Recensé : Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Bayard, Paris, 2012, 302 pages, 23 euros.
Turin, XVIIIe siècle : la ville accueille des étrangers et l’historienne les étudie. Sujet à la mode, sujet d’actualité dira-t-on ? Oui, et non, car Simona Cerutti ne travaille pas sur les étrangers, au sens d’individus que définiraient un statut, l’appartenance à une origine, à un groupe ; elle réfléchit à une « condition d’extranéité », qui est une certaine qualité de l’action possible. Au cœur du travail de Simona Cerutti se trouve la notion d’action en contexte, moins par conviction épistémologique a priori que parce qu’elle constate que le faire, l’agir, est valorisé dans les civilisations médiévales et modernes sur lesquelles elle réfléchit. L’action est d’abord au cœur de la source, qui n’est pas lue comme miroir, mais comme production du réel : qu’il soit théorisation de l’aubaine [1] par les juristes soucieux d’affirmer le pouvoir royal, ou supplique au roi visant à faire reconnaître des droits, le texte même est compris comme une tentative d’agir sur la réalité. L’action se définit par rapport à des contextes ou champs sociaux particuliers. L’auteur en étudie quatre, la famille, la propriété, le métier, et la justice, à Turin au XVIIIe siècle. Ils ont été choisis à partir de ce que les sources elles-mêmes indiquent, dans leur croisement et parce que la catégorie juridique des « misérables » regroupait aussi bien les étrangers que les veuves, mineurs, orphelins (contexte de la transmission familiale et de la propriété), les salariés (contexte du métier), pauvres, soldats, pèlerins ou marchands. Certaines sources donnent plus que d’autres accès à ce réel en fabrication : la procédure est ainsi privilégiée par rapport à la théorisation juridique, l’acte notarié permet de percevoir concrètement la relation d’un sujet à la propriété immobilière – d’un sujet, et non d’un groupe aux normes de cohésion supposées.
La condition d’extranéité
Faire de l’histoire, pour Simona Cerutti, c’est aussi dialoguer généreusement avec les pistes ouvertes par l’ensemble de l’historiographie du sujet, sans rejeter ou condamner, mais en déplaçant les questions, en prenant au sérieux les contradictions apparentes entre les diverses hypothèses suggérées. Au cœur de l’ouvrage se trouvent alors plusieurs contradictions bien connues des historiens. Contradiction apparente dans l’attitude d’États supposés faire violence aux étrangers (par l’intermédiaire d’une loi d’aubaine interprétée comme préemption par le souverain des biens des étrangers morts sans descendance), tout en faisant appel à eux comme main-d’œuvre (chap. 1) ; et dans une rareté des lettres de naturalisations voisinant pourtant avec la multiplicité des étrangers finissant par être reconnus comme sujets à part entière. Contradiction ensuite entre l’affirmation historienne que la propriété (chap. 2) et la pratique reconnue d’un métier (chap. 3) sont des voies d’accès à la citoyenneté, et le constat à Turin et dans d’autres villes italiennes d’une interdiction faite aux habitants de vendre ou de louer des biens aux étrangers, ou l’affirmation historienne que les corporations seraient hostiles à l’étranger, sinon comme agent d’innovation. C’est en mettant l’accent sur l’action des sujets sociaux en contexte que l’auteur parvient à lever ces contradictions.
Dans le premier chapitre sont minutieusement analysées les actions menées au cours des procédures faisant suite au décès « des particuliers nés en dehors des États de Sa Majesté, ou bien décédés sans descendance ». Elles sont replacées dans le contexte des rapports patrimoniaux d’une époque marquée par « l’incertitude quant à la titularité de la propriété ». Après un décès, agir sans contradiction sur des biens sans statut de propriété claire peut suffire à créer un droit d’hériter : « un individu n’hérite pas car il est l’héritier légitime ; c’est plutôt le fait d’avoir hérité qui en a fait l’héritier légitime » (p. 62). Replacée dans ce contexte, l’action des agents du fisc peut alors être comprise, non comme une appropriation au détriment des étrangers, mais comme une manière de soustraire des biens au hasard, le temps de vérifier la présence des héritiers légitimes. En définitive, l’État n’hérite d’ailleurs que dans un faible pourcentage de cas (variable selon les périodes). Au terme de l’analyse, il ne s’agit plus de penser l’étranger, le statut de l’Autre venu d’ailleurs, mais la condition d’extranéité, celle de qui n’est pas inscrit dans une chaîne de succession. Elle peut être celle de qui est né ailleurs et dont les héritiers peuvent être absents, mais aussi être d’autres catégories qui, quoique natives, posent problème à l’ordre de succession – ainsi les enfants naturels ou les individus « décédés sans descendance ».
Le second chapitre, soucieux de réfléchir à partir des actions individuelles plutôt que des groupes, suit le parcours turinois de Gerolamo Motta, turc de naissance. Il montre le caractère négligeable du changement statutaire (Motta est naturalisé) par rapport aux divers éléments d’une insertion sociale réussie : tailleur personnel du prince Eugène, Motta est marié, riche, et au cœur d’un dense réseau social. Cette intégration, loin d’avoir eu comme condition l’accès à la propriété immobilière, y aboutit : c’est en mobilisant toutes les ressources de son enracinement local que Motta parvient, par l’intermédiaire d’institutions charitables auxquelles il offre des biens dont il garde l’usufruit, à se protéger contre l’usage toujours possible du droit d’aubaine et à agir comme un citoyen dans le domaine de la propriété. L’extranéité peut alors être redéfinie comme la condition de celui auquel manque l’enracinement local, « la compétence pour tisser ces réseaux locaux qui, seuls, donnaient accès à la propriété » (p. 10).
S’enraciner
Le troisième chapitre aborde ainsi la condition d’extranéité en tant qu’absence d’enracinement local, dans le milieu des laboratores. L’auteur montre que la reconnaissance du droit à la pratique d’un métier n’est pas condition mais preuve de citoyenneté : la hiérarchie au sein du métier est liée à des degrés sur l’échelle du savoir-faire local et de l’enracinement local que surveillent les corporations. Il n’y a pas, là non plus, de statut a priori et définitif, mais une réalité construite et négociée par les actions sociales. Si l’idée d’une telle plasticité du social convainc dans les cas exposés, tant est fine l’analyse des sources, il faut néanmoins rappeler que ce dessin de sujets libres de négocier et de construire leur condition ne peut être le portrait de toute la société d’Ancien Régime. Cette plasticité concerne assurément certains contextes, mais l’auteur, sans en nier la possibilité, laisse dans l’ombre la force de certaines assignations (celle de la religion est évoquée en passant) et la difficulté de cette négociation (même si elle évoque une « incertitude »). À ce titre, on eût été curieux de savoir quel était le taux de réussite des suppliques adressées au roi pour contourner l’absence d’ancrage laborieux dans la ville. La possibilité de la négociation ne saurait en effet supprimer les effets de domination.
Le dernier chapitre réinscrit l’étranger dans la catégorie plus large des « misérables », qui englobe tous ceux que caractérise une faible insertion sociale et citoyenne et auxquels devait être offerte en justice une procédure adaptée à leur condition (procédure dite « sommaire », reposant sur la nature des actions), au plus loin d’un droit positif conçu pour ceux qui sont ancrés localement. Le succès, puis la défaite, de cette procédure, un temps érigée en modèle contre une justice reposant sur la qualité des personnes, témoigne d’un bref moment où l’idée des intérêts de « toute l’humanité » prévalut contre celle des prérogatives statutaires.
On l’aura senti, Simona Cerutti a une idée bien précise de ce qu’est l’écriture de l’histoire ; néanmoins, on trouvera chez elle peu de grandes déclarations, qui lui donneraient le statut prestigieux de « théoricienne » de la discipline : Simona Cerutti fait, modestement, des livres d’histoire. Mais il ne faudrait pas s’y tromper, ces livres sont beaucoup plus importants que ne le suggère cette apparente modestie : ils orientent la discipline vers ce que l’auteur nomme, comme en passant, « un empirisme radical », au plus loin d’un positivisme qui ne ferait de la source qu’un réservoir de faits, comme de tout formalisme ou idéalisme. L’éditeur, qui livre un ouvrage plein de coquilles, ne s’est peut-être pas rendu compte de l’importance de ce qu’il publiait.