). Enfin, l’importation du droit et de la politique étrangère américaine ne signifie pas nécessairement la soumission – même inconsciente – à cette doxa qui peut être utilisée pour résister aux dominants (p. 143). Les représentations, les ressources des acteurs, mais aussi les routines bureaucratiques, les alliances et les luttes sont travaillées par des dynamiques internationales ; ce travail passe cependant par des logiques d’appropriation multiples et contrastées. La contingence de ces jeux locaux reste néanmoins soumise à des limites contre lesquelles le « meilleur joueur ne peut rien » (p. 229).

Une division internationale du travail diplomatique

L’auteur s’appuie sur l’étude des manœuvres diplomatiques françaises vis-à-vis de l’Iran de 2003 à 2009 pour amender la conception, jugée trop mécanique, du changement social international élaborée par Kenneth Waltz. L’investigation est ainsi mise au service d’une réflexion plus audacieuse sur la définition du système politique international contemporain (unipolaire/multipolaire) et la manière dont il structure les politiques étrangères.
Pour les dirigeants français, le dossier iranien est l’occasion de « compter » dans la régulation des affaires internationales. Les actions entreprises pour accroître l’influence de la France conduisent pourtant à reproduire les inégalités de pouvoir en faveur des États-Unis et témoignent des limites qui s’imposent au jeu des acteurs (p. 193). En 2007 par exemple, malgré les efforts français visant à renforcer les sanctions contre l’Iran et à se rapprocher de Washington, la coopération transatlantique reste limitée. Comme Kenneth Waltz, F. Pouponneau associe les écarts observables entre les actions diplomatiques adoptées et leurs résultats aux altérations que produit, à la manière d’un écran déformant, le système international. L’auteur démontre ainsi que la relation transatlantique, et plus généralement les alliances internationales, sont « structurellement délimitées » (p. 184), autrement dit soumises à des contraintes qui « modèlent la politique et ceux qui prétendent la produire » (p. 25). Les rôles (de contestataire ou de suiveur) que la France joue dans la régulation des affaires internationales sont liés à des différences de position au sein du système international, plutôt qu’aux seuls arbitrages des dirigeants.

Waltz définit ces positions à partir de la distribution inégale des ressources entre unités fonctionnellement similaires du système international. Cette approche, qui revient à compter le nombre de grandes puissances, pose certains problèmes. Elle présuppose en effet une régulation mécanique des équilibres de puissance dont la démonstration empirique semble impossible. L’auteur amende la définition de Waltz à partir de la notion de « distribution inégale des responsabilités politiques » (p. 182). L’idée est la suivante : l’inégalité des ressources produit une différenciation des tâches entre États qui permet seulement à certains d’assurer des activités politiques. L’auteur substitue ainsi à l’hypothèse waltzienne d’une anarchie du système international celle de la « division internationale du travail politique » (p. 183). Il s’éloigne toutefois d’une conception harmonieuse de la division du travail et de l’idée de coopération entre grandes puissances dans la gestion de problèmes globaux. Cette différenciation fonctionnelle est au contraire source d’affrontements, y compris entre grandes puissances.

L’ouvrage propose par là une modélisation stimulante de l’espace international, capable de prendre au sérieux à la fois l’existence institutionnelle des appareils étatiques et la pluralité des logiques sectorielles qui les traversent. Cette stratégie de recherche permet d’observer les effets (équivoques) que produit la socialisation à l’international sur ces espaces différenciés. Néanmoins, la richesse des démonstrations proposées fait parfois naître quelques frustrations.

Ainsi, la proposition de l’auteur de suivre les processus de division du travail à l’intérieur et à l’extérieur de l’appareil étatique donne lieu à des développements déséquilibrés (p. 50). Les processus extérieurs ne font l’objet que de courts tableaux sur les pratiques et les effets des arènes multilatérales. Enfin, si les conflits transversaux aux appareils étatiques sont au cœur de l’hypothèse, les pratiques de contestation mises à jour font l’objet de descriptions dont l’ambiguïté est parfois gênante. Ainsi nous montre-t-on d’abord que les effets propres aux arènes multilatérales peuvent contraindre les acteurs d’un État à adopter des pratiques de contestation indépendamment de leurs intentions (p. 222). Plus loin, l’auteur insiste sur un « effet de structure » qui cette fois intervient en sanctionnant les pratiques de contestation « désajustées » (p. 190), participant ainsi à la reproduction des mécanismes de domination (p. 193). Si ces propositions ne sont pas incompatibles, l’explicitation de leurs liens et de leurs poids respectifs aurait été souhaitable.

par Maylis Mangin, le 5 octobre 2016

Aller plus loin

 Graham T. Allison, Philip Zelikow, Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, New York, Longman, 2e édition, 1999.
 John Barkdull, « Waltz, Durkheim, and International Relations : The International System as an Abnormal Form », American Political Science Review, vol. 89, n°3, 1995, p. 669-680.
 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique : précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972.
 Pierre Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 3, 1976, p. 122-132.
 Michel Dobry « Postface. Éléments de réponse. Principe et implications d’une perspective relationnelle » in Myriam Aït-Aoudia, Antoine Roger (dir.), La logique du désordre. Relire la sociologie de Michel Dobry, Paris, Sciences Po Les Presses, 2015, p. 261-331.
 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 2004 (1re édition : 1893).
 Kenneth N. Waltz, Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979.

Pour citer cet article :

Maylis Mangin, « La France contre la bombe », La Vie des idées , 5 octobre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-France-contre-la-bombe

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Notes

[1Les deux courants ont respectivement pour chef de file Graham Allison et Kenneth Waltz.

[2Florent Pouponneau mobilise notamment Max Weber, Émile Durkheim, Norbert Elias, Pierre Bourdieu, ou encore Michel Dobry.

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