À propos de : Anne Amiel (éd.), Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, Le Fédéraliste, Paris, Classiques Garnier, coll. « PolitiqueS », 2012.
« C’est passionnant et extraordinaire, cette Révolution américaine, la fondation de la République, la Constitution. Madison, Hamilton, Jefferson, John Adams — quels hommes ! Et quand on voit la situation aujourd’hui — quel déclin ». (Hannah Arendt, lettre à Karl Jaspers du 16 novembre 1958)
Le Fédéraliste est l’ensemble constitué par soixante-dix-sept articles publiés entre octobre 1787 et août 1788 dans la presse new-yorkaise, auxquels ont été ajoutés huit articles supplémentaires lors de la première édition de la série, sous le titre The Federalist, or the New Constitution, en 1788 par McLean. L’ensemble des quatre-vingt-cinq essais, rédigés sous le pseudonyme de Publius, par Alexander Hamilton, James Madison, « avec la collaboration de [John] Jay » [1], avaient pour objectif de convaincre l’opinion publique de l’État de New York de l’importance de ratifier la Constitution des États-Unis, qui venait d’être rédigée lors de la Convention de Philadelphie et signée le 17 septembre 1787, et qui pour entrer en vigueur devait être ratifiée par la majorité des deux tiers, donc par neuf États sur treize. Au delà de la dimension contextuelle immédiate, l’ambition du Fédéraliste, telle qu’elle est décrite avec solennité dans le Fédéraliste 1 qui constitue une véritable introduction à l’ensemble, comme le rappelle Anne Amiel dans le remarquable appareil critique qui accompagne sa nouvelle traduction, est plus large : « il sembl[e] réservé au peuple de ce pays de décider, par sa conduite et son exemple, cette importante question : si les sociétés humaines sont réellement capables ou non d’établir un bon gouvernement par réflexion et par choix, ou si elles sont à jamais destinées à dépendre, pour leur constitutions politiques, du hasard et de la force » (p. 76). C’est bien la vaste question des principes et de la pratique de l’institution du politique qui est en jeu dans l’ensemble des articles et c’est bien la conscience de l’exemplarité et de la radicale nouveauté de la tâche attendant l’Amérique qui les anime. Or le texte défend que le « bon gouvernement », soit à la fois celui qui est juste et celui qui sera capable de préserver l’Union, est le « gouvernement républicain » (p. 80), dont Publius appelle le peuple de New York à juger si la Constitution est bien conforme à ses principes.
Le Fédéraliste est ainsi tout à la fois une œuvre de propagande et une très rigoureuse explication du texte de la Constitution des États-Unis, un texte de circonstance et une synthèse remarquable de la pensée constitutionnaliste et républicaine qui animait les Founding Fathers lors de la période de création des États-Unis d’Amérique. Exceptionnel par son envergure théorique et politique, il s’agit d’un ouvrage fondamental, non seulement pour qui veut comprendre la logique de la naissance de la république américaine, mais également pour qui veut saisir l’une des sources interprétatives majeures, tant sur le plan principiel que sur le plan jurisprudentiel, de la Constitution des États-Unis, amendée mais toujours en vigueur depuis, comme le rappelle très justement A. Amiel. Ce texte fait partie des enseignements obligatoires de presque tous les cursus de droit et de science politique des universités américaines ; il y a suscité une multitude de commentaires, y compris en philosophie politique. Le contraste est ainsi frappant avec sa réception en France, où il est demeuré confidentiel — peut-être en partie en raison de la qualité inégale de ses précédentes traductions [2].
Une autre difficulté tient peut-être également à la densité ainsi qu’à l’ambiguïté de la pensée politique déployée dans les articles. Leurs trois auteurs, qui ne sont pas systématiquement en accord, ne sont pas non plus entièrement convaincus par tous les aspects de la Constitution proposée et ne partagent au fond qu’une seule conviction : il faut ratifier la Constitution, malgré ses défauts résiduels, car elle représente la meilleure chance d’avenir pour les États-Unis d’Amérique. Il s’agit bien, au fil des 85 articles, de démontrer que la Constitution proposée, notamment grâce au dispositif inédit qu’est la représentation politique, doit permettre de « former une Union plus parfaite », préservant ainsi, avec la stabilité du gouvernement, la liberté et la propriété pour chacun de ses membres, contre le double risque de dérive monarchique et d’anarchie.
Le problème auquel se heurte Publius est qu’il s’agit de convaincre les membres du « peuple de l’État de New York », auquel s’adressent successivement tous les articles, de l’existence et de la valeur d’un « peuple des États-Unis d’Amérique » auquel le premier doit être subordonné dans la logique d’un système fédéral. Les « Fédéralistes » s’opposent sur ce point aux « Anti-Fédéralistes » qui insistent sur la prévalence des gouvernements locaux et des souverainetés nationales de chacune des treize colonies qui ont gagné leur indépendance en 1776 [3]. Ces États nouvellement indépendants s’étaient associés en une Confédération très peu centralisée jusqu’à ce qu’en un véritable coup d’État constitutionnel, les délégués réunis à Philadelphie ne décident qu’ils étaient « Nous, le peuple des États-Unis », et non pas « Nous, les représentants des treize États réunis » et que leur mandat consistait non simplement à réformer les articles de la Confédération mais à proposer un « nouvel ordre des choses » [4], une nouvelle Constitution pour une nouvelle entité politique. Publius poursuit au fil des articles la tâche de donner une existence et un sens au « peuple américain », le seul véritable souverain des États-Unis d’Amérique dans la logique du républicanisme, tout en répondant à l’inquiétude des Anti-Fédéralistes. Ces derniers craignent qu’un gouvernement fédéral trop puissant ne puisse exercer son autorité qu’au détriment des souverainetés des États fédérés et ne s’apparente in fine à un régime monarchique où les décisions politiques ne seraient prises que dans l’intérêt de quelques-uns et sous l’effet de la corruption et du trafic d’influences, conduisant inéluctablement à la décadence puis à la dissolution de l’État.
La difficulté : créer l’Américain à partir de la diversité — « E pluribus unum »
La diversité des treize colonies réunies en Confédération et dont il s’agit, pour Publius, de promouvoir l’intégration en un seul corps politique est double : elle est institutionnelle et elle est géographique. Ces deux dimensions sont indissociables. En effet, Publius connaît « les observations de Montesquieu sur la nécessité d’un petit territoire pour un gouvernement républicain » (Fédéraliste 9, p. 123). Les Anti-Fédéralistes soulignent la complexité du territoire des États-Unis, où non seulement l’union des États confédérés augmenterait la taille du corps politique bien au delà de ce qu’une république fondée sur la vertu peut accepter pour subsister, mais en outre une grande partie du territoire est « terra incognita » et bordé par une frontière toujours mouvante, rendant plus que douteuse la stabilisation de la république.
Au premier argument, la réponse de Publius est double, fondée sur l’appel à une lecture attentive de Montesquieu : d’un côté, tous les États confédérés pris séparément, ou presque, outrepassent déjà la taille idéale des Républiques selon Montesquieu. Si donc on devait prendre son argument au pied de la lettre, la république ne pourrait être établie nulle part dans les États modernes et serait un régime purement et simplement utopique ou, au mieux, obsolète et les États-Unis devraient se résigner à la monarchie ou à l’éclatement en micro-unités (p. 124). D’un autre côté, Montesquieu mentionne la possibilité d’une république fédérative comme correspondant à la meilleure façon d’augmenter la portée de la république sur un territoire plus vaste, permettant, grâce à un système d’équilibre et de contrôle des pouvoirs de chacun des États sur et par les autres, d’obtenir tous les avantages des républiques sans les inconvénients (p. 125). La radicale innovation de la Constitution américaine consiste à donner une chance à cet argument réinterprété. Conformément à la leçon machiavélienne, qui constitue l’une des influences théoriques majeures, quoique trop souvent ignorée, de Publius (notamment d’Hamilton), il importe de se méfier de « l’imagination » et de préférer la « vérité effective des choses » [5]. La science politique qui est revendiquée et mise en œuvre par Publius est fondée sur l’observation et l’interprétation de l’expérience et le refus des arguments d’autorité.
Au second argument, évoqué notamment dans le Fédéraliste 7 (p. 108-109), la réponse est également double : d’une part, la « vaste étendue de territoires non fixés » qui subsiste encore suscitera nécessairement des dissensions territoriales entre les États ; or seul un gouvernement fédéral puissant peut être capable de régler ces dissensions et de faire en sorte qu’elles ne dégénèrent pas en guerre civile. D’autre part, le Congrès de la Confédération, quoiqu’il n’ait accordé que des pouvoirs dérisoires à l’autorité centrale, a fait voter deux Ordonnances, sous l’impulsion de Thomas Jefferson, en 1784 et 1785, dont l’essentiel sera repris par la Northwest Ordinance adoptée le 13 juillet 1787, avant même l’entrée en vigueur officielle de la Constitution [6]. Ces ordonnances décidaient d’une part que les terres nouvelles seraient « utilisées au commun bénéfice des États-Unis et érigées en États républicains », d’autre part que ces terres seraient organisées selon un ordre rationnel imposé au territoire et tracé au cordeau. La première détermination, à laquelle il est fait allusion dans le Fédéraliste 43 (p. 351-352), garantit ainsi une forme républicaine aux États et autorise un organisme central à œuvrer en faveur de la création ou du maintien d’une Constitution républicaine pour les nouveaux États. Publius a beau jeu de faire remarquer que les pouvoirs ainsi conférés seraient d’autant plus efficaces que s’y adjoindrait un droit de recours adressé à un gouvernement général fort et unifié au cas où les principes républicains seraient bafoués. La seconde détermination est d’autant plus remarquable que le principe de l’organisation géographique, administrative et politique des territoires émane de Thomas Jefferson, le principal rédacteur de la Land Ordinance de 1784, dont l’objet, anticipant celui de la Constitution, est bien de former « une union plus parfaite » en proposant une Loi fondamentale pour ces territoires destinés à devenir américains et qu’il s’agit ainsi de construire comme américains. La promotion de l’homogénéité du peuple à laquelle s’emploie Publius est en effet un projet national partagé par nombre de Founding Fathers, y compris ceux qui, comme Jefferson, sont les plus hostiles à l’idéologie « nationale » qu’ils attribuent à Hamilton.
Il s’agit de répondre à la diversité en produisant de l’homogénéité, en organisant le domaine national sur la base de la cellule américaine primordiale, la household (qui traduit à la fois la propriété et la famille). Les territoires seront divisés par des lignes est-ouest et nord-sud en unités (townships) de 6 miles de côté, et numérotées du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest. Les frontières entre les États sont tracées par les limites entre les townships, et non en fonction des « accidents » du terrain naturel. Cette carte physique correspond à la représentation symbolique de l’espace social démocratique, dans lequel chaque unité est un échantillon parfaitement représentatif du tout. Les fermes seront indépendantes et les conditions de vie uniformes. Grâce à la production de cet isomorphisme des conditions, la multiplicité des paysages du territoire américain, la diversité des origines des citoyens américains (documentée dès le premier recensement de la population en 1790), enfin la fragmentation politique de l’Amérique en différents États, pourront néanmoins produire le sentiment d’une nationalité commune et l’union [7]. L’épistémologie de l’échantillon dont est porteuse l’ambition cartographique du territoire américain est indissociable du principe d’égalité-équivalence [8] républicaine. C’est « l’Américain » qui doit ainsi être produit, dans une Amérique républicaine dont le Midwest deviendra la métonymie [9].
La solution : le dispositif de la représentation politique
La représentation politique est la réponse de Publius à la fois aux difficultés énoncées par les Anti-Fédéralistes et à celles qu’il diagnostique dans les Articles de la Confédération. La représentation politique est le dispositif qui doit permettre de réduire la diversité, de produire le caractère américain (l’identité américaine) et donc d’achever la révolution dans son processus national, enfin, bien sûr, d’assurer dans la durée la dimension républicaine des États-Unis d’Amérique : maintenir la liberté en promouvant l’esprit d’égalité grâce à la souveraineté du peuple.
Pour comprendre les enjeux de la représentation, il faut tout d’abord rappeler, comme le fait A. Amiel dans son introduction (p. 13-14), que la guerre d’indépendance a été précipitée par une querelle qui lie indissociablement l’imposition et la représentation, selon le slogan célèbre, « dont on ne saurait surestimer l’importance » (p. 13), « No taxation without representation ». Au delà de la question du consentement à l’impôt, c’est bien celle de la nature de la représentation qui est en jeu. Le républicanisme repose sur le principe de la représentation politique en tant qu’elle doit simultanément assurer la liberté des membres du corps politique et garantir la propriété, confiant aux représentants les décisions concernant la taxation des produits et des transactions. Cette liaison originelle donne sens à toute la question du bicaméralisme qui se joue traditionnellement aussi en ces termes, une Chambre protégeant les droits subjectifs des personnes, l’autre protégeant les biens et le droit de propriété (voir par exemple Fédéraliste 71, p. 530). On retrouve ici l’influence de John Locke, l’une des références explicites majeures des Framers : « C’est pourquoi par le même acte par lequel quelqu’un unit sa personne, qui était auparavant libre, à quelque communauté, il y unit pareillement ses possessions, qui étaient auparavant libres ; et sa personne et ses possessions deviennent également sujettes au gouvernement et à la domination de cette communauté » [10].
Cependant la question est compliquée par l’hésitation qui touche le statut à la fois ontologique et politique d’une certaine catégorie « d’autres personnes », les esclaves, à propos desquels les Constituants proposent un compromis tristement célèbre, connu sous le nom de « clause des trois-cinquièmes ». La section 2 de l’article premier de la Constitution de 1787 déclare : « Le nombre des représentants et le montant des impôts directs seront répartis entre les différents États susceptibles de faire partie de cette Union proportionnellement à leur population respective. Elle sera déterminée en ajoutant au nombre total des personnes libres, y compris celles qui se sont louées pour un nombre d’années déterminé, mais à l’exclusion des Indiens non soumis à l’impôt, les trois-cinquièmes de toutes les autres personnes. » Les esclaves, ces « autres personnes », sont à la fois des biens meubles, des possessions qu’il s’agit de taxer, et presque des personnes, très précisément les trois-cinquièmes d’un citoyen [11]. Le Fédéraliste 54, sans doute rédigé par Madison, tente de justifier ce choix en des termes plus qu’embarrassés, qui évitent de nommer explicitement l’esclavage et sont artificiellement rapportés à la prosopopée d’un « frère du Sud ». Sur ce sujet important, il faut lire les analyses pénétrantes de la professeure de droit Cheryl Harris, dans son article célèbre « Whiteness as Property » [12] : l’oppression actuelle des Noirs aux États-Unis et le différentiel de privilège qui avantage les Blancs encore aujourd’hui ne provient pas selon elle uniquement du concept de race. Le problème réside bien davantage dans l’interaction entre une conception de la race et une conception de la propriété qui a permis l’établissement et le maintien d’une subordination raciale économique et politique, dont la clause des trois-cinquièmes, qui ne sera abolie qu’à l’issue de la Guerre de Sécession par le 14e Amendement, est symptomatique. L’exploitation du travail noir s’est faite précisément grâce à la fiction juridique qui a permis de considérer les esclaves noirs comme des objets, susceptibles d’être taxés, vendus, prêtés, transmis ou saisis, et non comme des personnes, susceptibles de devenir des citoyens à part entière dans un État républicain.
Si l’on réduit donc la problématique de l’homogénéisation du « peuple » et de la réduction de la diversité aux citoyens potentiels (les hommes blancs et propriétaires), Publius voit dans la représentation politique l’outil, caractéristique de la modernité, indispensable à la production d’une unité politique cohérente, guidée par la raison et vertueuse. Pour correspondre à son idéal, la démocratie américaine ne peut être que représentative. Madison énumère dans les n° 62 et 63 les défauts potentiels de toute République, auxquels doit répondre l’existence du Sénat : corruption, impulsivité, ignorance de la chose publique, instabilité publique, manque « d’un sens approprié du caractère national » (p. 473), absence de responsabilité. Le Sénat en particulier, le Congrès dans son ensemble, ont pour charge de créer l’unité de la personne morale qu’est le peuple, en tant que les représentants du peuple font le peuple, dans une représentation qui est toujours aussi une performation de la chose représentée. Ce sont les représentants du peuple qui actualiseront et créeront en même temps ce peuple, continuant ainsi sur la lancée de la structure à la fois déclarative et performative de la Déclaration d’Indépendance et de la Constitution parlant au nom de « nous, le peuple » — dans l’analyse de Publius est en effet largement gommée la distinction entre le caractère exceptionnel (illégal, à strictement parler, ce sur quoi insistent les Anti-Fédéralistes) du moment constituant et l’activité régulière du mécanisme législatif institué.
La représentation doit également — et si c’est désormais bien connu, ça n’en est pas moins remarquable — fonctionner comme un filtre, permettant que le peuple souverain représenté soit de facto le meilleur du corps politique. Avec cette conception de la représentation, Publius est radicalement opposé aux Anti-Fédéralistes. Pour ces derniers, les représentants sont le signe dont les personnes naturelles assemblées en peuple comme personne morale sont la « chose signifiée ». « Brutus », l’un des pseudonymes des Anti-Fédéralistes, écrit par exemple dans le New York Journal : « Le terme même, ‘représentant’, implique que la personne ou le corps choisi à cette fin doit ressembler à ceux qui l’ont désigné — une représentation du peuple de l’Amérique, si elle veut être vraie, doit être comme le peuple. Elle doit être constituée de telle sorte qu’un étranger au pays puisse être capable de se faire une idée juste de son caractère en connaissant celui de ses représentants » [13]. Pour un autre Anti-Fédéraliste, Melancton Smith, s’il est vrai que les représentants doivent appartenir à « l’aristocratie naturelle » [14] de la nation — ce doivent être des hommes intègres, raisonnables et vertueux, ils n’en sont pas moins, lorsqu’ils sont élus et siègent en commun, « l’image vraie du peuple » : ils doivent ressembler fidèlement à ceux qu’ils représentent, ce qui implique la nécessité d’une Chambre suffisamment grande pour que le rapport entre le nombre des élus et le nombre des électeurs soit le plus réduit possible et des élections assez fréquentes pour que l’image soit la plus conforme possible à la réalité démographique du pays. « Les concepts de “similitude”, de “ressemblance”, de “proximité”, l’idée que la représentation doit être une “image fidèle” du peuple, reviennent constamment dans les écrits et les discours des Anti-Fédéralistes », conclut B. Manin [15]. Ce n’est donc pas simplement une conception de la « représentation-mandat » opposée à une « représentation indépendante » que défendent les Anti-Fédéralistes ; il ne s’agit pas simplement que les représentants fassent ce que les électeurs leur disent de faire. B. Manin, reprenant une catégorisation de Hanna Pitkin, préfère parler de « conception “descriptive” de la représentation » ; elle suppose que « les représentants font spontanément ce que le peuple aurait fait, parce qu’ils sont un reflet du peuple » [16]. Le signe et le signifié sont finalement une seule et même chose.
Pour Publius au contraire, les élus n’ont pas à refléter l’électorat ni à partager les conditions de vie de leurs électeurs et il n’y a aucune raison morale ou politique pour que la représentation soit favorisée par la ressemblance. Il prône ce que Bruce Ackerman nomme une « interprétation sémiotique de la représentation », c’est-à-dire d’abord une représentation dont chacun (y compris les représentés) sait qu’elle n’est que le symbole de la chose, en aucune manière la chose elle-même, par opposition à la représentation-synecdoque [17]. Le décalage va même plus loin : les représentants disent, montrent, font et sont davantage que ceux qu’ils représentent — dont il importe peu au fond qu’ils demeurent invisibles. Ils ne sont pas seulement le signe du peuple, ils fournissent le sens de l’idée même de peuple. C’est pourquoi lorsque les Constituants affirment : « Nous, le peuple des États-Unis », cela n’est ni illégitime ni anti-démocratique. Comme chez Hobbes, en dehors d’eux, il n’y a que la multitude, mais pas de peuple en corps ; c’est bien le peuple qui détient la souveraineté, comme dans toute République, mais un peuple qui n’est auteur et acteur que par l’action et les paroles de ses représentants. En d’autres termes, le peuple ne s’actualise dans l’action politique que dans la personne de ses représentants.
Cependant, si la représentation peut fonctionner comme un filtre et un élargissement des vues du « peuple », ce n’est pas seulement (et pas prioritairement) parce que les représentants seraient des citoyens particulièrement éclairés, justes, patriotiques ou vertueux, l’élite de la nation : comme le note A. Amiel, « Publius ne croit pas au ‘grand homme’ » (n.1 p. 33) et il se méfie de la tendance inéluctable des électeurs à prendre la réussite économique pour le signe de la vertu [18]. En revanche, c’est sans doute la prise en compte de la dimension délibérative de l’assemblée législative qui permet de faire fonctionner le dispositif de la représentation dans toute sa portée. On peut ainsi souligner à quel point pour Publius, la démocratie représentative (la « république », selon la célèbre définition donnée par Madison dans le Fédéraliste 10) est toujours déjà délibérative : c’est parce que l’assemblée offre la possibilité d’une prise de parole diverse, argumentée, réglée, libre et égale, que les opinions y seront « raffinées » et que la démocratie représentative peut représenter la solution républicaine par excellence. Là encore, il est particulièrement signifiant que Publius atténue la distinction entre l’assemblée constituante et l’assemblée législative : s’il place tant de foi dans le dispositif représentatif pour assurer la stabilité, la justice et l’efficacité de la république américaine, c’est aussi que Madison notamment n’a pas pour modèle une théorie de la démocratie représentative, mais la pratique délibérative telle qu’elle s’est déroulée à Philadelphie. C’est par cette pratique inédite que les Américains ont pu sembler « établir un bon gouvernement par décision et par choix » à l’issue de la discussion, et au prix, sans doute, de compromis pour parvenir à un consensus (dont il est difficile de savoir si Publius a la pleine conscience de sa fragilité) [19]. Ce que la lecture du Fédéraliste peut nous révéler ainsi aujourd’hui, c’est le caractère indissociable de la représentation et de la délibération dans la naissance de la république américaine.