Recensé : Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832. Présenté et commenté par Thomas Bouchet, Paris, Vendémiaire, 2011.
En 1878, Mark Twain se livre à une analyse peu amène des Français, comparés – défavorablement – aux Comanches, aux Turcs, aux Chinois et aux Dahoméens, véritable internationale de la violence archaïque rejetée hors de toute civilisation, pour leur propension au massacre : « le passe-temps favori des Français, de toute éternité, a consisté à exterminer leurs compatriotes par le fer et par le feu (…). Nulle haine ne s’est révélée aussi implacable que la haine du Français contre ses frères (…) L’esprit de massacre semble leur appartenir de droit divin. Il n’est aucune autre nation qui en soit pourvue d’aussi éclatante manière » [1]. Pour illustrer son propos, Twain évoque la Saint-Barthélemy, la Terreur, le 2 Décembre et la récente Commune de Paris. Mais pas l’insurrection des 5 et 6 juin 1832, passée par pertes et profits. Pourtant, quelques années plus tôt, Victor Hugo en avait fait le théâtre de la violence où culmine Les Misérables, publié en 1862.
Thomas Bouchet est l’historien des 5 et 6 juin 1832, objet de sa thèse et d’un ouvrage publié voici dix ans [2]. Une coalition de mécontentements, alliée à une profonde hostilité au régime orléaniste sur fond de crise économique et d’épidémie de choléra entraîne un violent soulèvement dans le Paris populaire. Au bout de deux jours de combats et de quelque 300 morts, le pouvoir écrase l’insurrection et met Paris en état de siège. L’un des chefs de barricade les plus actifs, Charles Jeanne, réussit à s’enfuir et à se cacher avant d’être pris, emprisonné et jugé en octobre 1832. Lors de son procès au cours duquel, à la manière de Louise Michel après la Commune, il revendique hautement ses actes, il est érigé par le pouvoir en incarnation de l’anarchie politique, et condamné pour cela à une très sévère peine : la déportation, qu’il effectue pour l’essentiel au Mont Saint-Michel, faute de lieu approprié en dehors de la métropole. C’est là en 1833 qu’il rédige la lettre à sa sœur, publiée dans ce volume.
Le hasard, incarné par la figure de l’historien Michel Cordillot, grand connaisseur des mouvements sociaux et des utopies au XIXe siècle, a conduit Thomas Bouchet à ce document qu’il édite en l’accompagnant d’une forte introduction et d’un savant commentaire. Étonnant hasard que la découverte d’un document dont on ignorait l’existence : le métier d’historien a aussi ses joies… D’autant que le document en question est d’une dimension (60 feuillets) et d’une qualité (le récit de l’événement par l’un de ses principaux protagonistes) inespérées. La « parole populaire », fût-elle écrite, est souvent invoquée, rarement produite, et pour cause : elle n’a pas d’espace propre, le plus souvent, hormis la scène judiciaire. La barricade vue de l’intérieur : tout historien rêve de « tomber » sur un document qui permette de contrebalancer le poids du récit produit par le vainqueur.
Charles Jeanne est un inconnu de l’histoire. Ce combattant de Juillet 1830, décoré pour cela, est un commis de 32 ans dont la conscience politique républicaine est organisée autour de deux mots-clefs : liberté et patrie. Très vite, Louis-Philippe lui apparaît comme le renoncement même à ces deux idéaux. L’enterrement du général Lamarque, député républicain mort du choléra, fournit aux sociétés secrètes l’occasion de tenter de renverser le roi des Français. Membre de la Société Gauloise [3], Jeanne prend le fusil le 5 juin 1832 et combat durant deux jours au cœur du Paris insurgé : le quartier Saint-Merry. La lettre qu’il rédige en prison constitue donc une pièce essentielle pour la connaissance de l’événement, mais plus encore d’un homme qui représente des classes populaires laissées à la porte de la citoyenneté (le suffrage reste étroitement censitaire), alors qu’ils font preuve d’une vraie culture politique.
Que dit Jeanne dans ce témoignage, rédigé moins en forme de plaidoyer qu’en récit contradictoire avec la version officielle de l’événement ? Qu’il est avant tout un patriote ; que la Marseillaise et le Chant du départ sont les hymnes des insurgés ; que, républicain affirmé, il n’aime pas pour autant le drapeau rouge ; que l’humour, la forfanterie, la provocation appartiennent à l’arsenal des insurgés ; que les gardes nationaux venus de la banlieue ou considérés comme des « ruraux » sont des ennemis ; qu’une stricte discipline est nécessaire sur la barricade ; que Louis-Philippe est un traître ; qu’il est prêt, enfin, à mourir pour la cause. La thématique du martyr irrigue son récit. On se déplace peu dans cette guerre de position : le quartier, la rue, l’immeuble en constituent les repères identifiés par les insurgés qui répugnent à toute forme d’éloignement de leur environnement quotidien. Les références utilisées pour caractériser l’adversaire sont autant de stéréotypes (cosaques, cannibales) qui renvoient incidemment au texte de Mark Twain cité ci-dessus : « Il me semblait que l’on me scalpait », écrit Jeanne pour traduire la violence du combat, utilisant lui aussi la figure de l’Indien comme incarnation de la barbarie.
Son récit donne à voir des figures anonymes de l’insurrection, sorte d’instantanés biographiques, dans un étonnant mélange de classes d’âge et de classes sociales : ouvriers adolescents inconscients face au danger ; étudiants en droit et élève de l’ École polytechnique rejoignant l’insurrection ; ancien officier de l’Empire qui tente d’ordonner quelque peu des insurgés foncièrement individualistes ; vieillard (entendons : un homme « plus que sexagénaire ») tué d’une balle en plein front ; réfugié polonais ayant émigré en France après la défaite de l’insurrection de Varsovie ; combattant issu d’un milieu aisé qui « mettant son derrière à nu », le présente aux gardes nationaux, leur lançant : « Tenez tas de jean-f…, vous ne savez pas tirer à la cible, et vous êtes bien trop lâches pour en jamais voir une pareille à celle-ci » (p. 71). Ce type d’exhibition/provocation, à la fois démonstration d’honneur et facteur de mobilisation, est assez fréquemment repéré dans les épisodes de guerre civile qui parsèment le siècle. Mais, généralement, c’est la poitrine qui est mise à nu. Comment, de plus, ne pas songer au récit fait par Hugo d’une scène de l’insurrection de Juin 1848 où, juchée au sommet d’une barricade, une « fille publique » soulève sa robe en criant aux soldats : « Lâches, tirez, si vous l’osez, sur le ventre d’une femme » - l’injonction fut suivie d’effets et la femme, suivie d’une seconde qui fit le même geste, fauchée par un feu de peloton [4].
Dans ce récit de la « barricade à hauteur d’insurgé », on dispose, comme le souligne Thomas Bouchet, d’une anthropologie de ce type de combat urbain où tous les sens sont sollicités, de la vue à l’odorat en passant par l’ouïe. Jeanne excelle à rendre ce qui fait souvent défaut à des productions plus officielles ou plus littéraires. Le paysage sensoriel qui émane de ce récit en constitue l’un des points forts. Le sang omniprésent en est l’un des acteurs principaux : pendant, dans un affrontement très violent où la proximité physique des combattants est surprenante, et après, les vainqueurs exerçant une impitoyable répression. Le jeu du « pile ou face » fait rage : il s’agit de parier pour savoir de quel côté tomberont des insurgés précipités du haut des fenêtres des immeubles où ils ont été faits prisonniers.
Au lendemain de sa condamnation, la vie de Jeanne en prison est marquée par des conflits de plus en plus violents avec certains de ses compagnons de captivité, pourtant républicains comme lui. Des clans se forment, des accusations fusent, la quête de responsables de l’échec de l’insurrection bat son plein : la défaite creuse les antagonismes. Transféré de prison en prison, c’est finalement à Doullens – qui accueillit également Barbès, Blanqui, Raspail – qu’il s’éteint en juillet 1837. Il est alors oublié et le demeure. Jeanne n’est pas un professionnel de la plume : il n’est pas à même de donner corps à une analyse approfondie de son action et de celle du peuple de Paris insurgé dans une large perspective historique ou politique, voire plus simplement mémorielle. Sans même parler de Victor Hugo, il n’est ni Hégésippe Moreau [5], ni George Sand, ni Henri Heine, ni Louis Blanc qui, tous chacun de manière différente, ont rendu compte de Juin 1832. Son récit emprunte d’ailleurs à des stéréotypes rhétoriques amenant à relativiser l’autonomie de la parole ouvrière [6]. Mais au delà de ces emprunts, comme le souligne Thomas Bouchet, à lire sa prose, on entend sa voix, sa sensibilité, sa culture, ses préjugés. Le témoignage se fait analyse, l’aspect mémoriel (qui est aussi un exercice d’autojustification) s’inscrit dans un projet politique confrontant le but (le République) et les moyens (l’insurrection). Agrémenté de nombreux documents, d’une chronologie, d’une présentation des sources et d’une bibliographie, le texte édité par Vendémiaire constitue un apport essentiel à la connaissance de ces journées des 5 et 6 juin 1832, quelque peu désertées par l’histoire. De plus, à sa manière, il confronte le lecteur à l’actualité de l’insurrection en suggérant une véritable réflexion sur la concordance des temps.