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L’invention du pré-cancer du sein

À propos de : Ilana Löwy, Preventive Strikes : Women, Precancer, and Prophylactic Surgery, Baltimore, 2010.


par Pascal Marichalar , le 8 juillet 2013


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Grâce aux progrès du dépistage, la catégorie de « pré-cancer » du sein, à mi-chemin du normal et du pathologique, s’est développée à partir du début du XXe siècle. Ilana Löwy examine en sociologue des sciences les bénéfices et les impensés de ces diagnostics justifiant des interventions préventives lourdes.

Recensé : Ilana Löwy, Preventive Strikes : Women, Precancer, and Prophylactic Surgery, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2010.

Le 14 mai 2013, une actrice connue dans le monde entier, Angelina Jolie, annonce dans une tribune du New York Times qu’elle s’est soumise à une mastectomie bilatérale (ablation des deux seins) dans le but de prévenir la survenue du cancer du sein. Elle justifie cette décision par le fait qu’elle était porteuse d’une prédiposition héréditaire à cette maladie. L’existence de sa prédisposition lui a été suggérée par des antécédents médicaux dans sa famille, et ensuite confirmée par un test génétique auquel elle s’est volontairement soumise, le test des mutations des gènes BRCA 1 et 2 (pour BReast CAncer, cancer du sein). Par la publicité donnée à ses choix médicaux, elle explique vouloir sensibiliser les femmes au fait que le dépistage génétique et la mastectomie préventive sont des options envisageables, dont on ne doit avoir ni honte ni peur. Reconnaissant à chaque femme la liberté de choisir comment confronter la question difficile de la prévention du cancer, en fonction de situations personnelles toutes uniques, l’actrice décrit comment elle-même a pu être rassurée par l’opération : elle se dit désormais qu’elle pourra assurer une présence maternelle auprès de ses enfants sans risquer d’être emportée prématurément par la maladie.

La prise de position d’Angelina Jolie a bénéficié d’une médiatisation très importante, avec des commentaires vantant la responsabilité d’une mère envers ses enfants, et le courage d’une femme qui a tenu à montrer qu’elle n’était pas moins femme suite à son opération. La médiatisation s’est nourrie du fait que le cancer est aujourd’hui l’une des maladies qui inspire le plus de craintes, à l’image de la syphilis, il y a un siècle. On peut imaginer que la décision de l’actrice inspirera d’autres femmes à suivre la même voie, et à opter pour la mastectomie préventive. Il n’est d’ailleurs pas fortuit que le jour même de la publication de l’article de Jolie, l’action de la société Myriad Genetics, qui détient le monopole américain des tests BRCA, ait atteint son plus haut niveau en plusieurs années, signe d’une confiance des investisseurs.

L’affaire pose néanmoins question. Se basant sur la seule notion abstraite de « prédiposition héréditaire », validée par des procédures génétiques qui existent depuis moins de vingt ans, une femme bien portante a choisi de se soumettre à une chirurgie particulièrement lourde et mutilante afin d’empêcher que survienne une maladie qu’elle avait un risque de contracter, mais également une chance de ne jamais contracter. L’histoire d’Angelina Jolie, comme celle de milliers d’autres femmes confrontées aux dilemmes engendrés par le dépistage et la prévention du cancer du sein, n’est pas simplement celle d’une succession de choix individuels basés sur des calculs qui se veulent rationnels. C’est ce que permet de comprendre le livre Preventive Strikes : Women, Precancer and Prophylactic Surgery, publié par la sociologue et historienne des sciences Ilana Löwy en 2010, et récompensé en 2011 par le prix de l’Association européenne pour l’histoire de la médecine et de la santé (EAHMH). L’ouvrage retrace l’histoire du diagnostic, du dépistage et de la prévention du cancer du sein en montrant la place centrale que cette maladie a occupée dans les discours et les pratiques autour du cancer.

Face au cancer du sein et au risque de son développement, les décisions des femmes se déploient dans un espace biomédical contraint par l’exiguïté et l’exclusivité des catégories de perception, des outils de vision, de diagnostic et de prédiction, des techniques d’intervention sur le corps et des relations de domination. Cet espace est unifié mondialement et tributaire de cultures et d’habitudes locales, propres à un pays, un hôpital ou un service. C’est un espace à la fois figé et mouvant : il est très difficile de remettre en cause les évidences, quand bien même elles ont été fondées sur des hypothèses particulièrement fragiles, et de rouvrir des pistes trop vite abandonnées ; et pourtant, les évidences changent bien d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre.

Diagnostiquer

Le propos central du livre d’Ilana Löwy est de montrer comment une catégorie de « pré-cancer », à mi-chemin entre le normal et le pathologique, s’est installée au début du XXe siècle dans l’approche médicale du cancer du sein, et s’est consolidée progressivement depuis.

La diffusion de cette catégorie n’aurait pas pu avoir lieu sans un basculement dans le monopole du diagnostic du cancer du sein, qui s’est opéré entre les années 1910 et 1930. Jusqu’au début du XXe siècle, le cancer était diagnostiqué sur des bases cliniques : il fallait que la femme montre des signes extérieurs de la maladie pour qu’elle soit diagnostiquée comme souffrant du cancer. Dans les décennies suivantes, les anatomo-pathologistes ont progressivement pris la main dans le diagnostic du cancer, jusqu’à devenir les seuls professionnels habilités à le délivrer, et ce jusqu’à aujourd’hui. Il ne suffit plus d’avoir des signes cliniques de cancer pour que le diagnostic soit posé : il faut que l’examen au microscope de tissus montre effectivement la présence de lésions cancéreuses. Cette déconnection entre signes cliniques et diagnostic de la maladie ouvre la possibilité d’une nouvelle catégorie : celle des femmes qui sont malades sans le savoir, ou qui vont bientôt être malades. C’est alors également un nouvel art de la divination qui est rendu nécessaire.

Ce basculement dans le diagnostic augmente l’incertitude de ce dernier. Les médecins sont amenés à se prononcer sur l’avenir d’une lésion qu’ils découvrent au microscope, c’est-à-dire sur ses chances de devenir une tumeur cancéreuse. Or, ils éprouvent de grandes difficultés pour procéder à une telle discrimination. Ilana Löwy montre comment, au fil des années, ils élaborent des distinctions entre lésions bénignes, prémalignes et malignes. La distinction entre lésions bénignes et prémalignes est lourde de conséquences, car selon que le diagnostic est posé dans un sens ou dans l’autre, les femmes entreront ou non dans la carrière chaotique et fortement médicalisée d’une personne classée comme présentant un haut risque de cancer.

Certains médecins maximalistes en viennent à considérer tout le sein féminin comme un « organe pré-cancéreux », selon l’expression de l’américain Fred Stewart en 1950. Cette position est réaffirmée par Robert Hutter en 1975 : « nous devons considérer le sein féminin comme un organe cible pré-malin lorsqu’exposé au milieu physiologique de l’organisme féminin ». Ces médecins, écoutés par les autorités américaines, plaident pour une mastectomie préventive bilatérale dès la moindre lésion suspecte. D’autres médecins considèrent en revanche qu’il est possible de vivre sans problème avec la majorité de ces lésions. Encore aujourd’hui, il y a une grande incertitude dans le diagnostic des lésions « pré-cancéreuses », et une grande marge dans les études sur le pourcentage de risque que ces lésions se développent en cancer.

Dépister

C’est dans les années 1970 que se diffuse, aux États-Unis puis ailleurs, le principe de la mammographie systématique pour le dépistage du cancer du sein. En France, la pratique se développe de manière plus chaotique, moins centralisée, et n’est régulée au niveau national qu’avec le plan cancer de 2003, qui instaure un dépistage gratuit pour les femmes de plus de 50 ans.

Le dépistage systématique et massif par mammographie est critiqué par ceux qui estiment que le risque entraîné par l’irradiation régulière à des rayonnements est plus important que les bénéfices en matière de prévention. Cependant, hier comme aujourd’hui, l’opinion qui s’est imposée comme de loin la plus commune considère le dépistage mammographique comme quelque chose de toujours bénéfique, et même une conquête des femmes (aux États-Unis, les campagnes pour étendre le principe du dépistage gratuit aux femmes âgées de 40 à 50 ans sont parfois présentées comme des combats féministes). Ilana Löwy rappelle cependant les débats qui continuent d’entourer cette pratique dans le corps médical. Le dispositif est fondé sur l’idée commune selon laquelle plus une tumeur est détectée tôt, plus grandes sont les chances de survie. Cette idée reste contestée par une partie de la médecine, qui réfute le schème selon lequel le cancer serait une maladie d’abord localisée, qui s’étendrait ensuite au corps entier, préférant une vision du cancer comme une maladie systémique. Les mammographies permettent de détecter des tumeurs à des stades précoces de leur croissance, mais la taille de la tumeur n’est pas toujours corrélée à sa dangerosité.

En outre, le dépistage systématique conduit à faire entrer un certain nombre de femmes dans la catégorie des pré-malades sur la base d’observations « suspectes », alors qu’elles ne développeront pas de cancer ; confrontées à un « soupçon », elles ne savent plus alors si elles doivent se considérer malades ou saines. Elles resteront parfois très longtemps dans ces « limbes », appelées à se soumettre à une surveillance intensive, sans jamais pouvoir se rassurer sur le fait qu’elles sont bien portantes. Une étude montre ainsi qu’aux États-Unis, un tiers des femmes qui se soumettent à une mammographie annuelle pendant dix ans seront confrontées à un cliché « suspect », et 18 % d’entre elles se plieront à une biopsie par aiguille ou par chirurgie. La sociologue cite les études qui montrent qu’un corps humain sain est toujours porteur de tumeurs au statut difficilement identifiable, qui n’entraîneront pour la plupart aucun risque pour sa santé ; autrefois invisibles, elles deviennent de plus en plus souvent visibles avec le progrès de l’instrumentation, et suscitent des interventions médicales agressives au nom du principe de précaution.

Le dépistage génère également une forte et régulière anxiété chez les femmes à qui l’on dit que tout est normal, mais qui doivent composer à chaque nouvel examen avec l’idée que le diagnostic puisse être négatif. Cette anxiété est peu prise en compte par les médecins – au contraire, Löwy évoque une « culture de la peur » entretenue par le corps médical et les autorités qui y voient un moyen de pousser un plus grand nombre de femmes à se faire dépister. Les « sujets de la société du risque » doivent avoir le « juste niveau de crainte de la maladie : pas trop grand, pour ne pas entraîner une attitude de déni ou d’évitement, mais assez élevé pour accepter l’avis des experts ».

Prédire

Ilana Löwy décrit l’évolution de la recherche sur les prédispositions au cancer du sein, qui s’est développée en parallèle de la pratique de dépistage de masse. Si le dépistage systématique est fondé sur l’idée que chaque femme est sujette au risque de cancer du sein, la recherche d’une prédisposition héréditaire suggère au contraire que certaines courent des risques bien plus élevés que les autres, et doivent donc être ciblées de manière prioritaire. Dès la fin du XIXe siècle, des médecins avaient constaté de manière empirique qu’il existait des familles où l’incidence du cancer du sein était plus élevée. Il faut attendre des enquêtes épidémiologiques dans les années 1940 la validation scientifique de la notion de prédisposition héréditaire.

Dans les années 1970, les médecins oncologues se mettent à adopter le discours probabiliste du risque, et l’histoire familiale devient un facteur de risque parmi d’autres prédisposant à la survenue de la maladie. On commence à offrir aux femmes « à haut risque » un « conseil génétique », où l’on discute des formes appropriées de réponse : mastectomie préventive ou surveillance renforcée. Certains spécialistes, comme Henry Lynch, vont plus loin et définissent le simple fait d’appartenir à une famille avec une haute incidence de cancer du sein comme une forme de pré-maladie : « une histoire familiale de cancer du sein est un état pré-malin (premalignant condition) ».

Dans les années 1990, les progrès de la biologie moléculaire donnent un fondement génétique à la notion de prédisposition héréditaire . Des statisticiens développent des modèles contestables pour permettre à une femme d’estimer les chances d’avoir un cancer du sein. La société Myriad Genetics dépose des brevets sur ces gènes qui lui assurent un monopole états-unien (l’une des premières applications de la brevetabilité du génome) et développe à partir de 1997 une politique commerciale agressive envers les femmes, pour les inciter à se faire tester. C’est une réussite économique, alimentée en partie par l’aversion au risque des professionnels de santé américains, qui poussent au dépistage génétique pour que les patients ne puissent pas leur reprocher plus tard de ne pas les y avoir incités. En France, ces formes de tests se développent avec plus de retard, dans le cadre de laboratoires de recherche liés aux Centre hospitaliers universitaires, la validité du brevet de Myriad ayant été réfutée par l’Office européen des brevets. Si les oncogénéticiens français font eux aussi de la publicité pour encourager le dépistage génétique, c’est dans le but de multiplier les échantillons qui leur servent pour leurs recherches.

Selon Ilana Löwy, l’introduction des tests génétiques change d’abord l’échelle : « la connaissance de formes héréditaires de cancer a précédé le développement des tests génétiques, mais l’introduction de ces tests a augmenté le nombre des personnes qui vivent avec la peur d’une tumeur maligne ». Elle a surtout modifié les données de la carrière médicale des femmes « à risque » ou « précancéreuses » : si le test est positif, elles entrent dans un nouvel espace de choix fortement contraint, où la surveillance médicale intensive ou la mastectomie préventive s’imposent comme des solutions incontournables :

« Une fois que ces tests ont été introduits dans la pratique médicale routinière, il n’a plus été possible de garder l’innocence de l’époque d’avant les tests. (…) Il est devenu de plus en plus difficile de refuser de prendre conscience d’une histoire familiale de malignités, d’éviter de se faire tester et – pour celles qui ont un résultat positif aux mutations BRCA– d’échapper aux dilemmes associés à la détection d’une ’’lésion moléculaire’’, et au fait de savoir qu’on est porteuse d’un risque incarné (embodied risk) ».

Surveiller ou exciser

Le diagnostic d’une lésion précancéreuse ou d’une prédisposition héréditaire (parfois validée génétiquement), font entrer les femmes dans la catégorie des personnes à haut risque, traitées comme pré-malades par le corps médical. Cette nouvelle catégorisation modifie pour les femmes la définition de ce qui est rationnel et responsable. Ainsi, si les médecins considèrent que les femmes ont le droit de ne pas vouloir se soumettre ou non à un test génétique, au nom de leur droit de savoir ou de ne pas savoir, le principe d’autonomie ne s’étend pas aux formes de gestion du risque des femmes identifiées comme pré-malades : « les médecins exercent une pression forte sur les personnes à risque pour les encourager à suivre scrupuleusement leurs recommandations ». Le comportement d’une femme sera perçu comme irrationnel, voire pathologique, si elle refuse de se soumettre à une surveillance intensive et angoissante – quand bien même l’efficacité de celle-ci est débattue – voire parfois à une excision de certaines parties de son corps (seins, ovaires). Au-delà de la rationalité, il s’agit d’une question de responsabilité : depuis un siècle, les messages en faveur de la prévention des cancers féminins suggèrent que les femmes ont un devoir moral de se plier à la surveillance préconisée, pour elles-mêmes et leurs enfants.

L’un des mystères au cœur du livre d’Ilana Löwy est celui de l’écart entre les évolutions de la médecine moderne et la permanence d’une technique aussi brutale et simpliste que la mastectomie préventive : pour supprimer le risque d’une maladie touchant un organe, on supprime la totalité de cet organe. L’approche de chirurgie radicale comme moyen de soigner le cancer du sein a été prônée dès le XIXe siècle. Au début du XXe siècle, elle a été incarnée notamment par la pratique du chirurgien américain Halsted, qui se targuait d’enlever, non seulement les deux seins de la patiente, mais également ses deux muscles pectoraux et de larges parties de sa peau, jusqu’à pouvoir voir battre son cœur – ce qui occasionnait par la suite de terribles douleurs et complications.

Dans les années 1960 et 1970, une approche plus physiologique du cancer a laissé croire que le maximalisme chirurgical qui était la norme jusque-là s’effacerait au profit d’interventions plus conservatrices. En 1977, le médecin américain Bernard Fisher a présenté la mastectomie préventive comme une approche archaïque, pré-scientifique. Cependant, en 1999 le même se rendait à l’évidence, avec étonnement et appréhension, que ces opérations faisaient un grand retour aux États-Unis. Une étude de 2001 a montré que les femmes « à haut risque » s’étant fait exciser les seins avaient très peu de chances d’avoir un cancer au niveau des seins, un résultat moins tautologique qu’il n’en a l’air, puisqu’à moins d’être comme celle de Halsted, l’excision chirurgicale laisse toujours en place une certaine quantité de tissus qui peuvent être le siège d’une tumeur future. Les résultats de cette étude ont beaucoup fait pour le développement de cette pratique, tout comme l’aversion au risque des professionnels de santé, les intérêts financiers de certains d’entre eux (chirurgiens plastiques) mais aussi, plus prosaïquement, le désir des médecins de rassurer la patiente en l’absence de toute solution alternative présentant le même degré de certitude. La mastectomie préventive est un moyen de regagner une notion de certitude dans un espace très incertain.

De même, la découverte de lésions potentiellement précancéreuses dans les tissus opérés permet de confirmer, a posteriori, le bien-fondé de l’opération. Certaines femmes racontent même avoir été déçues qu’aucune lésion suspecte n’ait été trouvée dans les seins excisés ; le résultat inverse leur aurait fourni la certitude d’avoir fait le bon choix. Bien avant la prise de position d’Angelina Jolie, la mastectomie préventive a bénéficié de différentes actions de promotion, mettant en valeur de cas de femmes qui expliquent avoir regagné leur sérénité grâce à l’opération (cette sérénité qui avait disparu dès lors qu’elles avaient classées dans la catégorie « à haut risque »), ou assimilant cette opération avec une banale chirurgie esthétique (Ilana Löwy montre qu’il n’en est rien, la reconstruction totale du sein étant une opération lourde, pouvant entraîner des douleurs chroniques et de grandes difficultés à accepter les prothèses comme faisant partie de son propre corps). Cependant, l’auteure montre que c’est surtout le développement des tests génétiques qui a contribué au retour de la mastectomie préventive, par une alliance étonnante des pratiques les plus modernes et les plus anciennes de la médecine. Les témoignages de femmes diagnostiquées avec des mutations génétiques montrent que certaines considèrent que la mastectomie est une conséquence inévitable de leur test positif.

Il y a cependant une grande variabilité des pratiques d’un pays à l’autre – et d’un hôpital à l’autre dans un même pays – qui atteste de tous les facteurs sociaux qui interviennent dans la décision médicale. 54 % des femmes diagnostiquées positives aux mutations BRCA à Rotterdam se soumettent à une mastectomie, contre 4 % à Melbourne. Dans cinq hôpitaux américains comparés dans une autre étude, les taux correspondants s’échelonnent entre 3 % et 50 %. La médecine reste une affaire de personnes, de cultures, de systèmes assurantiels et politiques, tout autant que de science.

Au-delà d’un sujet particulièrement grave qu’il contribue à repolitiser, l’ouvrage d’Ilana Löwy éclaire avec acuité les tendances sous-jacentes aux sociétés des pays riches, où la médecine étend progressivement son territoire en venant à s’occuper non seulement des malades, mais des bien-portants. Au nom de leur responsabilité et de leur bien-être, les individus sont sommés d’intérioriser des pratiques anxiogènes de calcul du risque. Ils en viennent à évoluer dans un monde particulièrement incertain, et recherchent en parallèle des certitudes face à la maladie et la mort. Enfin, le droit à l’autonomie des patients est proclamé, mais n’empêche pas en certains domaines des formes de domination médicales auxquelles il est très difficile de résister. On peut regretter que, par manque d’espace sans doute, ni la question des rapports sociaux de sexe ni celle d’une prévention fondée sur la prise en compte des facteurs environnementaux ne soient véritablement traitées dans le livre. Il n’en est pas moins une contribution particulièrement remarquable à la sociologie des sciences.

par Pascal Marichalar, le 8 juillet 2013

Pour citer cet article :

Pascal Marichalar, « L’invention du pré-cancer du sein », La Vie des idées , 8 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-invention-du-pre-cancer-du-sein

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