Olivier Grojean procède, dans La Révolution kurde, à l’analyse de fond d’une des organisations les plus structurées de l’espace kurde. L’objet du livre est en effet de dresser un portrait du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et d’analyser les « logiques d’action et les modes de gouvernement de ce parti [et] de ses organisations sœurs en Syrie, en Iran et en Irak, de sa mouvance légale et illégale en Turquie et en Europe » (p. 16). Le livre se concentre particulièrement sur les actions et les mobilisations menées par le PKK en Turquie, en Syrie et en Europe.
Olivier Grojean, professeur à l’Université Paris 1 et spécialiste reconnu des mobilisations kurdes en Europe, offre une exploration cohérente, synthétique et documentée de l’évolution, des activités et du fonctionnement du PKK. Un premier chapitre décrit la fondation et l’évolution du PKK dans le contexte turc. Le deuxième est consacré à décrire les origines et les transformations idéologiques du PKK. Le suivant explique comment le PKK établit la discipline au sein de son organisation et impose son pouvoir sur la population. Dans le quatrième chapitre, les politiques du PKK dans le domaine de l’écologie, de l’économie et de la condition des femmes sont analysées en détail. Enfin, le dernier chapitre revient sur l’internationalisation de la cause kurde.
Fort d’une longue expérience de recherche sur la diaspora kurde, l’auteur offre au lecteur un ouvrage qui exploite notamment des entretiens réalisés avec les sympathisants et les ex-militants du PKK en Allemagne et en France, tout en s’appuyant sur une enquête de terrain réalisée au camp de Maxmûr, situé au Kurdistan irakien, en 2014. Il analyse également les publications de l’organisation du PKK, en particulier celles d’Öcalan, et croise les observations de chercheurs ayant visité les zones kurdes de Syrie.
Transformations du discours idéologique
La lecture de l’ouvrage révèle le souci d’Olivier Grojean de montrer les ruptures et continuités dans le discours du PKK, ainsi que les paradoxes auxquels font face les dirigeants et les militants de cette organisation dans la mise en œuvre de leurs principes. L’auteur voit « une évolution continue » (p. 57) dans les idées et la doctrine préconisées par le PKK, depuis sa fondation jusqu’à nos jours. Inscrivant le Parti dans la lignée des mouvements de libération nationale pratiquant la lutte armée, l’auteur le considère comme une « organisation nationaliste » inspirée par le marxisme-léninisme. À partir d’une lecture des publications de l’Organisation et notamment des ouvrages d’Abdullah Öcalan, le leader mythique du PKK, il retrace la restructuration de ce discours après la chute de l’URSS puis la capture d’Öcalan en 1999, pour montrer comment le mouvement inspiré par cette organisation finit par se livrer à une forme de bricolage idéologique, connu dans sa dernière version comme le confédéralisme démocratique, et qui mise sur la capacité de la société à s’auto-organiser.
Le discours du PKK, d’après l’auteur, démontre une certaine constance, par exemple en ce qui concerne « le rejet officiel du nationalisme, considéré comme du chauvinisme » (p. 86). Pourtant, plus que la continuité du contenu idéologique, Olivier Grojean souligne le caractère ambivalent et contradictoire qui persiste dans le discours du PKK. Les témoignages recueillis par l’auteur mettent en évidence les incohérences internes et les ambiguïtés de l’idéologie véhiculée par le leader et les cadres du PKK, révélant le décalage entre « ce que pensent et ce que font aujourd’hui les dirigeants, les militants et les sympathisants » du PKK (p. 20). Selon O. Grojean, cette ambivalence, qu’il faut croire calculée, a une double fonction : elle permet d’acquérir une reconnaissance auprès du public externe et elle sert d’instrument de contrôle interne pour dominer les militants. L’ouvrage entreprend fréquemment d’exposer les contradictions entre énoncés et pratiques, notamment au sujet de la théorie de la « femme libre » et du projet de « confédéralisme démocratique » au Kurdistan syrien. Dans le premier cas, l’auteur s’efforce de prouver que l’idée de la lutte pour la libération des femmes est utilisée, en partie, par le PKK pour désexualiser et assujettir les militant(e)s, notamment par le biais d’« une disciplinarisation des corps (via l’interdiction des relations sexuelles pour les membres et combattant(e)s du parti et les attitudes imposées entre les sexes) » (p. 161). Dans le deuxième cas, l’auteur insiste sur le fait que, contrairement à son but initial, le projet du confédéralisme démocratique « vient d’en haut et non d’en bas » (p. 183).
Contrôler, encadrer, mobiliser
Le PKK est une organisation qui s’étend des montagnes les plus reculées du Kurdistan jusqu’au cœur des grandes villes turques et qui traverse plusieurs pays européens. Cette organisation ne se cantonne pas à un pays défini et poursuit ses activités sur plusieurs territoires. L’ouvrage s’intéresse de près aux mécanismes de contrôle et de mobilisation développés par le Parti, auprès de sa propre base, mais aussi parmi les populations kurdes au Moyen-Orient et en Europe. Pour expliquer comment le PKK fait régner dans ses propres rangs une discipline sévère, Olivier Grojean met en avant l’importance de la formation idéologique et surtout la théorie de « l’Homme nouveau ».
Il rejoint en cela les réflexions pionnières de Paul White, qui liait le thème de l’homme nouveau à une inspiration « staliniste » que le PKK aurait « adapté[e] de manière radicale à ses propres besoins », en y ajoutant des inspirations guévaristes, castristes et maoïstes. Ce concept s’est depuis largement répandu dans les travaux consacrés au PKK [1]. Olivier Grojean affirme que le PKK utilise le thème de l’Homme nouveau afin d’endoctriner ses militants, de les encadrer et d’exiger « d’eux une totale remise de soi, une obéissance sans faille, une discipline de vie drastique » (p. 105) non seulement au Moyen-Orient, mais également en Europe.
Selon lui, cette volonté de transformation s’applique, au delà des cercles militants, à l’ensemble de la société kurde. Mais à la différence des milieux militants, dans les régions kurdes et la diaspora, l’objectif principal du parti n’est plus d’« imposer un certain mode de vie par la force », mais de chercher le soutien, d’« organiser et [de] contrôler la population kurde » à travers les médias, les associations, les municipalités, l’organisation des activités sociales et politiques (p. 108-118). Olivier Grojean décrit en particulier l’exercice du pouvoir dans les espaces gouvernés par le PKK, comme les camps de Maxmûr, du Rojava (Kurdistan syrien) et du Sinjar (en Irak). À travers des témoignages, l’auteur montre comment ces espaces sont dominés et monopolisés par les organisations sœurs du PKK et leurs alliés.
L’internationalisation de l’espace d’action
Les résistances kurdes aux États du Moyen-Orient ont, depuis leur apparition, un caractère transfrontalier. Mais elles témoignent aussi de rapports très différents aux cadres étatiques existant dans la région et à la possibilité d’une action à l’échelle régionale. Hamit Bozarslan a souligné à juste titre que « le fait kurde déborde les frontières étatiques pour se doter d’une sphère régionale propre » [2]. Le PKK voit le jour dans un contexte marqué par la régionalisation progressive du conflit kurde. Dans le dernier chapitre de son livre, Olivier Grojean s’intéresse au phénomène de régionalisation de la question kurde et plus particulièrement aux dimensions internationales du mouvement kurde de Turquie à partir des années 1980. Selon l’auteur, alors que les Kurdes d’Irak « ont bénéficié de l’implication des organisations internationales et de l’intervention des grandes puissances », les Kurdes de Turquie restent les oubliés de la communauté internationale, mais, à travers le PKK, se sont projetés « dans une stratégie de mobilisation ». Plus récemment, depuis les débuts de la guerre civile syrienne, les Kurdes de Syrie voient leur cause s’internationaliser. L’auteur se concentre plutôt sur l’internationalisation de la question kurde de Turquie et explique en détail la place qu’elle occupe dans l’agenda des instances gouvernementales et des institutions parlementaires européennes. Enfin, pour compléter son analyse, il fournit également des informations sur « les soutiens non institutionnels du PKK » (p. 174).
Au delà de l’organisation, le mouvement
Ce livre est une contribution essentielle à la compréhension de ce que l’auteur appelle parfois le « parti d’Öcalan » (p. 89). Dans ce sens, l’objet du livre reste parfaitement clair. Mais la question est de savoir si l’on peut comprendre pleinement le mouvement kurde en se concentrant uniquement sur l’analyse de sa principale organisation. Ce livre, à l’image de la majorité des travaux consacrés au mouvement kurde, fait des organisations kurdes le cœur de sa réflexion. De ce fait, l’évolution du mouvement tend à être réduite à l’histoire des partis politiques ou des organisations armées. Les revendications et les traits caractéristiques du mouvement sont définis à partir du discours, de la stratégie et des modes d’action des organisations les plus importantes.
Ce « biais organisationnel » [3] dans l’analyse du mouvement - pour reprendre le concept d’O. Fillieule et M. Bennani-Chraïbi -, pourrait d’un côté entraver la compréhension du mouvement kurde dans sa globalité, et de l’autre faire disparaître la distinction entre la subjectivité des acteurs impliqués et le discours idéologique et symbolique d’une organisation. Autrement dit, dans le livre d’O. Grojean, la place accordée au facteur organisationnel dans le mouvement kurde est tellement éminente que souvent on en oublie que la participation au mouvement ne se limite pas à l’adhésion au PKK. En conséquence, il n’est presque pas fait référence aux aspects moins visibles, non structurés et peu centralisés de mouvement contestataire kurde.
Au reste, cette approche centrée sur l’organisation ne permet pas de se pencher sur l’expérience, l’identité et la subjectivité des acteurs individuels du mouvement. Car elle réduit le travail de l’acteur individuel à une simple affirmation et au partage des représentations fabriquées par des leaders et dirigeants du PKK. Il suffit pourtant de rappeler que l’intériorisation de cette idéologie telle qu’elle est souhaitée par le PKK ne concerne que les cadres de l’organisation et une « petite minorité active » [4] au sein de la guérilla. Partant de ce constat, il serait intéressant de savoir comment les acteurs individuels vivent et participent aux actions collectives kurdes, mais aussi comment, à travers leurs expériences et leurs idées, ils pourraient participer à l’invention et la réorientation du mouvement. Ces observations ne disqualifient certainement pas les mérites exceptionnels de cet ouvrage, qui constitue désormais une véritable référence pour tous ceux qui veulent comprendre le PKK et le rôle qu’il joue dans les évolutions que connaît le Moyen-Orient d’aujourd’hui.
Recensé : Olivier Grojean, La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, Paris, La Découverte, 2017, 258 p., 17 €.