1. La « promotion » de la démocratie : de l’enthousiasme à l’aveuglement sur soi
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, moins de 20% des pays pouvaient être considérés comme démocratiques, au sens (minimal du terme) de régimes dans lesquels les gouvernants étaient élus dans le cadre d’une compétition électorale entre partis véritablement ouverte. Les valeurs et les institutions démocratiques étaient d’ailleurs alors vivement contestées de divers côtés, accusées par les uns de n’être que mystificatrices car purement formelles (rhétorique communiste) et par les autres d’être inadaptées à des sociétés peu développées en laissant le champ libre à la manipulation démagogique des masses (rhétorique conservatrice). Réalisation de l’intérêt général et instauration de la démocratie paraissaient ainsi dissociées de bien des côtés. Les pays occidentaux tenaient en outre souvent un double langage en refusant presque toujours d’appliquer dans leurs colonies ce dont ils s’enorgueillissaient chez eux.
Cette situation a été bouleversée par trois grandes vagues de changements. Le mouvement de décolonisation des années 1960, d’abord. Plusieurs dizaines de pays, nouvellement indépendants, sur le continent africain notamment, ont alors adopté, à des degrés divers, des institutions démocratiques. A partir des années 1970, l’écroulement d’un certain nombre de dictatures, en Europe (Espagne, Grèce, Portugal) puis en Amérique Latine (Brésil, Argentine) ou en Asie (Indonésie, Philippines) ont ensuite fortement renforcé le camp de la démocratie. L’effondrement de l’URSS et de ses satellites après la chute du mur de Berlin en 1989 a enfin étendu un mouvement qui s’est ensuite poursuivi. A l’aube du XXIe siècle les régimes démocratiques sont ainsi devenus dominants sur le globe. C’est l’absence de démocratie qui est désormais considérée par tous comme un problème. Ce constat d’ensemble mériterait certes d’être précisé, nuancé, modulé. Dans bien des cas, ce sont en effet surtout les apparences démocratiques qui ont triomphé, amenant ainsi certains à railler les « démocraties Potemkine » [1]. Mais le bouleversement d’ensemble n’en demeure pas moins le fait remarquable. Ces différentes « transitions » à la démocratie, avec leurs problèmes, ont été analysées dans de multiples ouvrages qui forment une énorme bibliothèque. La « transitologie » est ainsi devenue dans ce contexte une sous-discipline particulièrement florissante de la science politique. Tout a alors longtemps semblé simple et positif dans cette progression. De telle sorte que l’horizon d’une fin de l’histoire finit même un moment par pouvoir être sérieusement évoquée dans les années 1990 ! Cette vision naïve a certes été « compliquée » par le souci de distinguer plus finement l’état réel des choses en montrant qu’existait une vaste zone grise entre régimes autoritaires et démocraties libérales (d’où les concepts de démocratie « illibérale », « défective » etc.). Mais la perception d’une certaine évidence du « bien politique » n’en subsistait pas moins [2].
La « promotion » de la démocratie s’est imposée dans ce contexte comme la désignation d’un nouvel idéal ayant pour but d’accomplir en les universalisant les conquêtes précédentes. Des agences ont été mises sur pied avec cet objectif, tant dans le cadre des Nations-Unies que par différents pays occidentaux de l’Union européenne [3]. La promotion de la démocratie a dorénavant eu ses techniciens et ses prophètes. Elle a eu ses programmes, ses campagnes, ses congrès. Elle a eu ses analystes et ses revues savantes (au premier rang desquelles Democratization qui a vu le jour en 1994). Lors du sommet annuel tenu à Vienne le 21 juin 2006, les Etats-Unis et l’Union européenne soulignaient dans cette perspective qu’ils « reconnaissaient l’avancement de la démocratie comme une priorité stratégique pour notre temps ». Mais cette affirmation n’en a pas moins commencé à s’accompagner d’un trouble profond avec l’évolution de la situation en Afghanistan et plus encore en Irak. Le soutien des opinions publiques à l’objectif de promotion de la démocratie a du même coup connu un net fléchissement, notamment au centre nerveux du problème, c’est-à-dire aux États-Unis. Les conditions de l’usage de la force militaire pour atteindre l’objectif célébré ont certes alimenté au premier chef les doutes, les perplexités et les rejets [4]. Les « soft power options »recueillent pour cela maintenant presque tous les suffrages. Mais le problème se limite-t-il à cette question des moyens ? Au constat des ravages provoqués par une forme d’angélisme ? Ce court essai propose de ne pas en rester à ce point de l’analyse et de la critique. Il ne s’agit pas non plus de se contenter de juger et de dénoncer la suffisance impériale et l’entêtement d’une super-puissance dont l’action semble prisonnière d’une vision idéologique et mécanique de l’Etat et de la marche du monde. Tout cela a en effet été dit cent fois. Si le problème visé a bien une dimension que l’on peut qualifier de « politique » il réside également dans le présupposé d’évidence concernant la nature de la démocratie que l’on s’est proposé d’exporter et de promouvoir. Le fait est en la matière qu’une certaine arrogance occidentale et un certain aveuglement sur la nature et les problèmes de la démocratie ont fait dramatiquement système.
Aveuglement ? C’est bien le mot. L’histoire de ces trente dernières années a été vécue dans le monde occidental avec le présupposé satisfait que la démocratie était un bien qu’il possédait, qu’il avait adéquatement théorisé et réalisé. Le fait de devoir concéder que l’Inde était « la plus grande démocratie du monde » ne suffisait pas à entamer cette certitude et à faire sortir l’Occident de son nombrilisme. L’interroger, c’est-à-dire dénoncer l’écart de la réalité à l’idéal, noter l’inachèvement d’une promesse, a du même coup longtemps conduit à franchir le Rubicon et à adopter le catéchisme contraire du relativisme. Les impatiences et les rejets qui ont nourri les post-colonial studies ont ainsi trouvé dans la prétention occidentale leur ressort et leur justification. Aveuglement sur soi de l’Occident et profession d’un relativisme protecteur ont ainsi progressivement fait système. C’est cet enchaînement appauvrissant qu’il est urgent de rompre aujourd’hui. Car il est moteur de toutes les confusions et de tous les abandons.
Ce problème, il faut le souligner, vient de loin. S’il apparaît aujourd’hui dans toute sa radicalité, c’est dès l’origine, pourrait-on dire, que les révolutions politiques du XVIIe et du XVIIIe siècles en Europe et en Amérique ont ouvert des interrogations et fait apparaître des apories que l’on a souvent voulu minimiser ou même masquer. Les incertitudes de l’expérience, les ambiguïtés et les tensions de l’histoire y ont systématiquement été gommées au profit de la reconstruction d’une histoire lisse et apaisée de la liberté et de la participation. L’histoire de la Révolution française a été particulièrement emblématique de ce glissement. L’impossibilité d’un véritable universalisme démocratique trouve là sa source première. C’est pourquoi l’objectif d’une promotion de la démocratie ne pourra prendre un sens véritable que si le monde occidental fait retour sur les indéterminations et les problèmes de sa propre expérience démocratique. L’idée d’un universalisme fermé du modèle doit ainsi céder le pas à un universalisme ouvert de la confrontation des expériences. C’est à ce prix qu’une certaine désoccidentalisation du regard ne se retournera pas en un douteux relativisme. D’où la nécessité première de faire retour sur les tensions et les interrogations qui ont entouré l’usage même du terme de démocratie en Occident. D’où encore la nécessité de comprendre les mécanismes qui ont conduit cet Occident à s’aveugler sur lui-même.
2. L’histoire tumultueuse du mot démocratie : les cas français et américain
L’objectif prioritaire doit d’abord être de réhabiliter les expériences des multiples mondes non-occidentaux. Mais il s’agit aussi, d’un autre côté, de retrouver le sens des apories structurant les expériences occidentales. En étudiant les révolutions française et américaine, on ne peut manquer ainsi d’être frappé par le fait qu’elles sont toutes deux marquées par de fortes indéterminations sur les questions essentielles de la citoyenneté, de la représentation et de la souveraineté. En ces moments de surgissement, l’entreprise démocratique ne se présente en effet nullement sous la forme d’un « programme » clairement dessiné qu’il suffirait de développer en réduisant les forces contraires de mouvements de résistance et d’opposition. Ce sont bien plutôt les tensions et les divergences qui dominent, tant philosophiquement qu’en termes pratiques d’ingénierie institutionnelle. Le processus conséquent d’occultation et de réduction de ces incertitudes premières constitue d’ailleurs en lui-même un élément central dans la constitution de l’aveuglement occidental. Que ce soit en Amérique ou en Europe, l’histoire tumultueuse et tâtonnante de la démocratie a en effet été comme rabotée de ses aspérités pour être ramenée aux simplifications d’une conception aseptisée de l’histoire ou d’une vision quasi-religieuse.
Au temps des révolutions française et américaine, on ne le répétera jamais assez, l’idée démocratique est encore loin d’apparaître comme simple et évidente. L’histoire du terme même de démocratie en témoigne avec éclat.
En France, il faut en fait attendre 1848 pour que le mot démocratie s’impose vraiment dans la langue politique, soit un demi-siècle après la Révolution. Au XVIIIe siècle, le terme de démocratie n’appartient pas au vocabulaire des Lumières [5]. Il n’est alors employé que référé au monde antique. Le Dictionnaire universel de Furetière (1960) note : « sorte de gouvernement où le peuple a toute l’autorité. La démocratie n’a été florissante que dans les républiques de Rome et d’Athènes ». Les définitions politiques de la démocratie sont d’autant plus succinctes dans ces dictionnaires que le mot a une dimension archaïque (Athènes et Rome) ou exotique (le Dictionnaire de l’Académie, note que « quelques cantons suisses sont de véritables démocraties »). Comme technique de gouvernement, la démocratie est par ailleurs souvent critiquée par les philosophes du XVIIIe siècle. Montesquieu résume bien le sentiment général en insistant sur l’instabilité de la démocratie et la tendance presque mécanique à la corruption de ses principes. Le chevalier de Jaucourt, qui rédige l’article « Démocratie » de l’Encyclopédie, paraphrase longuement l’Esprit des lois pour dénoncer la dégradation de la démocratie en ochlocratie ou en aristocratie. En même temps qu’il est rattaché à l’Antiquité, ou du moins à certains de ses moments et de ses lieux mythiques, le régime démocratique est alors presque toujours associé à des images de désordre et d’anarchie. Dans son Dictionnaire social et patriotique de 1770 Lefèvre de Beauvray va ainsi jusqu’à écrire à l’article « démocratie » : « le régime démocratique touche de plus près à l’anarchie que le monarchique ne touche au despotisme ».
La connotation antiquisante et presque technique du mot démocratie au XVIIIe siècle permet de comprendre qu’il ait été aussi absent dans la langue de 1789. L’idée d’un régime dans lequel le peuple soit directement législateur et magistrat ne mobilise en effet alors personne, tant elle semble renvoyer à un passé lointain et révolu, correspondre à un stade archaïque et instable de la vie politique. La connotation péjorative du mot démocratie est alors presque aussi forte que sa dimension utopique et archaïque. Au printemps 1789, certains grands seigneurs parlent ainsi avec dédain de « démocratie » pour qualifier l’état qui résulterait selon eux d’un vote par tête aux Etats généraux. Brissot note alors : « Le mot démocratie est un épouvantail dont les fripons se servent pour tromper les ignorants ». Dans la masse des journaux révolutionnaires, on n’en rencontre aucun, de 1789 à l’an IV, qui mentionne dans son titre le mot démocratie ou l’adjectif démocratique. Ce sont les adjectifs « national », « patriotique » ou « républicain » (à partir de 1792) qui reviennent le plus souvent. On peut aussi noter que le mot démocratie n’est pas prononcé une seule fois dans les débats de 1789 à 1791 sur le droit de suffrage.
C’est chez Sieyès et Brissot que le régime démocratique est le plus clairement renvoyé à son origine antique et qu’il reste le plus strictement défini comme gouvernement et législation directs du peuple. Sieyès a insisté à de nombreuses reprises sur ces caractéristiques, tout au long de l’année 1789, pour souligner la spécificité du régime que la Révolution était en train de mettre en place. « Dans la démocratie, écrit-il, les citoyens font eux-mêmes les lois, et nomment directement leurs officiers publics. Dans notre plan, les citoyens font, plus ou moins immédiatement, le choix de leurs députés à l’Assemblée législative ; la législation cesse donc d’être démocratique, et devient représentative [6] ». La dimension du royaume interdisant techniquement tout exercice direct de la volonté générale, Sieyès en conclut que « la France n’est point, ne peut pas être une démocratie [7] ». Le gouvernement représentatif que Sieyès appelle de ses vœux ne se confond donc pas avec la démocratie, qui reste appréhendée dans les termes du XVIIIe siècle. Brissot oppose de la même façon la république qu’il convient à ses yeux de réaliser en France et le régime démocratique. Comme Thomas Paine, il définit la république comme gouvernement par représentation, et rejette pour ce motif le modèle démocratique : « Les républicains de France, dit-il, ne veulent point de la démocratie pure d’Athènes [8] ». L’argumentation de Brissot est certes largement tactique. En dissociant république et démocratie directe, il souhaite en effet requalifier l’idée républicaine en la dégageant des procès d’intention et des accusations d’anarchie que lui adressaient ses détracteurs. Mais sur le fond, il veut aussi marquer la spécificité de la république moderne par rapport à des formes anciennes. Les deux auteurs oscillent ainsi en permanence entre une différenciation technique et une différenciation plus philosophique de la démocratie et du gouvernement représentatif, sans vraiment clarifier la question. La démocratie n’est ainsi jamais pensée comme le régime politique de la modernité. Elle reste un mot encombrant.
C’est plus tard, dans les années 1820, au temps de la monarchie constitutionnelle, sous la plume des théoriciens libéraux, que le mot démocratie va paradoxalement commencer à rentrer en France dans la langue ordinaire. Mais c’est pour désigner la société égalitaire moderne et non plus le régime politique associé aux républiques grecques et romaine, ou l’idée d’intervention directe du peuple dans les affaires publiques. Le mouvement sémantique est accompli en 1835 quand Tocqueville publie la première partie de sa Démocratie en Amérique. Mais il est amorcé bien plus tôt, dès les premières années de la Restauration. Royer-Collard, devait fixer en des termes qui resteront classiques pour toute une génération ce nouveau sens sociologique du mot démocratie, l’appréhendant comme l’« état social » caractérisant un monde ayant rompu avec les distinctions instituées de l’univers aristocratique. Le mot démocratie prend ainsi paradoxalement place dans le vocabulaire pour définir la société moderne à une époque où le suffrage censitaire régnait (100 000 électeurs seulement votaient vers 1820) ! Il triomphe significativement au moment où le terme de république acquiert une connotation d’extrême gauche dans la langue politique. Pour les libéraux doctrinaires, parler de démocratie consistait à revendiquer l’œuvre sociologique et juridique de la Révolution, tout en repoussant radicalement l’héritage politique républicain. C’était dire que la Révolution avait créé une société plus qu’un régime. Charles de Rémusat notera ainsi que la référence à la démocratie renvoie seulement à la notion de « civilisation moderne ». Pour lui, « la démocratie est dans l’ordre social. C’est là le résultat le plus certain, le plus éclatant de la Révolution. [9] ».
Le tournant sémantique est consacré au début des années 1830. « La démocratie est dans les mœurs », écrit Villemain dans son introduction à l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie française. C’est naturellement Tocqueville qui l’illustrera avec le plus d’éclat et de talent. En faisant de l’égalité des conditions le grand moteur de révolution de la société moderne, il consacre, dès le premier tome de sa Démocratie en Amérique, la définition sociologique de la démocratie. Tout l’intérêt de son œuvre réside cependant dans le fait qu’elle manifeste l’impossibilité d’en rester à une telle définition. Le sens de la démocratie n’est jamais stabilisé chez lui [10], le fait moderne de civilisation restant en permanence traversé par l’irrésistible pression de la souveraineté du peuple sur les institutions gouvernantes. C’est très perceptible dans ses manuscrits. « La démocratie constitue l’état social, le dogme de la souveraineté du peuple constitue le droit politique. Ces deux choses ne sont point analogues. La démocratie est une manière d’être de la société, la souveraineté du peuple est une forme de gouvernement », dit-il d’une côté [11]. Mais il revient quelques pages plus loin sur cette claire séparation en écrivant que « souveraineté du peuple et démocratie sont deux mots parfaitement corrélatifs ; l’un présente l’idée théorique, l’autre sa réalisation pratique [12] ». Son oscillation témoigne ainsi à la fois du tournant sémantique et de sa limite, comme s’il était impossible de dissocier complètement le social du politique et de construire le neuf en rupture avec l’ancien. L’équivoque tocquevillienne est ressentie comme une menace par la majorité des libéraux de l’époque. Ils n’ont de cesse d’exorciser l’idée antique de démocratie et proposent de n’en retenir que le sens moderne. Dans un ouvrage publié en 1837 comme réponse implicite à Tocqueville, De la démocratie nouvelle, ou Des mœurs et de la puissance des classes moyennes en France, Edouard Alletz, proche de Guizot, oppose ainsi la « vieille démocratie » définie comme « gouvernement des masses », « puissance du monde », « autorité de l’imprudence et de la misère » et la « démocratie nouvelle », qui repose sur le système représentatif et l’égalité devant la loi [13]. Alletz pense ainsi définir « la possibilité d’une démocratie sans suffrage universel [14] ». Le même flottement, il faut le souligner se retrouve alors aussi à l’autre bout du spectre politique. Il est par exemple significatif qu’une grande figure de l’opposition sous la monarchie de Juillet, Armand Carrel, publie en 1835 un article intitulé « Il ne faut pas confondre démocratie et république [15] » dans lequel il explique longuement que la démocratie renvoie à l’État de droit alors que la république qualifie le régime du suffrage universel. Si le mot démocratie s’impose peu à peu dans la première moitié du XIXe siècle, il reste ainsi marqué en France par un indéniable flottement. À gauche, son rapport à l’idée de souveraineté du peuple reste indéterminé. À droite, il exprime de façon indissociable une menace et une promesse. D’où sa place relativement marginale dans la langue politique de la Troisième république.
L’histoire du mot démocratie en Amérique présente des traits analogues. Il n’appartient pas non plus au vocabulaire de la Révolution américaine. Il est en effet connoté pendant cette période de façon très négative. On peut même dire que le terme de démocratie sert de repoussoir aux pères fondateurs, étant chargé de tous les maux et les travers politiques qu’ils entendent méthodiquement éviter. Hamilton parle ainsi des « vices de la démocratie » et stigmatise les excès auxquels elle conduit. Les termes de « maladie mortelle », de « confusion », de « licence » sont alors accolés de façon répétitive à celui de démocratie. Les constituants de Philadelphie, en 1787, se retrouvaient au fond assez bien dans l’opinion de Burke qui estimait qu’« une démocratie parfaite est la chose la plus honteuse du monde » [16]. Des images de désordre (confusion, anarchie, violence), d’irrationalité (passions, folie) et d’immoralité (mal, vices) dessinent alors l’aura sémantique dominante qui entoure le mot démocratie [17]. Le rejet par beaucoup d’américains des « excès » de la Révolution française renforcera ces préventions, l’efficacité répulsive du mot « jacobin » redoublant au tournant du XIXe siècle les appréhensions suscitées par l’idée démocratique. John Adams fustigera ainsi volontiers ses adversaires en les traitant indifféremment de « démocrates » ou de « jacobins ». Dans la bataille que mènent les fédéralistes contre Jefferson, à l’occasion de l’élection présidentielle de 1800, l’évocation du spectre de l’avènement d’une « démocratie jacobine » en cas de victoire de ce dernier, sert en permanence d’argument électoral.
Le rejet du terme de démocratie va donc alors beaucoup plus loin que la simple distinction historique et constitutionnelle qu’un Madison s’était attaché à établir dans de célèbres articles du Fédéraliste entre démocratie et gouvernement représentatif [18]. Le qualificatif de « démocrate » est quasiment devenu une insulte dans l’Amérique au début du XIXe siècle. Les fédéralistes l’utilisent de façon dépréciative pour se distinguer d’un Jefferson qui avait proposé de faire de la notion de « démocratie représentative » le socle d’une vision enrichie de l’idéal républicain (il était alors le leader du parti républicain opposé aux fédéralistes). Mais d’une façon courante en histoire, ces républicains finirent par s’approprier une dénomination d’abord destinée à les stigmatiser. Les relents de mépris que véhiculaient chez les fédéralistes la dénonciation de la démocratie comme règne des masses ignares (la mobocracy) seront retournés par les républicains en sentiment de fierté d’être l’expression des gens ordinaires. Le début d’extension vers l’Ouest accentuera cette forme d’appropriation sociale, les références à une « nose-count democracy » ou à une « coonskin democracy » trouvant un indéniable écho populaire [19]. Ces républicains franchiront dans cette perspective le pas en prenant la dénomination officielle de « Parti démocrate » en 1828 (les anciens fédéralistes forment ultérieurement le Parti républicain). L’élection de Jackson, en 1830, consacrera cette appropriation.
La valence sociologique du terme « démocratie » est alors première en Amérique. L’opposition démocrates/aristocrates traduit la perception que les clivages politiques reproduisent l’écart qui sépare la multitude des élites ou des privilégiés. Mais cela contribue du même coup à éroder la démonisation de la démocratie. Comment rejeter en effet ce qui exprime la grande majorité ? Dans l’Amérique des années 1840, la référence à la démocratie est ainsi chargée d’équivoques, tiraillée entre des références qui s’opposent. Dans la France ou l’Amérique du milieu du XIXe siècle, la démocratie est pour cela encore loin de désigner l’idéal politique incontournable dans lequel tous communieraient. Comment en est-on ensuite arrivé à cette étape ? C’est ce qu’il faut comprendre pour bien prendre la mesure des problèmes contemporains.
3. La construction des universalismes démocratiques de clôture
Alors que le terme de démocratie était encore au centre de multiples controverses en même temps que sa définition restait indécise au milieu du XIXe siècle, il va peu à peu s’imposer pour ne plus être vraiment discuté. La compréhension de ce mouvement de constitution de l’idée démocratique en idéologie est essentielle pour bien prendre la mesure du mécanisme de clôture de l’imaginaire politique occidental.
On peut repartir du cas américain pour suivre la question. La chose se joue dans ce pays sur deux terrains, politique et culturel. En termes politiques, tout bascule lors des élections de 1840 qui voient s’affronter Martin Van Buren (Parti démocrate) et le général William Harrison (Parti républicain alors appelé « Whig »). Van Buren était un homme assez riche, un peu distant, n’ayant guère la fibre populaire. Il se moqua de son concurrent en le prenant de haut, lui conseillant de laisser tomber la politique et de retourner fumer la pipe dans sa cabane en bois. Ses remarques sarcastiques, assignant avec condescendance Harrison à une condition de « bouseux » se retournèrent contre Van Buren. Harrison s’empara en effet de l’image qui avait été projetée sur lui pour se proclamer le seul véritable candidat du peuple. C’est ainsi comme « Log Cabin President » qu’il l’emporta. Mais il s’était pour cela battu en se présentant comme un « true democrat » face à un adversaire considéré comme un simple « modern démocrat ». Le mot démocratie s’en trouvait du même coup subitement banalisé, le combat des adjectifs signant son passage dans le langage commun.
Mais les choses n’en sont pas restées à cette banalisation en Amérique, marquant la fin de ce qu’on pourrait appeler une certaine « histoire sociale » du mot démocratie, pratiquement dérivée de la rémanence des réticences devant l’avènement du suffrage universel [20]. L’adoption du langage de la démocratie y a en effet été indissociable de sa sacralisation. Dans ce tournant des années 1840, la référence à la démocratie a ainsi fini par se dissocier de toute référence précise à une histoire et à des institutions pour être simplement considéré comme un idéal vers lequel tendait l’humanité, désignant de façon aussi ardente que vague l’accomplissement de sa destinée. La démocratie longtemps décriée, vilipendée, est ainsi devenue la « sainte démocratie », prenant du même coup automatiquement dans ce mouvement une valeur universelle. Préfigurant l’appel de Wilson à sauver en 1918 la planète par et pour la démocratie (« to make the world safe for democracy »), nombre d’auteurs des années 1840 ont sacralisé l’idée démocratique, l’assimilant à « l’espoir et à l’amour universel ». L’historien et philosophe George Bancroft ira jusqu’à écrire que « la démocratie est le christianisme mis en pratique ». Dans son Moby Dick (1851), Herman Melville exprimera bien, de son côté, l’air du temps en parlant de « la dignité démocratique sans fin qui irradie de Dieu en personne », assimilant la substance de la démocratie au « Dieu absolu », voyant en elle un reflet terrestre de la « divine égalité ». La démocratie devient de cette façon un objet de foi, elle n’est plus un objet de divisions et de controverses ; le vote lui-même est d’ailleurs fréquemment assimilé à une sorte de « sacrement politique ». Le vieux langage quaker du XVIIe siècle a ainsi pris possession du champ politique pendant cette période [21]. Walt Whitman exprimera avec éclat ce mysticisme démocratique qui n’a pas cessé de marquer l’Amérique depuis cette période [22].
Si la démocratie devient un objet de foi, c’est qu’elle a aussi été expurgée des interrogations radicales qui sous-tendaient sa définition précédente, la débarrassant de son potentiel subversif. L’institution de la démocratie en dogme moral s’est ainsi accompagnée à cette époque de son abstractisation, de la négation de son contenu social, de la dissimulation de ses difficultés et de ses apories. Son enrôlement dans des activités missionnaires n’a du même coup pas cessé de s’enraciner dans une bonne conscience aussi naïve qu’indéracinable. C’est sur ce mode que s’est formé la première figure d’un universalisme occidental clos sur lui-même : celle d’un universalisme dogmatique-religieux. La bonne conscience, l’aveuglement et la brutalité missionnaire se sont naturellement déployés dans son sillage.
Le cas américain illustre de façon quasi idéal-typique cette première manifestation d’un universalisme démocratique de clôture. Il en a existé d’autres manifestations, moins exaltées et partant moins pressantes. La France du printemps 1848 en a bien illustré une variante. Dans ce cas aussi, les doutes et les polémiques ont soudain semblé s’effacer comme par enchantement avec l’avènement de la République. Organisées le jour de Pâques, les premières élections au suffrage universel ont donné à cet évènement un air de solennité pieuse qui a été célébré dans tout le pays. Mais cet élan quasi-religieux n’a eu qu’un temps, sorte de parenthèse mièvrement festive, dans un monde vite ramené à ses conflits et à ses interrogations. C’est un autre type d’universalisme qui a en fait marqué l’expérience française, ce qu’on pourrait appeler un universalisme rhétorique-formaliste. C’est un universalisme de l’abstraction. Sa force ne réside pas tant dans son contenu que dans son message et dans la force de la critique qui peut s’y alimenter : il s’organise autour de valeurs et non pas d’institutions. En lui triomphe l’idée de la liberté et de la démocratie. On pourrait dire de cette deuxième figure de l’universalisme occidental de clôture qu’il renvoie à une culture politique pleine et à une forme politique vide [23]. Chaque peuple peut se l’approprier pour inscrire une devise sur le drapeau de son combat pour l’émancipation, mais nul ne peut en faire un outil d’organisation. C’est un universalisme généreux, mais replié sur la contemplation satisfaite d’une histoire enchantée, ayant refoulé ses démons et ses problèmes, perdu dans un culte extrême de la généralité. C’est un universalisme dont l’abstraction nourrit l’absence de questionnement. Il prête du même coup sans effort la main à des entreprises dans lesquelles se mêlent le langage généreux de l’émancipation et la brutalité conquérante. Dès 1799, la formation des « Républiques soeurs » installées en Italie et ailleurs par les armées de Bonaparte sous les applaudissements des peuples « libérés » a témoigné de leur nature profondément ambiguë [24]. L’expérience coloniale française reproduira plus tard bien des traits de cette histoire.
Ces deux universalismes fermés ont pour caractéristique commune de s’être fondés sur la négation des tensions et des indéterminations structurantes de l’idée démocratique. Ils ont mis de côté l’ensemble complexe d’équivoques et de conflits qui ont sous-tendu l’histoire des démocraties occidentales. Les conflits sociaux, d’abord, qui ont accompagné la longue histoire de la conquête du suffrage universel. Mais les équivoques intellectuelles aussi qui n’ont cessé de nourrir les interrogations sur la nature de la démocratie dans le premier moment de sa constitution en Amérique, en France ou en Angleterre au premier chef. Équivoque, tout d’abord, concernant le sujet même de cette démocratie, car le peuple n’existe qu’à travers des représentations approximatives et successives de lui-même. Le peuple est un maître indissociablement impérieux et insaisissable. Il est un « nous » ou un « on » dont la figuration reste toujours litigieuse. Sa définition constitue un problème en même temps qu’un enjeu. Tension, en deuxième lieu, du nombre et de la raison, de la science et de l’opinion, puisque le régime moderne institue à travers le suffrage universel l’égalité politique en même temps qu’il appelle de ses vœux l’avènement d’un pouvoir rationnel dont l’objectivité implique la dépersonnalisation. Incertitude, en troisième lieu, sur les formes adéquates du pouvoir social, la souveraineté du peuple peinant à s’exprimer dans des institutions représentatives qui ne conduisent pas à la remettre en cause d’une manière ou d’une autre. Dualité, enfin, de l’idée moderne d’émancipation qui renvoie à un désir d’autonomie des individus (avec le droit comme vecteur privilégié) en même temps qu’à un projet de participation à l’exercice de la puissance sociale (qui met donc la politique au poste de commandement). Dualité qui est celle de la liberté et de la puissance, ou du libéralisme et de la démocratie pour dire les choses autrement.
Ce sont ces tensions structurantes qui ont été masquées quand se sont constitués les deux premières figures d’un universalisme démocratique clos que nous avons brièvement décrites. Il convient cependant d’en mentionner une troisième, qui s’est imposée avec force ces trente dernières années : celle d’un universalisme normatif. Les œuvres de Rawls et d’Habermas sont celles qui ont le plus clairement illustré cette démarche, même si elles ne sont pas les seules et n’ont pas été les premières [25]. Ces œuvres disent en quoi devrait consister une délibération rationnelle, ce qu’il faudrait entendre par souveraineté du peuple, ce que pourraient être les critères universellement admissibles de la justice, ou ceux sur lesquels devrait reposer la légitimité des règles juridiques. Nous savons tous le rôle salutaire que ces œuvres ont joué en remettant à l’ordre du jour des questions que les sciences sociales n’avaient plus jugé utile d’aborder. Elles ont ainsi constitué le cœur d’un indéniable renouveau de la pensée politique, conduisant parfois pour cette raison à parler dans les années 1970 d’un « retour du politique ». Mais ces entreprises intellectuelles ont-elles aussi manqué d’une certaine façon l’essence aporétique du politique. En témoigne le fait que leur visée essentiellement procédurale les ait principalement menées à se rapprocher du droit et de la morale. On voit bien chez les auteurs que nous venons de citer comment le déploiement d’une vision rationalisatrice de l’établissement du contrat social les conduit à « formaliser » la réalité. Celui qui, chez Rawls, décide sous voile d’ignorance adopte ainsi un point de vue d’autant plus universel-rationnel qu’il dispose de peu d’informations sur les données du monde réel. La raison ne s’affirme dans ce cadre qu’à proportion de l’abstraction, de la distance prise avec les bruits et les fureurs du monde.
Partir de la complexité du réel et de sa dimension aporétique conduit au contraire à s’intéresser à la « chose même » du politique. Il faut ainsi considérer au premier chef le caractère problématique du régime politique moderne pour en saisir le mouvement et non pas chercher à dissiper son énigme par une imposition de normativité, comme si une science pure du langage ou du droit pouvait indiquer aux hommes la solution raisonnable à laquelle ils n’auraient plus qu’à se conformer. C’est donc aussi faire fausse route que de tenter d’exorciser par un exercice typologique la complexité mouvante de la quête démocratique. L’intéressant n’est pas de distinguer plusieurs sortes de gouvernement représentatif ou de chercher à faire rentrer dans des cases bien définies les positions des acteurs ou les caractéristiques des institutions. Il est, au contraire, de prendre comme objet le caractère toujours ouvert et « sous tension » de l’expérience démocratique. Le propos n’est pas non plus seulement d’opposer banalement l’univers des pratiques à celui des normes. Il est de partir des antinomies constitutives du politique, antinomies dont le caractère ne se révèle que dans le déploiement historique.
De façon différente, ce sont bien ainsi trois figures d’un universalisme de clôture qui ont à la fois rendu l’Occident aveugle à sa propre histoire et arrogant dans son rapport au monde. On pourrait certes aller plus loin dans l’analyse et souligner ce qui sépare l’Amérique et l’Europe dans cette affaire. En Europe, en effet, la démocratie n’a pas été instituée en un ersatz de religion politique. Elle a plus prosaïquement nourri les actions terrestres, suscité d’âpres conflits, conduit même aux perversions extrêmes. Pour dire les choses autrement, la démocratie a davantage été comprise et vécue comme une expérience, liant en permanence des difficultés et des promesses. D’où in fine une vision à la fois plus modeste mais plus effective, parce que réfléchissant davantage les tâtonnements de la vie. Si la différence est indéniable, manifestant des différences de degré, et peut-être de nature, entre les différents universels de clôture, le fait fondateur d’une prise de distance avec les apories politiques de la modernité n’en demeure pas moins. Dans les trois cas, c’est en effet l’idée d’un modèle qui fait obstacle à une ouverture indissociable à soi et au monde. Il y a dans les trois cas l’idée d’une valeur qui est acquise, et non pas celle d’un processus à nourrir, d’une tâche à penser.
4. De la démocratie comme modèle à la démocratie comme expérience
Pour bien penser la démocratie, il faut donc abandonner l’idée de modèle au profit de celle d’expérience. Les conditions du vivre ensemble et de l’auto-gouvernement, en effet, ne sont pas définies a priori, fixées par une tradition, ou imposées par une autorité. Le projet démocratique constitue au contraire le politique en un champ largement ouvert du fait même des tensions et des incertitudes qui la sous-tendent. S’il apparaît depuis plus de deux siècles comme l’incontournable principe organisateur de tout ordre politique moderne, l’impératif que traduit cette évidence a en effet toujours été aussi ardent qu’imprécis. Parce qu’elle est fondatrice d’une expérience de liberté, la démocratie n’a cessé de constituer une solution problématique pour instituer une cité d’hommes libres. En elle se lient depuis longtemps le rêve du bien et la réalité du flou. Cette coexistence a ceci de particulier qu’elle ne tient pas principalement au fait qu’elle serait un idéal lointain sur lequel tout le monde s’accorderait, les divergences sur sa définition renvoyant à l’ordre des moyens à employer pour le réaliser. L’histoire de la démocratie n’est pas seulement pour cela celle d’une histoire contrariée ou d’une utopie trahie.
Bien loin de correspondre à une simple incertitude pratique sur les voies de sa mise en œuvre, le sens flottant de la démocratie, on l’a dit, participe plus fondamentalement de son essence. Il évoque un type de régime qui n’a cessé de résister à une catégorisation indiscutable. C’est de là que procède d’ailleurs la particularité du malaise qui sous-tend son histoire. Le cortège des déceptions et le sentiment des trahisons qui l’ont toujours accompagné ont été d’autant plus vifs que n’a cessé d’être inaccomplie sa définition. Un tel flottement constitue le ressort d’une quête et d’une insatisfaction qui peinent du même coup à s’expliciter. Il faut partir de ce fait pour comprendre la démocratie : en elle s’enchevêtrent l’histoire d’un désenchantement et l’histoire d’une indétermination.
Cette conception du politique conduit à faire d’une approche historique la condition de sa pleine saisie. On ne peut en effet appréhender le politique compris de cette façon qu’en restituant de façon sensible leur épaisseur et leur densité aux contradictions et aux ambiguïtés qui le sous-tendent. L’ambition doit être ainsi de penser la démocratie en reprenant le fil de son histoire. Mais il est tout de suite nécessaire de préciser qu’il ne s’agit pas seulement de dire que la démocratie a une histoire. Il faut considérer plus radicalement que la démocratie est une histoire. Elle est indissociable d’un travail d’exploration et d’expérimentation, de compréhension et d’élaboration d’elle-même. Il s’agit donc de refaire la généalogie longue des questions politiques contemporaines pour les rendre pleinement intelligibles. L’histoire ne consiste pas seulement là à apprécier le poids des héritages, à « éclairer » platement le présent par le passé, elle vise à faire revivre la succession des présents comme autant d’expériences qui informent la nôtre.
L’histoire ainsi conçue est le laboratoire en activité de notre présent et non pas seulement l’éclairage de son arrière-fond. C’est d’un tel dialogue permanent entre le passé et le présent que le processus politique instituant des sociétés peut devenir lisible et que peut naître une compréhension interactive du monde. Cela revient à envisager une histoire du phénomène démocratique que l’on pourrait qualifier de compréhensive : intellection du passé et interrogation sur le présent participent dans son cadre d’une même démarche. Une telle histoire peut seule mettre au jour les résonances entre notre expérience et celle des hommes et des femmes qui nous ont précédés sur les différents continents. Il n’y a pas dans ce cadre un modèle de la démocratie que certains possèderaient pour s’en faire les instituteurs dans le monde. Il n’y a que des expériences et des tâtonnements qui doivent être méticuleusement et lucidement évalués et compris partout.
5. Sens et portée de la comparaison des expériences démocratiques
Il y a une éthique et une philosophie politique du comparatisme tel qu’il est ici appréhendé. Le but n’est en effet ni de juxtaposer des faits, ni de les étalonner sur une échelle de type normatif. Comparer signifie d’abord se déprendre de ses certitudes, résister aux évidences, accepter de voir son intelligence des choses bousculée. Comparer, c’est toujours prendre un écart qui fait problème comme levier de pensée. Comparer, c’est donc nécessairement rompre avec les visions dominantes et paresseuses. Comparer, c’est à ce prix se donner la possibilité de mieux comprendre sa propre situation, acquérir un supplément d’intelligibilité sur soi. On peut parler de cette façon du mouvement vertueux d’un « comparatisme révélateur » : se lient connaissance plus approfondie des autres et meilleure compréhension de soi-même. Poser la question de la démocratie dans cette perspective revient donc en même temps à « compliquer » les choses et à en « élargir » l’entendement. D’une double façon. En prenant en compte la diversité des expériences non-occidentales d’abord. En restituant ensuite aux diverses histoires occidentales leur caractère problématique.
La démocratie conçue comme une expérience ouvre la porte à un véritable universalisme : un universalisme expérimental. En reconnaissant que nous sommes tous des apprentis en démocratie, cette approche permet d’instaurer un dialogue politique beaucoup plus ouvert, parce qu’égalitaire, entre les nations. La démocratie est un objectif à réaliser — nous sommes encore loin de la constitution d’une société des égaux et d’une maîtrise collective des choses, elle n’est pas un capital que l’on possèderait déjà. Ce ne sont pas des traditions, des religions, des philosophies hostiles qu’il s’agit de faire cohabiter dans la tension (le « choc des civilisations ») ou dans l’indifférence (le pluralisme comme relativisme). Ce n’est pas non plus sur le terrain utopique d’une conversion à une même religion politique que le monde pourra trouver le chemin d’une plus grande unité. Le seul universalisme positif est un universalisme des problèmes et des questions, que tous ont à résoudre de concert. C’est seulement sur cette base que la reconnaissance de valeurs communes peut prendre sens.