Le contexte international, et le rapprochement économique et diplomatique entre les puissances florissantes d’Asie, semblent conforter la proposition japonaise de créer une communauté asiatique. Mais qu’en pense la Chine ?
Le contexte international, et le rapprochement économique et diplomatique entre les puissances florissantes d’Asie, semblent conforter la proposition japonaise de créer une communauté asiatique. Mais qu’en pense la Chine ?
Récemment encore, des émeutes éclataient en Chine contre des entreprises japonaises après la collision d’un chalutier chinois et de deux navettes de garde-côtes japonais, ravivant la querelle entre les deux pays au sujet des îles Diaoyu/Senkaku. Les manifestations nationalistes hostiles au Japon, déclenchées par la parution de manuels d’histoire glorifiant l’Empire pendant la Deuxième Guerre mondiale ou les accrochages en Mer de Chine, ne sont pas rares. Certains militants nationalistes reprochent au gouvernement chinois leur manque de fermeté, notamment vis-à-vis du Japon ou de Taiwan. Depuis sa politique d’ouverture au monde, la diplomatie économique chinoise est un des aspects les moins contestés de la politique du gouvernement chinois. La légitimité du régime étant fortement corrélée à la croissance économique qu’il garantit, la politique chinoise d’ouverture au monde est à l’origine de la réussite des réformes économiques radicales, et constitue en ce sens un ressort essentiel de l’effort de maintien au pouvoir du régime communiste. La réussite économique du pays, source de prospérité pour les plus chanceux, et l’ascension de la Chine au niveau international, suscitent en effet l’adhésion de l’ensemble de la population chinoise, fière d’appartenir à un pays qui, si pauvre il y a trente ans, est parvenu à se hisser en un temps record parmi les plus grandes puissances mondiales. Elle met un terme au sentiment d’humiliation qui a marqué le XXe siècle chinois (baituo guru). À l’heure actuelle, la question n’est pas de remettre en cause cette ouverture au monde mais de réfléchir à ce qui justifierait, pour la Chine, une attention portée tout particulièrement à l’Asie.
L’idée de créer une communauté asiatique a été récemment relancée par le Japon. En 1990 déjà, le premier ministre malaisien Mahathir Mohamad avait proposé de fonder une communauté économique d’Asie orientale afin de limiter l’influence des États-Unis dans la région. Le premier ministre japonais Junichiro Koizumi s’était également prononcé en faveur de la création de cette communauté. Si l’idée d’intégration et de coopération régionale refait surface depuis quelques années, cela s’explique par le besoin grandissant d’échanges commerciaux et de coopération financière entre ces économies régionales florissantes. D’autre part, ce retour vers l’Asie est favorable aux intérêts nippons et c’est la raison la plus souvent invoquée pour expliquer la démarche du Japon en faveur d’un resserrement des liens entre les pays d’Asie orientale. En effet, le Japon, préoccupé par le déclin relatif de son économie et par le vieillissement de sa population, considère la puissance économique croissante de l’Asie comme le moteur potentiel de sa croissance à venir. De plus, en encourageant l’intégration de la Chine dans des arrangements régionaux, Tokyo souhaite limiter l’émergence d’un G2 sino-américain à même de piloter l’économie mondiale, et éviter ainsi de passer au second plan. Mais comment la Chine réagit-elle à ces efforts de développement d’une communauté asiatique ? Quel serait, pour elle, l’intérêt d’une participation à la communauté asiatique ? À quel prix, le cas échéant, pourrait-elle rester en retrait ?
Le ministre japonais des Affaires Étrangères Katsuya Okada a envisagé en octobre 2009 la possibilité de forger une communauté d’Asie orientale basée sur le Sommet d’Asie Orientale (East Asia Summit). La création, basée sur les rencontres des dirigeants de l’ASEAN [1] + 3 (la Chine, le Japon et la Corée du Sud), remonte à 2005. La participation de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Inde mais aussi de la Russie et des États-Unis, est envisagée mais reste en discussion. Même si la création de cette communauté est appelée par la nouvelle donne internationale (mondialisation des enjeux, affirmation des puissances émergentes dans les enceintes internationales, montée du régionalisme etc.), elle n’a pas encore d’existence institutionnelle stable. De même, lorsqu’on se penche sur l’idée de la création de cette communauté, on est frappé par son caractère indéterminé. En effet, la question de ses membres participants, de ses objectifs et de sa direction est totalement ouverte. Néanmoins, on peut remarquer que les échanges commerciaux entre les États membres du Sommet d’Asie Orientale ont triplé ces dix dernières années et correspondent à 54% de leur commerce. De plus, leurs PIB combinés correspondent à 23% de la production mondiale totale [2]. L’idée d’une telle communauté semble s’imposer tant l’interdépendance économique entre ces pays est grande, d’autant plus que les récentes crises financières, sanitaires et climatiques demandent régulièrement une réponse commune.
Une communauté d’Asie orientale pourrait servir les intérêts de la Chine, dont la montée en puissance fulgurante a d’abord suscité l’inquiétude de ses voisins. Elle est consciente de devoir les rassurer sur ses intentions et mène par conséquent une politique d’ouverture et de séduction. Depuis une dizaine d’années, la politique étrangère chinoise est guidée par le principe du développement pacifique (heping jueqi). Cette politique marque une rupture avec la théorie du monde multipolaire de Jiang Zemin, mais elle est en continuité avec le concept de « taoguang yanghui » (littéralement, dissimuler l’éclat et nourrir l’obscurité) de Deng Xiaoping selon lequel la Chine doit faire profil bas pour être acceptée par la communauté internationale. Il s’agit d’oublier les doctrines idéologiques de la politique étrangère chinoise (la révolution mondiale) et de se consacrer en priorité au développement économique. La Chine se présente ainsi comme une puissance pacifique, coopérative, tolérante, confiante et responsable. Cette politique est défendue par le courant des internationalistes libéraux dont font partie Qin Yaqing, professeur d’études internationales à l’Université Chinoise des Relations Internationales, et Shi Yinhong, professeur de relations internationales à l’Université du Peuple à Pékin. Selon eux, la Chine doit montrer qu’elle veut intégrer, et non renverser l’ordre international actuel. Elle doit s’affirmer et mieux défendre ses intérêts, mais aussi se prêter au jeu du cadre existant [3]. Ces chercheurs décrivent et prônent une montée en puissance de la Chine dans la douceur (ruan jueqi). Selon Qin, la Chine est une puissance de statu quo, dans la mesure où les dirigeants chinois tâchent de convaincre le reste de l’Asie que la robustesse de leur économie, dans le cadre d’un développement pacifique, ne peut que contribuer à la renaissance de l’Asie.
La réussite des négociations d’accession à l’OMC explique en partie la réévaluation par Pékin de l’importance de son rapport à sa périphérie. En effet, avec leur institutionnalisation, l’incertitude des échanges commerciaux sino-américains a pris fin et la diplomatie commerciale chinoise a pu s’ouvrir à d’autres projets. D’abord frileuse à l’égard du multilatéralisme régional, elle s’est lancée dans l’ouverture de voies complémentaires. Le resserrement des liens entre les pays du continent asiatique peut permettre à la Chine de diversifier ses exportations et de réduire sa dépendance envers les marchés européens et américains. Les tableaux ci-dessous montrent l’importance du partenaire commercial américain mais aussi la grande place des échanges avec le Japon et les dragons asiatiques. « Dans un contexte où il s’agit de privilégier le développement économique et la stabilité intérieure, le régionalisme présente le triple avantage de calmer les appréhensions des pays voisins, de créer un environnement régional de prospérité partagée et d’approfondir la coopération » [4]. La nouvelle politique régionale de la Chine correspond ainsi à une diplomatie rassurante de « bon voisinage, voisinage sûr et voisinage prospère » (mulin, anlin, fulin). L’objectif actuel de la Chine est d’apaiser ses voisins et de désamorcer la théorie d’une menace chinoise (zhongguo weixie lun). Et, de fait, leurs craintes face à la montée en puissance de la Chine sont atténuées dans la mesure où les dirigeants chinois affirment clairement leur intention de maintenir un régionalisme ouvert et inclusif dont les grandes puissances ne sont pas exclues.
La participation de la Chine aux discussions et négociations régionales s’est institutionnalisée ces dernières années. Le rôle qu’elle a joué dans le lancement, la construction et l’organisation d’institutions régionales telles que l’Organisation de Coopération de Shanghai et le Sommet de l’Asie Orientale témoigne de l’assouplissement de son discours diplomatique traditionnel basé sur le principe de non-intervention. Certes, ce principe opportun pour une jeune puissance comme la Chine est constamment brandi pour justifier les relations qu’elle développe avec des pays comme le Soudan, la Corée du Nord ou la Birmanie, sans remettre en question la légitimité des dirigeants avec lesquels elle est amenée à traiter. De même, cette doctrine de la non-intervention permet au gouvernement chinois d’ignorer les remontrances de la communauté internationale sur sa politique intérieure. L’intensification des échanges communautaires, la plus grande dépendance des pays asiatiques envers la Chine et l’insistance sur cette politique de non-intervention servent par ailleurs de moyen de pression à la Chine pour contraindre les pays asiatiques à réduire leurs contacts avec Taiwan, le dalaï-lama et les militants du Falungong.
Les partenaires commerciaux principaux de la Chine en 2009 (en milliards de dollars) |
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Rang | Pays | Volume |
1 | États-Unis | 298.3 |
2 | Japon | 228.9 |
3 | Hong Kong | 174.9 |
4 | Corée du Sud | 156.2 |
5 | Taiwan | 106.2 |
6 | Allemagne | 105.7 |
7 | Australie | 60.1 |
8 | Malaisie | 52.0 |
9 | Singapour | 47.9 |
10 | Inde | 43.4 |
Source : Administration des douanes de la RPC, Statistiques des douanes chinoises
Les principales destinations des exportations chinoises en 2009 (en milliards de dollars) |
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Rang | Pays | Volume |
1 | États-Unis | 220.8 |
2 | Hong Kong | 166.2 |
3 | Japon | 97.9 |
4 | Corée du Sud | 53.7 |
5 | Allemagne | 49.9 |
6 | Pays-Bas | 36.7 |
7 | Royaume-Uni | 31.3 |
8 | Singapour | 30.1 |
9 | Inde | 29.7 |
10 | Australie | 20.6 |
Source : Administration des douanes de la RPC, Statistiques des douanes chinoises
Les principaux importateurs vers la Chine en 2009 en milliards de dollars) [5] |
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Rang | Pays | Volume |
1 | Japon | 130.9 |
2 | Corée du Sud | 102.6 |
3 | Taiwan | 85.7 |
4 | États-Unis | 77.4 |
5 | Allemagne | 55.8 |
6 | Australie | 39.4 |
7 | Malaisie | 32.3 |
8 | Brésil | 28.3 |
9 | Thaïlande | 24.9 |
10 | Arabie Saoudite | 23.6 |
Source : Administration des douanes de la RPC, Statistiques des douanes chinoises
Outre les avantages commerciaux que la création d’une communauté asiatique renforcée ne manquerait pas d’apporter à la Chine, l’entreprise ne peut fonctionner sans un certain degré de solidarité et de soutien mutuel entre les pays membres. Il est donc nécessaire d’apaiser les querelles territoriales (illustrées récemment par les tensions entre le Japon et la Chine autour de l’archipel Diaoyu/ Senkaku, dont nous avons parlé plus haut), les tensions historiques (en partie liées à la non reconnaissance des crimes de guerre commis par les officiers japonais pendant la seconde guerre mondiale), les conflits et suspicions diverses qui persistent entre un certain nombre de pays asiatiques et qui constituent un des obstacles majeurs à l’avènement d’une véritable communauté asiatique. Par ailleurs, l’émergence et le maintien d’une telle communauté impliquent que ces pays entretiennent des objectifs et des principes communs. De meilleures relations avec ses pays voisins ont l’avantage de dissuader ceux-ci de faire pression avec les États-Unis contre la Chine, par peur de perdre ce que leur apporte cette nouvelle relation. Après la violente répression de juin 1989, les pays occidentaux avaient en effet organisé un réseau de sanctions contre la Chine et cette dernière avait été contrainte de reconfigurer sa politique étrangère et de se concentrer sur l’Asie orientale, qui était alors devenue sa base de repli. La Chine a depuis créé une zone tampon contre les pressions éventuelles des États-Unis.
Plus encore, l’idée d’un retour vers l’Asie ne déplait pas à la Chine car elle pourrait ainsi contribuer à bâtir le monde multipolaire dont elle rêve. Une communauté asiatique forte pourrait en effet contrebalancer le poids des États-Unis en Asie et dans le monde. C’est ce qu’on appelle dans la théorie de l’équilibre des pouvoirs le soft-balancing, comme le souligne T. V. Paul :
Le soft balancing correspond à un équilibre tacite recherché en dehors des alliances officielles. Il a lieu lorsque des ententes ou des accords de sécurité limités sont trouvés entre États afin de contrebalancer le pouvoir d’un État potentiellement menaçant ou d’une nouvelle puissance. Le soft balancing se fonde souvent sur une course aux armements restreinte, sur l’organisation d’exercices en coopération, ou sur une collaboration dans le cadre d’institutions régionales ou internationales. Ces politiques peuvent donner lieu à des stratégies ouvertes de hard balancing si la compétition sécuritaire s’intensifie et la puissance en question se montre plus menaçante [6].
La Chine reconnaît et accepte la réalité de la puissance américaine. Celle-ci est contrainte à la modération, notamment en ce qui concerne la question taiwanaise et la politique chinoise d’expansion en Afrique, étant donné sa forte dépendance financière vis-à-vis de la Chine. Cette dernière tâche néanmoins de réduire autant que possible l’usage que les États-Unis font de leur puissance politique, militaire et économique en Asie par des manoeuvres diplomatiques visant à étendre son influence politique et économique dans la région. Le monde n’est déjà plus unipolaire : de nouvelles puissances émergent, des ensembles régionaux se construisent et contestent la puissance américaine. La prise de confiance et l’affirmation croissante de la Chine le confirment. Certains experts chinois commencent à contester le rôle des États-Unis dans les affaires d’Asie orientale. Ainsi, Xiao Huanrong défend l’idée que « la participation des États-Unis [dans l’ordre régional est-asiatique] doit se limiter à celle d’un invité » et que « la Chine devrait s’affirmer et jouer au moins le rôle de coordinateur [7] ». Certains, comme Pang Zhongying, rejettent l’importance actuelle des États-Unis dans le système régional sous prétexte que n’étant pas un pays asiatique, ils n’y ont aucune légitimité. Toutefois, la Chine ne cherche pas officiellement à évincer la puissance américaine pour adopter à son tour un rôle de leader en Asie. Par ailleurs, la raison principale du déclin de l’influence américaine en Asie provient de sa politique actuelle de laisser-faire (benign neglect) et d’engagement sélectif dans la guerre contre le terrorisme, dont la Chine a pu largement profiter sur les plans économique, commercial et culturel.
Concernant la construction de la communauté est-asiatique, il reste à déterminer qui en fera partie (l’Australie, l’Inde, les États-Unis, etc.) et qui en prendra la tête. À l’heure actuelle, le Japon et la Chine ne peuvent pas prendre position sur le sujet, car les tensions entre les deux pays sont encore trop vives et la compétition qui s’ensuivrait serait trop risquée. L’offensive de charme menée par la Chine et sa diplomatie douce interdisent l’expression de velléités de contrôle d’une communauté est-asiatique à venir. La présence de puissances occidentales dans la région asiatique est dans ce contexte bien perçue par les divers acteurs asiatiques. En outre, la Chine est consciente que si elle parvient à rassurer la communauté internationale par le biais de sa diplomatie régionale, elle pose les fondations de sa politique internationale à venir. Elle a tout à gagner à faire bonne figure et à promouvoir une image de grande puissance régionale responsable. Men Honghua, chercheur de l’Institut de Stratégie Internationale de l’École Centrale du Parti, explique ainsi que le régionalisme est une première étape incontournable dans l’accession de la Chine au statut de grande puissance mondiale. Sa participation aux institutions et accords régionaux lui permet d’être moins sur la défensive et de gagner en assurance et en expérience. Car la politique chinoise se caractérise davantage par son mondialisme que par son régionalisme. Les Chinois manifestent en effet une conscience accrue de leurs intérêts mondiaux, notamment sur le plan économique. Les exportations chinoises ont une envergure mondiale, les États-Unis étant de loin leur première destination (voir tableau des exportations ci-dessus). Par ailleurs, les entreprises européennes et américaines sont des investisseurs clés en Chine. La Politique de Réforme et d’Ouverture (gaige kaifang) de la Chine et les zones économiques spéciales destinées à attirer les investissements étrangers ont été conçues dans une perspective mondiale et non régionale. Zheng Yongnian explique dans Globalization and State Transformation [8] que le cadre de référence mondialiste (globalist worldview) permet au régime chinois de renforcer sa légitimité au sens où il permet à l’État de se consolider et d’asseoir sa position dans le monde. Ainsi, même si le régime chinois a revu son rôle de puissance régionale et réévalué ses liens avec l’Asie de l’Est depuis le milieu des années 1990, il a choisi avec opportunisme l’ouverture de canaux complémentaires voire la surenchère (avec le Japon) en termes d’initiatives bilatérales et régionales sans dévier pour autant de sa trajectoire mondiale.
Actuellement, l’ascension pacifique de la Chine lui permet d’approcher plus que jamais l’objectif fixé par les réformateurs de la fin de la dynastie Qing – le retour à une Chine prospère et puissante (fuqiang). Cela alimente un type de nationalisme revanchard et un sentiment de dignité retrouvée au sein de la population chinoise. C’est une des raisons pour lesquelles, depuis le lancement de la Politique de Réforme et d’Ouverture de Deng Xiaoping qui a conduit la Chine à accéder l’été dernier au rang de deuxième économie mondiale devant le Japon, et malgré les bouleversements et tensions déclenchés par cette politique économique, le régime chinois parvient à se maintenir. Mais depuis quelques années, celui-ci a conscience que la réussite économique et la participation croissante de la Chine aux discussions internationales ne suffisent pas à le légitimer aux niveaux national et international. La Chine cherche ainsi à cultiver son soft power, concept introduit par Joseph Nye pour décrire le pouvoir d’attraction et de persuasion par opposition au hard power, pouvoir de coercition. Les États-Unis servent de modèle à la Chine dans ce domaine. Ils sont en effet parvenus à imposer leurs valeurs et leur culture dans le monde et à établir un système éducatif, scientifique et technologique unique. Les chercheurs Shi Yinhong (mentionné plus haut) et Chen Zhirui (de l’Institut de Recherches Européennes à l’Académie des Sciences Sociales) appellent ainsi le pays à renforcer son soft power (ruan shili) pour compléter de façon durable son faible hard power [9] et à élaborer son propre modèle de développement. Prenant exemple sur le Goethe Institut allemand, la Chine a ainsi ouvert son premier Institut Confucius en juin 2004. On en dénombre à l’heure actuelle plus de 300 répartis dans une centaine de pays (une quinzaine ont déjà été ouverts en France). La popularité grandissante de certains éléments de la culture chinoise au niveau international semble par ailleurs contrebalancer en partie l’attrait des cultures américaine et japonaise, notamment auprès des jeunes Chinois [10], tout en ayant un impact direct sur les affaires intérieures du pays.
De même, surtout depuis les célébrations organisées pour les trente ans de la Politique de Réforme et d’Ouverture, la Chine avance l’idée qu’un nouveau modèle de développement est né de son expérience. On ne compte plus par exemple les publications sur le modèle chinois (zhongguo moshi). Il faut remarquer que la perception qu’ont les Chinois de leur développement est totalement tournée vers eux-mêmes. Comme Barry Buzan le souligne, leur vision exceptionnaliste est reflétée dans la formule « aux couleurs de la Chine » (zhongguo tese de) sans cesse mobilisée pour décrire le développement, le socialisme, la démocratie etc. À l’opposé des prétentions universalistes du libéralisme américain, la Chine insiste sur sa culture unique et indique que sa contribution à l’ordre mondial se limite à son propre développement pacifique. Le récent débat sur le modèle chinois modifie quelque peu cette approche, puisque certains chercheurs chinois prétendent que le développement chinois est digne d’émulation et peut à son tour servir de référence dans d’autres parties du globe [11]. Or, à l’échelle mondiale, les valeurs occidentales prévalent et la montée en puissance d’un pays non démocratique qui associe nationalisme culturel, social et politique et libéralisme économique inquiète. Certains analystes suggèrent que le régime chinois et ses idées sont plus séduisants à l’échelle régionale. Sans tout à fait reprendre le débat, daté, des valeurs asiatiques, beaucoup s’accordent pour dire que les pays d’Asie orientale partagent certaines valeurs. Ceux-ci porteraient davantage d’attention à la souveraineté et au principe de non-intervention, et seraient plus enclins au fonctionnement hiérarchique et au suivisme (bandwagoning) [12].
La crise actuelle ouvre la voie à des alternatives au consensus de Washington, qu’on peut définir rapidement par la formule : libéralisation, privatisation et dérégulation. Joshua Cooper Ramo décrit ainsi ce qu’il a été le premier à appeler le consensus de Pékin : recherche constante d’innovations [13], rejet de la seule croissance du PIB comme indicateur de progrès (et proposition d’autres marqueurs tels que la durabilité du système économique et la répartition des richesses) et principe d’auto-détermination. Si Arif Dirlik rejette l’idée que le développement chinois puisse véritablement servir de modèle tant ses incohérences et écueils sont nombreux (inégalités, problèmes environnementaux etc.), il reconnaît que :
En RPC, la quête d’autonomie et d’auto-détermination donne une dimension multilatérale aux relations internationales qui contraste vivement avec la direction de plus en plus unilatérale de la politique américaine de ces vingt dernières années. Le consensus de Pékin se distingue notamment par une approche des relations internationales qui recherche, à travers des relations multinationales, un nouvel ordre mondial fondé sur des relations économiques, mais qui reconnaît aussi les différences politiques et culturelles ainsi que les différentes concrètes régionales et nationales au sein d’un cadre mondial commun. [14] (Dirlik, Arif. 2006. “Beijing Consensus : Beijing Gongshi” Globalization and Autonomy Online Compendium, p. 5)
Ces éléments suggèrent qu’en ce qui concerne la Chine, les obstacles à la construction d’une communauté asiatique ne sont pas insurmontables. En effet, même si tout est loin d’être réglé, puisque l’orientation précise d’une telle communauté, la détermination exacte de ses membres et sa direction restent à définir, elle reposerait sur un modèle de relations internationales différent et sur un ordre mondial décentralisé qui se dessinent déjà. Le modèle chinois ne semble pas incompatible avec l’ASEAN way. Celle-ci ne se définit en effet pas par des principes généraux ou des idéaux, mais par une méthode de négociation et de résolution des conflits régissant les relations entre les pays asiatiques. Elle correspond à une recherche de compromis et d’harmonie, à un principe de courtoisie et de rejet du conflit, à une diplomatie élitiste de règlement des tensions dans la discrétion, à une méfiance vis-à-vis du cartésianisme et du légalisme et au principe de non-intervention lié au respect dû à la sacro-sainte souveraineté nationale. Le mode de fonctionnement de la communauté est-asiatique semble pour ainsi dire tout trouvé. Il reste néanmoins au Japon et à la Chine à trouver une stratégie de réconciliation et à faire reposer leur nationalisme sur une nouvelle version moins conflictuelle et moins amère de leur histoire.
La création d’une communauté est-asiatique peut par conséquent servir à bien des égards les intérêts de la Chine. Toutefois, cela ne dispense pas cette puissance émergente de relever plusieurs grands défis incontournables. Parvenir à une vision plus claire de sa propre identité et de son idéal de société est devenu une priorité. Yang Yao attribue la réussite économique et la stabilité politique de la Chine à la neutralité de son gouvernement (disinterested government) – au sens où il joue le rôle détaché d’arbitre des conflits d’intérêts qui opposent différents groupes sociaux et politiques – et à la légitimité qu’il a acquise grâce à l’amélioration constante des conditions de vie de la population chinoise. Il ajoute que l’adoption progressive par la Chine des principes d’économie néo-classique a considérablement renforcé les inégalités. Or, le gouvernement central chinois ne parvient plus à calmer les revendications de sa population par des mesures sociales (réforme des campagnes, réforme du système de santé etc.) dont l’ampleur est notamment limitée par le lobbying des gouvernements locaux et des entreprises privées dont, d’après cet économiste de l’Université de Pékin, seules des procédures démocratiques peuvent freiner l’ardeur. En d’autres termes, si le régime chinois finit par opérer une véritable démocratisation, ce sera en réponse à ses pressions internes, bien plus qu’en réponse aux pressions de la communauté internationale.
par , le 23 novembre 2010
– Guo Sujian (ed.), China’s "Peaceful Rise" in the 21st Century - Domestic and International Conditions, Ashgate, London, 2006.
– Boulanger E., Constantin C. et Deblock C., « Le régionalisme en Asie : un chantier, trois concepts », Monde en développement, 2008.
– Li Mingjiang, « China Debates Soft Power », Chinese Journal of International Politics, Vol. 2, n° 2., 2008, p. 287-308.
– Joshua Cooper Ramo, The Beijing Consensus, The Foreign Policy Centre, 2004.
– Barry Buzan, « China in International Society : Is ‘Peaceful Rise’ Possible ? », The Chinese Journal of International Politics, Vol. 3, 2010, p. 5–36.
– Yao Yang « The End of the Beijing Consensus », Foreign Affairs, 2 février 2010.
Émilie Frenkiel, « La Chine est-elle asiatique ? », La Vie des idées , 23 novembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-Chine-est-elle-asiatique
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[1] Les membres de l’ASEAN sont le Brunei, le Vietnam, la Malaisie, les Philippines, le Cambodge, l’Indonésie, la Thailande, le Laos, la Birmanie et Singapour.
[2] « What is Japan’s East Asia Community Idea ? », The China Post, 24 octobre 2009.
[3] Qin Yaqing, “Wuzhengfu wenhua yu guoji baoli : Daguo de jiangxing jueqi yu heping fazhan” (Non- governmental culture and international violence : Forceful rise of a great power and peaceful development) Zhongguo Shehui Kexue, 2004, n°5 ; Qin Yaqing, “Shijie geju yu Zhongguo heping jueqi” (International pattern and China’s peaceful rise)
[4] Boulanger E., Constantin C. et Deblock C., « Le régionalisme en Asie : un chantier, trois concepts », Monde en développement, 2008, Vol. 4, n° 144, p. 105.
[5] Ces statistiques proviennent du site du Conseil Commercial sino-américain,http://www.uschina.org/statistics/tradetable.html
[6] « Soft balancing involves tacit balancing short of formal alliances. It occurs when states generally develop ententes or limited security understandings with one another to balance a potentially threatening state or a rising power. Soft balancing is often based on a limited arms build-up, ad hoc cooperative exercises, or collaboration in regional or international institutions ; these policies may be converted to open, hard-balancing strategies if and when security competition becomes intense and the powerful state becomes threatening ». Paul, T.V., « The Enduring Axioms of Balance of Power Theory », in Paul, T.V., Wirtz, J. et Fortmann, M., (ed.). Balance of Power. Theory and Practice in the 21st Century, Stanford, Stanford University Press, 2004.
[7] Xiao, Huanrong, « Zhongguo di daguo zeren yu diqu zhuyi zhanlüe » (China’s Great Power Responsibility and Its Regional Strategies), in Xiao Huanrong (ed.), Heping di dili xue-Zhongguo xuezhe lun dongya diqu zhuyi (Chinese Scholars on East Asian Regionalism), Communications University of China Press, 2005, p. 174-189.
[8] Zheng Yongnian, Globalization and State Tranformation, Cambridge University Press, 2004, p. 39.
[9] La Chine possède la plus grande armée au monde avec 2,3 millions d’hommes. Cependant, même si le budget alloué à l’armée augmente chaque année, d’après le think tank SIPRI, la Chine n’est qu’en cinquième position en termes de dépenses relatives (% du PIB) après la Russie, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France.
[10] Par exemple, les opéras, les tenues, les meubles et l’architecture traditionnels chinois, semblent bénéficier d’un regain de popularité après une période où ils ne plaisaient plus qu’aux étrangers. Zhao Changmao, « Zhongguo Xuyao Ruan Shili », (La Chine a besoin de Soft Power), Liaowang Xinwen Zhoukan (Outlook News), 7 juin 2004.
[11] Dans The Dragon’s Gift, ouvrage recensé dans La vie des idées, Deborah Brautigam indique par exemple que la Chine justifie sa politique en Afrique par le fait qu’elle ne fait que reproduire la méthode grâce à laquelle elle s’est elle-même développée quelques décennies auparavant (notamment en s’appuyant sur l’aide « mêlée à d’autres formes d’engagement économique en provenance de l’Occident et du Japon », p. 13).
[12] Cf. Barry Buzan, « China in International Society : Is ‘Peaceful Rise’ Possible ? », The Chinese Journal of International Politics, Vol. 3, 2010, note 37.
[13] Wang Shaoguang, « Xuexi jizhi yu sheyingnengli : zhongguo nongcun hezuo yiliao tizhi bianqian de qishi » (Mécanisme d’apprentissage et faculté d’adaptation : évolution du système coopératif de soins des campagnes chinoises), Sciences Sociales Chinoises, Juin 2008 ; “Adapting by learning : the evolution of China’s rural health care financing”, Modern China vol. 35 n°4, juillet 2009 (version anglaise) ; Sebastian Heilmann. “From Local Experiments to National Policy : The Origins of China’s Distinctive Policy Process”, The China Journal, No. 59, Jan 2008 : 1-30.
[14] « In the PRC, the search for autonomy and self-determination has taken (…) a multilateralist approach to global relationships which contrasts sharply with the increasingly unilateralist direction US policy has taken over the last two decades. The most important aspect of the Beijing Consensus may be an approach to global relationships that seeks, in multinational relationships, a new global order founded on economic relationships, but which also recognizes political and cultural difference as well as differences in regional and national practices within a common global framework… A century of revolutionary socialist search for autonomy, bolstered by recent economic success, qualifies the PRC eminently to provide leadership in the formation of an alternative global order. »