La figure du converti suscite aujourd’hui fantasmes et craintes. Par-delà les préjugés, l’enquête menée par Juliette Galonnier en France et aux États-Unis révèle les difficultés quotidiennes auxquelles font face les convertis qui, en l’absence de cadres sociaux établis, vivent leur religion dans une grande solitude – tout en cherchant, souvent, à la réinventer.
La peur des convertis
Au cours des deux dernières décennies, la figure trouble et inquiétante du « converti à l’islam » a connu un essor fulgurant : introduite sur nos écrans et nos tables de chevet sur fond de menace terroriste, elle est désormais un élément incontournable de la culture populaire contemporaine. Les adeptes de séries télévisées le savent. De Sleeper Cell (2005) à Homeland (2011) en passant par la quatrième saison de House of Cards (2016), plusieurs personnages de convertis, « radicalisés » et capables de commettre le pire au nom de leur nouvelle religion, viennent pimenter l’intrigue en convoquant les registres de la trahison, de la dissimulation, et de la manipulation. La production musicale n’est pas en reste, comme en témoigne le titre « John Walker Blues » (2002) du chanteur folk américain Steve Earle, consacrée au converti à l’islam et combattant en Afghanistan John Walker Lindh, et qui atteste du caractère à la fois tragique et poétique de la vie de celui qui fut appelé « le taliban américain ». Le potentiel dramatique des parcours de convertis n’a pas non plus échappé à la scène littéraire. Soumission (2015) de Michel Houellebecq raconte la conversion par dépit et par défaut d’un universitaire désabusé, témoin passif de l’islamisation progressive des institutions françaises. Plus abrupt, Le chant du converti (2014) de Sebastian Rotella met en scène un islamo-gangster nommé Raymond, fraîchement converti et planificateur d’attentats. Enfin, c’est en ces termes que Richard Millet dans Fatigue du sens (2011, p. 115) décrit une jeune femme convertie croisée dans le métro : « pâle, le visage strictement enveloppé dans un hijab blanc, les mains maigres, avec dans le regard la fureur contenue des Européennes converties à l’islam et aussi la résignation doucereusement souriante des apprenties martyres » (cité dans Liogier, 2012, p. 110). La figure caricaturale du converti, de préférence pâle et aux yeux bleus pour un effet optimal, concentre donc plusieurs des paniques morales de notre temps : terrorisme, extrémisme religieux, endoctrinement, grand remplacement.
Bien sûr, cette obsession pour les convertis n’est pas nouvelle. D’autres époques ont eu la leur. Pour ne citer qu’un exemple, on peut mentionner l’émotion collective qui a parcouru l’Europe autour du XVIe et XVIIe siècles alors que des centaines de milliers d’Européens se convertissent à l’islam au Maroc et dans les régences ottomanes d’Alger, de Tunis et de Tripoli dans un contexte de piraterie et de guerre maritime sur la Méditerranée (Bennassar et Bennassar, 1989). Les pirates et marins européens qui deviennent musulmans sur les côtes d’Afrique du Nord le font parfois sous la contrainte — pour échapper au statut d’esclave auquel ils ont été réduits après leur capture — et parfois de leur plein gré, pour se marier, bénéficier des chances de mobilité sociale qui caractérisent les sociétés du sud de la Méditerranée à cette époque ou assouvir une soif nouvelle de spiritualité. Sur l’autre rive, l’Inquisition redouble d’efforts pour traquer ces apostats, que l’on accuse d’avoir « pris le turban », d’avoir « tourné turcs » ou d’être « devenus maures ». La figure anxiogène du « renégat » fait alors son entrée sur la scène culturelle. Le théâtre s’en empare et y consacre plusieurs pièces, comme The Renegado (1623) de Philip Massinger ou encore A Christian Turn’d Turk (1612) de Robert Daborne qui met en scène le corsaire anglais Jack Ward, devenu Yusuf Rais (1553-1622), dont les multiples exactions scandalisent et ravissent à la fois les audiences européennes.
Il y a 100 000 convertis à l’islam en FranceDans la période contemporaine, l’immixtion des convertis dans les angoisses collectives reflète leur implication croissante dans des mouvements transnationaux violents se revendiquant d’une interprétation radicale de l’islam, comme Al-Qaeda à partir des années 1990, puis Daesh à partir des années 2010. Les communicants de Daesh, passés maîtres dans l’art de la production cinématographique à l’hollywoodienne, contribuent d’ailleurs à forger l’image stéréotypée du « converti ». L’aventurier des mers affublé d’un turban a cédé la place à l’homme cagoulé aux yeux bleus brandissant une kalachnikov, ou à la femme déterminée dissimulée derrière un niqab dont la couleur sombre fait, là encore, ressortir les yeux clairs. Au delà des enjeux de communication, la part des convertis dans ces organisations est en effet disproportionnée par rapport à leur pourcentage au sein de la population musulmane. Cette disproportion peut s’expliquer par l’attrait trans-religieux de l’idéologie radicale proposée par ces mouvements, capables de mobiliser des individus issus de milieux relativement divers, y compris non musulmans, et par la plus grande vulnérabilité de certains convertis à ce type de discours, notamment lorsqu’ils sont animés de la fougue des novices tout en étant isolés et faiblement intégrés aux réseaux musulmans conventionnels.
Malgré cela, il convient de souligner que le phénomène reste extrêmement minoritaire : le nombre total de convertis en France oscillerait autour de 100 000, tandis que ceux qui sont engagés dans le militantisme violent ne représentent que quelques centaines d’individus, soit moins de 1 %. Les trajectoires violentes d’une minorité agissante de convertis ne doivent donc pas occulter les expériences plus banales et ordinaires de la majorité silencieuse. C’est à ces dernières que cet essai est consacré. Loin de la fureur médiatique, quoique souvent percutés par elle, des hommes et des femmes ont choisi d’embrasser l’islam, qu’ils investissent de significations plurielles et qu’ils pratiquent de diverses manières. Ces nouveaux musulmans gèrent au quotidien l’incorporation de nouvelles croyances et pratiques, l’incompréhension fréquente de leur entourage, l’animosité des regards qui se posent désormais sur eux, et l’entrée dans une nouvelle communauté de croyants, elle-même parcourue de multiples lignes de fracture. Ayant traité ailleurs des discriminations que subissent les convertis lorsqu’ils revêtent les signes visibles d’appartenance à l’islam, nous abordons dans le présent texte leur influence sur les redéfinitions contemporaines de l’islam. L’afflux croissant de convertis au sein de la population musulmane (d’après le Bureau des cultes, il y aurait 4 000 conversions à l’islam par an [1]) entraîne en effet une reconfiguration du rapport au religieux qui, si elle n’est pas aussi spectaculaire que ce que les représentations dominantes laissent parfois penser, n’en est pas moins profonde et significative. Notre propos s’appuie sur 82 entretiens biographiques réalisés auprès de converti.e.s à l’islam en France et aux États-Unis ainsi que sur des observations ethnographiques conduites auprès d’associations de convertis dans chacun des deux pays. Afin de préserver l’anonymat, tous les noms ont été modifiés.
Associations de convertis
Les motifs et événements déclencheurs de la conversion peuvent être très variés : quête spirituelle, révélation mystique, réflexion politique, voyage dans un pays musulman, réseaux d’amis, mariage, etc. Mais les convertis rencontrent souvent des difficultés similaires après leur conversion, l’un des problèmes majeurs étant l’isolement. La position interstitielle qui résulte de tout changement de statut, de religion ou d’identité est en effet souvent source de malaise et d’embarras. Les convertis sont ainsi confrontés à l’incompréhension, si ce n’est l’indignation, de leurs proches. L’enthousiasme qu’ils expriment pour leur nouvelle religion contraste fortement avec les représentations que ces derniers en ont, conduisant à des dialogues de sourds : accusés de velléités terroristes, de lavage de cerveau, de pudibonderie, de misogynie ou de trahison nationale, ils subissent souvent moqueries et stigmatisation. Quand ils ne sont pas rejetés, ils sont du moins souvent condamnés à pratiquer leur religion dans la solitude. Ils accomplissent leurs prières seuls, parfois même en cachette pour éviter les conflits. Les repas, piliers de la sphère familiale, deviennent source de tensions, à mesure que les aliments partagés diminuent. Le proche se fait alors lointain (Puzenat, 2015, p. 145).
En parallèle, les convertis peinent à s’insérer dans la communauté musulmane : en tant que néophytes, il leur est difficile d’intégrer les groupes familiaux ou amicaux déjà constitués. Certains se sentent jugés pour l’imperfection de leur pratique religieuse. Les visites à la mosquée se soldent parfois par des échecs : timides, maladroits, parfois ignorants des codes vestimentaires et des normes de politesse, les nouveaux convertis commettent des « gaffes » plus ou moins embarrassantes, qu’on leur fait remarquer avec plus ou moins de tact, et qui participent de leur sentiment de décalage. De moins en moins alignés sur leur environnement familial et encore imparfaitement intégrés à la communauté musulmane, ils occupent un entre-deux peu confortable. Cette double marginalisation met en péril leur affirmation religieuse et peut, dans certains cas, les conduire à adopter une pratique rigide et ostentatoire de la religion visant à entériner le changement religieux une bonne fois pour toutes, un phénomène que d’aucuns ont humoristiquement nommé « convertitis », ou maladie du converti, et qui entraîne une dramatisation du soi.
Cette situation a fait l’objet d’une réponse organisationnelle. En France et aux États-Unis, de nombreuses mosquées et centres islamiques proposent ainsi des cours pour débutants, visant à assurer la formation religieuse initiale des convertis. En parallèle, des associations de convertis, indépendantes des instances musulmanes traditionnelles, ont également émergé au cours de la dernière décennie. Créées par des convertis de longue date et particulièrement présentes dans le monde anglo-américain, elles portent le nom de « New Muslims Association », « Revert Muslims Association » ou « Muslim Converts Association » et se spécialisent dans le « convert care ». En France, de telles associations, quoique moins nombreuses, existent également. Elles apportent du soutien aux récents convertis à travers des conférences, des visites à la mosquée, des tutorats individuels ou en groupe (comment annoncer la conversion à la famille, trouver sa place dans la communauté), l’organisation de rencontres et de médiations avec les proches, etc. Pour ces associations, les convertis sont des musulmans particuliers, avec des problèmes particuliers, dont l’expérience ne se confond pas avec celle des musulmans nés et socialisés dans des familles de tradition musulmane. Ils nécessitent un soutien personnalisé, « sur mesure », afin d’encadrer leur pratique religieuse et pallier leur isolement.
La solitude des convertis se fait particulièrement sentir durant le mois de Ramadan, consacré, entre autres, au partage et au resserrement des liens communautaires. Les convertis préparent et dégustent souvent seuls leur suhoor (repas de l’aube précédant la journée de jeûne) et leur iftar (repas de rupture du jeûne). Mary, 30 ans, chef de projet à Saint-Louis, explique ainsi en plaisantant qu’elle rompt souvent son jeûne dans son appartement avec « du gâteau au chocolat, en jouant avec son chat ou en regardant la série Seinfeld ». Cette solitude désarmante, alors même que les repas de rupture du jeûne sont célébrés avec fête dans la plupart des familles musulmanes, peut être source de désespoir. Conscientes du problème, les associations de convertis ont mis en place tout un ensemble d’activités pour créer du lien au moment du ramadan. En France, les convertis peuvent s’inscrire en ligne pour trouver des compagnons avec qui rompre le jeûne et se rendre aux prières nocturnes de taraweeh à la mosquée. Aux États-Unis, l’association suivie a quant à elle mis en place un système d’« iftar ambassadors » par le biais duquel des familles accueillent des convertis chez elles pour la rupture du jeûne. Elle a aussi institué un programme de « suhoor buddies » qui se téléphonent avant l’aube pour s’encourager mutuellement à se lever, ainsi qu’un « suhoor chat » sur Facebook, où les convertis, dès 3 h 30 du matin, partagent leurs recettes et postent des photos du repas équilibré qui les fera tenir pendant leur longue journée de jeûne.
C’est aussi à un travail d’encadrement religieux que ces associations s’astreignent en s’assurant que les nouveaux convertis, dans leur soif d’apprentissage, ne succombent pas aux symptômes de la convertitis et ne souscrivent pas à des interprétations marginales ou radicales de l’islam. Le recours à « Sheikh Google », c’est-à-dire l’apprentissage de la religion en ligne en surfant sur des sites plus ou moins fiables, est ainsi sérieusement découragé par ces associations, qui distribuent à leurs membres des listes de lecture précises, promouvant un islam « du juste milieu » dont ils ne doivent pas s’écarter.
Les convertis qui se tournent vers ces associations sont ceux qui ne sont pas parvenus à trouver leur place au sein de la communauté musulmane. Interrogée sur les éventuelles difficultés rencontrées après sa conversion, Jenna, une avocate de 35 ans à Chicago, explique ainsi « n’appartenir à rien. On ne fait plus partie des chrétiens. Et les musulmans de naissance ne nous incluent pas vraiment. C’est pour ça que j’ai rejoint ce groupe de convertis, car on est tous dans le même bateau. » De la même façon, Cynthia, 30 ans, qui se rend fréquemment aux activités d’une association de convertis en France, explique : « Je me sens très seule. C’est pour ça que je viens ici, j’ai besoin de faire le plein, de recharger les batteries sinon j’y arrive pas, je me décourage ». L’idée que les convertis partagent des problèmes qui leur sont propres — que les musulmans « par héritage » ne peuvent comprendre — est au cœur de la mission des associations de convertis, qui ont peu à peu affirmé leur légitimité au sein du paysage associatif musulman.
L’islam des convertis dans sa diversité
En dépit de la multitude de leurs origines, de leurs milieux sociaux et de leur pratique de l’islam, le même constat revient souvent dans la bouche des convertis : « l’islam, ce n’est pas les musulmans ». « Vivez l’islam sans les musulmans », répète-t-on à l’envi à l’association de convertis française ; « j’ai choisi l’islam, pas les musulmans », témoigne cette jeune convertie ; « grâce à Dieu, j’ai connu l’islam avant les musulmans », déclare fréquemment le chanteur britannique Cat Stevens/Yusuf Islam. Entendu dans la quasi-totalité des entretiens, ce constat indique que les convertis érigent une frontière nette entre l’islam comme croyance parfaite et intemporelle, et les musulmans comme croyants nécessairement faillibles et imparfaits. En filigrane, cette distinction en recoupe une autre, celle que les convertis établissent entre la religion musulmane et la culture de la plupart des musulmans, qu’elle soit maghrébine, moyen-orientale ou sud-asiatique (pour ne citer que les origines principales des musulmans vivant en France et aux États-Unis). « La culture » est alors présentée comme ce qui, pesant sur « la religion », la dénature et la corrompt (Olivier Roy, 2008). En réponse, les convertis se font le devoir de réformer la religion pour la libérer d’influences culturelles jugées néfastes : ils se présentent comme des redéfinisseurs de religion, chargés de la revivifier. Chloé, une étudiante de 21 ans dans la région de Lille, convertie depuis quelques années, affirme ainsi : « il y a des espoirs qui sont donnés par les nouveaux musulmans, parce qu’on arrive avec l’avantage de ne pas avoir le poids des traditions de certaines familles maghrébines, qui mélangent un peu culture et religion… Donc nous on arrive avec cet œil neuf et avec l’avantage d’avoir une certaine virginité ». Quant à Pablo, 22 ans, étudiant à Chicago, il estime qu’« en Amérique, ce sont les convertis qui vont sauver l’islam ».
Il va sans dire que les convertis ne constituent en aucun cas un groupe homogène et que ce même constat recouvre en réalité une pluralité de conceptions et d’interprétations. En France comme aux États-Unis, on peut distinguer 3 grandes critiques de la culture chez les convertis, qui correspondent à autant de voies de réforme. Un premier groupe considère que la culture contamine l’islam et promeut un islam déculturé, purifié de toute influence extérieure et recentré sur les fondamentaux scripturaires ; le deuxième considère que la culture des musulmans d’origine immigrée (maghrébine, moyen-orientale, sud-asiatique) domine indûment l’islam, et s’investit à l’inverse dans un processus d’acculturation de l’islam à la culture française ou américaine ; le dernier enfin considère que les traditions culturelles héritées des pays d’origine entravent le message de progrès social apporté par l’islam, et s’engage dans des mouvements de réinterprétation des textes.
Ces trois critiques de la culture (contaminante, hégémonique, régressive) et les 3 voies de réforme qui en découlent (déculturation, acculturation, réinterprétation) dessinent une cartographie très générale de la multiplicité des engagements religieux des convertis. Attardons-nous sur chacune d’entre elles.
En quête d’un islam pur
Les convertis engagés dans la voie de la déculturation portent un jugement souvent sévère sur ceux qu’ils appellent les « musulmans culturels », les « pratiquement pratiquants » ou les « ramadanesques », c’est-à-dire ceux qui sont nés dans des familles de tradition musulmane sans pour autant pratiquer l’islam assidûment. Ils les accusent de contaminer l’islam avec des superstitions, du folklore, des traditions héritées de leur pays d’origine, qu’ils qualifient d’innovations (bid’a). Ils préconisent le retour à un islam pur et fondamental, tel qu’il était pratiqué par le Prophète et ses Compagnons aux débuts de l’islam, un âge d’or mythique qu’ils pensent pouvoir retrouver en suivant les textes religieux à la lettre. Ce type d’interprétation littérale se retrouve dans plusieurs courants de l’islam, mais a été particulièrement popularisé par les mouvances salafistes. Bien que cela ne soit pas systématique, le salafisme attire principalement des individus marqués par des trajectoires d’exclusion sociale et d’anomie familiale, ainsi que des convertis qui ne se satisfont pas de leur position d’entre-deux et sont fréquemment en rupture avec leur milieu d’origine. Aux États-Unis, la majorité des adeptes du salafisme sont des Afro-Américains issus de milieux populaires, le mouvement s’étant imposé comme source de respectabilité, de discipline et de droiture dans les quartiers défavorisés (Jackson, 2005, p. 46).
La simplicité et la rationalité de l’approche textuelle promue par le salafisme, combinée à une éthique puritaine et « intransigeantiste » (Adraoui, 2013), sont particulièrement attractives pour les nouveaux convertis en quête d’un cadre d’interprétation clair et univoque. C’est ce qu’exprime Romain (30 ans, sans emploi, Paris) lorsqu’il compare le salafisme à la réforme protestante : « Luther à un moment il a dit “écoutez, ce que vous nous racontez, on y croit plus, donnez-moi une Bible, moi je vais la lire et je vais voir qu’est-ce qu’il y a vraiment écrit dedans”. Et bah là c’est la même chose en fait. C’est-à-dire qu’ils sont retournés aux sources, ils les ont épurées de tout ce qui est tradition, culture, superstition, etc. » Le caractère méritocratique et démocratique de l’accès aux textes religieux encouragé par le salafisme fait également écho à la quête de légitimité religieuse de certains convertis : au sein du salafisme, le capital religieux est fonction de la connaissance et de la mise en pratique des textes, et non de l’héritage culturel musulman. Au contraire, la « culture », qu’elle soit occidentale, maghrébine, indo-pakistanaise ou moyen-orientale, est conçue comme corruptrice de la vraie religion. Ainsi que l’explique Thibault (35 ans, assistant d’éducation, Paris) : « quand t’es dans un islam salafiste, on t’apprend quelque part que tout ce qui est culturel, c’est pas bon ». Plus que tout autre mouvement, le salafisme offre une place de choix aux convertis, qui sont perçus comme plus aptes à se détacher du poids des influences culturelles.
Acculturation
À rebours de cette interprétation, d’autres convertis considèrent la culture comme une richesse venant nourrir et irriguer la pratique religieuse. Ils refusent toutefois d’embrasser les cultures communément associées à l’islam (arabe, indo-pakistanaise) et préfèrent rester fidèles à leur « propre bagage culturel ». Ces convertis vilipendent ce qu’ils désignent comme « l’islam couscous », une appellation condescendante qui vise à contester l’hégémonie culturelle arabe. C’est par exemple en ces termes que Blandine (25 ans, professeure de musique, Paris) décrit les rassemblements soufis auxquels elle a cessé de se rendre : « Il y avait beaucoup de choses qui me gênaient. Je trouvais que déjà culturellement c’était beaucoup trop maghrébin. Enfin… ils étaient tous en djellabas, y compris les convertis européens. Et puis alors le cliché quoi : à la fin on a mangé du couscous par terre ! Non, mais c’est… !!!! J’ai rien, hein, contre ça, mais c’est juste que… pourquoi tout le temps associer l’image de l’islam à ça ? ». Ces convertis sont également critiques de leurs confrères qui tombent dans le « piège culturel » et « s’arabisent » à mesure qu’ils rentrent dans l’islam.
« aux États-Unis, ce sont les convertis qui vont sauver l’islam », selon Pablo, 22 ans
En réaction, ils proposent de conserver leur identité culturelle en l’hybridant aux préceptes islamiques. Il ne s’agit donc plus de purifier, mais bien d’adapter l’islam. C’est tout l’objectif du texte programmatique « Islam and the Cultural Imperative », rédigé par le converti américain Dr Umar Faruq-Abdallah (2004), selon lequel l’islam est conçu pour épouser les contours des cultures qui l’embrassent, en les sublimant sans les dénaturer : « l’islam est comme une rivière cristalline. Ses eaux sont pures, douces et fécondes, mais, étant incolores, elles reflètent les fonds (la culture locale) au-dessus desquels elles s’écoulent ». Des appels pour l’invention d’un islam « authentiquement français » ou « américain », dans lequel les convertis sans « bagage culturel musulman » pourraient être « culturellement à l’aise » se font ainsi fréquemment entendre. C’est dans cette entreprise que les associations de convertis rencontrées sont particulièrement investies. Or, définir ce à quoi un « islam français » ou « américain » devrait ressembler est une gageure. Les convertis engagés dans cette voie inventent au jour le jour de nouvelles modalités d’expression culturelle qui soient islamo-compatibles tout en étant « fidèles à ce qu’ils sont ». Les champs d’expérimentation sont des plus variés : pratiques linguistiques, vestimentaires, alimentaires, artistiques, etc.
Les usages linguistiques font par exemple l’objet de batailles sérieuses. Ainsi, l’association de convertis américaine a instauré une règle stricte selon laquelle tous les termes islamiques arabes (duniya, iman, hijab, fiqr, etc.) doivent être systématiquement traduits en anglais lors des conférences ou des groupes de discussion. L’adoption d’un nom islamique après la conversion est également controversée : très courante dans le passé, elle est désormais de moins en moins systématique à mesure que les convertis refusent de délaisser leur prénom de naissance pour un prénom arabe, arguant qu’aucun prénom ne saurait être plus islamique qu’un autre en vertu du caractère universel de l’islam. Ces considérations s’immiscent également dans la pratique liturgique : plusieurs convertis rencontrés récitent ainsi les cinq prières rituelles dans la langue dont ils se sentent plus proches (anglais, français, polonais) au détriment de l’arabe préconisé par l’orthodoxie musulmane. La gastronomie est aussi un lieu d’hybridation privilégié : comme le résume Mélissa (27 ans, responsable associative, Paris), être musulmane « m’empêche pas de manger du fromage, d’adorer le bœuf bourguignon et d’être attachée au cinéma français ». Les convertis investissent également le champ historique pour démontrer que l’islam est partie prenante du socle culturel de leur pays, et ne saurait donc être perçu comme étranger. Il ne s’agit là que de quelques exemples parmi des centaines d’autres. Dans l’ensemble, la voie de l’acculturation est promue par des convertis bien intégrés à la société, qui se sentent à l’aise dans leur position d’entre-deux, et sont fiers de leur position de passeurs culturels.
L’entreprise d’acculturation est toutefois plus ou moins facilitée par les contextes nationaux, et semble particulièrement développée aux États-Unis. Il existe plusieurs raisons à cela. D’abord, la religion est une caractéristique centrale de la vie civile américaine et c’est notamment par son biais que les immigrés s’intègrent au creuset américain. À l’inverse, elle n’est pas un facteur d’appartenance à la nation française, qui se caractérise plutôt par l’incongruité du sentiment religieux. Les tentatives d’acculturation sont de plus parasitées par l’interférence fréquente de l’État français qui appelle de ses vœux la création par le haut d’un islam de France, dans lequel nombre de musulmans ne se reconnaissent pas, y voyant une injonction à l’assimilation. En outre, cette imposition par le haut passe sous silence les processus d’acculturation qui, de fait, ont déjà lieu dans la vie quotidienne. Par ailleurs, les musulmans sont aux États-Unis le groupe religieux le plus diversifié sur le plan ethnique — d’après une étude sur les mosquées américaines, 33 % des fidèles seraient d’origine indo-pakistanaise, 27 % d’origine arabe et 24 % afro-américains (Bagby, 2012, p. 13) — ce qui favorise d’emblée une pluralité d’expressions de l’islam. Cette pluralité est nécessairement moindre dans le contexte français pour de simples raisons démographiques — plus de 70 % des musulmans français sont d’origine maghrébine (Laurence et Vaïsse, 2007, p. 39).
Par ailleurs, l’islam aux États-Unis est beaucoup plus une religion de conversion qu’en France. Alors que seuls 1 à 3 % des 4,7 millions de musulmans français seraient des convertis, ces derniers représentent 21 % des 3,3 millions de musulmans américains — soit environ 600 000 personnes (Pew Research Center, 2017). Parmi ces convertis, 64 % sont afro-américains, 22 % blancs et 12 % hispaniques (Bagby, ibid.). Les Afro-américains, qui depuis les années 1910 ont investi l’islam à travers divers mouvements (Moorish Science Temple, Nation of Islam, Ahmadiyya), ont été pionniers dans cette entreprise d’acculturation, faisant de l’islam un moteur de la lutte contre le racisme et contribuant à son indigénisation à travers une multiplicité d’expressions artistiques (jazz, hip-hop), vestimentaires et culinaires (comme le fameux bean pie, marque de fabrique de la Nation of Islam). Les convertis d’origine hispanique ont récemment repris le flambeau, avec la mise en place d’associations comme la Latin American Da’wah Organization, dirigée par le converti Juan Galvan et dont le slogan « ¡ Puro Latino ! ¡ Puro Islam ! » résume toute l’ambition. En janvier 2016, la première mosquée entièrement hispanophone a d’ailleurs ouvert ses portes à Houston, Texas. La langue espagnole et la cuisine latino-américaine (dans ses versions halal) y sont à l’honneur, attestant de la vivacité des processus de réinvention culturelle de l’islam sur le continent américain, dont l’ampleur n’a pas encore été égalée en France.
Réinterpréter l’islam
La dernière voie consiste en un effort de réinterprétation des sources scripturaires de l’islam, dans un objectif de progrès social. Il s’agit notamment de débarrasser l’islam des interprétations erronées dont il aurait pu faire l’objet en raison de la position sociale de ses principaux exégètes au sein d’une culture souvent inégalitaire et patriarcale. Dans cette perspective, la plupart des maux dont on affuble communément l’islam (misogynie, homophobie, polygamie, racisme, etc.) sont attribués à l’influence néfaste des contextes culturels d’interprétation des textes. L’enjeu est alors de revenir à l’esprit plutôt qu’à la lettre du message islamique, libéré du poids de traditions jugées rétrogrades. Les frontières entre orthodoxie et hétérodoxie se trouvent alors radicalement reconfigurées.
Cette ambition d’historiciser, de revisiter et de réinterpréter le canon coranique se retrouve par exemple dans la mouvance du féminisme islamique ou dans les mouvements LGBTQ musulmans, auxquels appartiennent plusieurs convertis. C’est par exemple la convertie afro-américaine Amina Wadud qui mena en 2005 à New York l’une des premières prières mixtes en public, alors que l’orthodoxie musulmane actuelle interdit aux femmes de tenir ce rôle. Les convertis Daayiee Abdullah, Pamela Taylor et Kelly Wentworth sont quant à eux des membres très actifs de l’association Muslims for Progressive Values qui promeut l’égalité de genre et l’inclusion des LGBTQ. En France, l’association Homosexuels Musulmans de France, fondée par Ludovic-Mohamed Zahed, attire également de nombreux convertis, dont plusieurs de nos enquêtés. Pour les partisans de la voie de la réinterprétation, qui tendent à être très éduqués et politisés, il ne s’agit plus simplement d’adapter l’islam à la culture ambiante, mais de mobiliser le potentiel de subversion présent dans l’esprit des textes islamiques pour transformer en profondeur la culture dominante vers plus d’égalité et de justice.
Mais qui est converti ?
À l’ombre des trajectoires spectaculaires de quelques-uns, les convertis ordinaires réinventent donc la pratique de l’islam au quotidien, en suivant une multitude d’orientations. Affirmant la dimension universelle de l’islam, leurs tentatives de réforme s’accompagnent d’une méfiance, voire d’un mépris, vis-à-vis des traditions des musulmans venus du Maghreb, du Moyen-Orient ou du sous-continent indien, jugées erronées, folkloriques ou obscurantistes. L’islam des convertis se construit donc parfois au prix d’une réification des pratiques et croyances des musulmans immigrés.
Les convertis n’accomplissent évidemment pas seuls leurs tentatives de revitalisation islamique. Les immigrés de deuxième, voire de troisième génération, nés en France ou aux États-Unis de parents ou grands-parents musulmans, mais qui pratiquent un islam très différent, sont confrontés à des conflits familiaux parfois tout aussi violents que ceux dont les convertis font l’expérience. Ces musulmans, que l’on pourrait qualifier de « born again », formulent les mêmes critiques que les convertis à l’encontre de la culture, et participent aux mêmes mouvements de réforme. Certains interprètent l’intensification de leur pratique religieuse comme une forme de conversion, élargissant ainsi la définition communément admise des convertis.
– Mohamed-Ali Adraoui, Du Golfe aux banlieues : le salafisme mondialisé, Paris, PUF Proche-Orient, 2013.
– Ihsan Bagby, « The American Mosque 2011 », Washington, Islamic Society of North America, 2012.
– Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, Les chrétiens d’Allah : l’histoire extraordinaire des renégats, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Perrin, 1989.
– Sherman Jackson, Islam and the Blackamerican : Looking Toward the Third Resurrection, Oxford, Oxford University Press, 2005.
– Jonathan Laurence et Justin Vaïsse, Intégrer l’islam. La France et ses musulmans : enjeux et réussites, Paris, Odile Jacob, 2007.
– Raphaël Liogier, Le mythe de l’islamisation : essai sur une obsession collective, Paris, Seuil, 2012.
– Pew Research Center, « Findings From 2017 Survey of U.S. Muslims », Washington DC, 2017.
– Amélie Puzenat, Conversions à l’islam : unions et séparations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
– Olivier Roy, La sainte ignorance : le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
Pour citer cet article :
Juliette Galonnier, « L’islam des convertis »,
La Vie des idées
, 31 octobre 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-islam-des-convertis
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[1] Ce chiffre doit toutefois être considéré avec précaution dans la mesure où a) les mosquées n’enregistrent pas systématiquement les conversions, dont certaines se font de manière autonome, b) de nombreuses personnes entrent dans l’islam puis en sortent, le changement religieux relevant de processus diachroniques complexes qui ne se laissent pas aisément comptabiliser.