La part commune constitue une excellente introduction à ce que l’on peut appeler « l’idéologie propriétaire ». Plus précisément, l’auteur se confronte aux racines de l’idée que la propriété est un droit naturel fondamental accordant à son titulaire la maîtrise absolue et exclusive d’une chose. En montrant que l’idée d’un droit absolu de propriété est nécessairement contradictoire, car on ne saurait trancher quel droit, de quel individu, s’impose sur celui d’un autre, il introduit le lecteur à toutes les perspectives contractualistes sur la propriété, qui exigent que des raisons collectives soient données pour accorder des droits d’appropriation aux individus, tout autant que pour les leur refuser. Le livre permet aussi à l’auteur d’introduire brièvement sa propre vision de la propriété, repensée autour de la question de l’accès, dont nous discuterons la thèse principale, qui relègue la propriété au rang « d’ensemble de règles secondaires » (p. 198).
Le « mythe » propriétaire : retour à Locke
L’ouvrage de Pierre Crétois se présente comme une déconstruction du « mythe propriétaire », c’est-à-dire des justifications élaborées de l’existence d’un droit de propriété absolu de l’individu sur les choses, qui ne tolèrerait de limitations qu’à la marge (p. 18). Ces justifications, comme le montre très bien P. Crétois tout au long de l’ouvrage, se décomposent en cinq idées forces (p. 23-24) : l’idée que la propriété individuelle est un droit naturel (1), qui découle du travail individuel (2), récompense donc le mérite individuel (3), suppose une liberté d’action absolue (4) et qui ne permet par conséquent aucune interférence (5).
La majeure partie de l’ouvrage discute donc un point de vue qu’on peut qualifier de « libertarien », c’est-à-dire qui considère que la justice nous impose de respecter avant tout les droits des individus qui assurent leur liberté, privilégiant donc une propriété individuelle « forte » et perçue comme légitime. Certains libertariens, comme Robert Nozick, auteur d’Anarchie, État et utopie, sont donc sceptiques face à toute entreprise de redistribution des richesses est intrinsèquement liberticide, notamment parce qu’elle remet en cause la propriété individuelle.
P. Crétois propose une fine restitution de la pensée de Locke, dont le Second traité peut être considéré à juste titre comme le creuset de cette option philosophique. Il nous rappelle les deux arguments lockéens fondamentaux, briques élémentaires d’une « idéologie propriétaire » : c’est de la propriété « naturelle » que l’on a sur soi que dériverait la naturalité d’un droit absolu de propriété sur les choses, et c’est à partir de ce fondement que l’on peut considérer le travail comme ce qui permet à l’individu de s’approprier les choses de la nature, parce qu’il les transforme et étend donc sur elle la propriété qu’il a de lui-même.
L’essentiel de la démonstration de P. Crétois consiste à démontrer que ces deux idées sont intenables. Il reprend à son compte des critiques classiques qui affirment que si le fait de travailler sur une chose nous en donne la propriété, alors aucun propriétaire « absent » et, par extension, tout capitaliste faisant travailler des ouvriers, ne saurait conserver « sa » propriété. De même, il ne paraît pas possible de quantifier la façon dont une prétendue propriété de soi rend un individu déterminé propriétaire de ce sur quoi il a travaillé.
Toutefois, l’intérêt principal de la réflexion de P. Crétois est de montrer qu’il y a plus, dans la justification de la propriété individuelle absolue par le travail et le mérite, qu’une affirmation invérifiable et contradictoire. Il s’attaque à l’idée que les droits de chaque propriétaire soient absolus, dont il souligne le caractère illogique. Un lectorat francophone aura alors le plaisir de voir P. Crétois discuter avec un courant philosophique qui reste assez peu connu en France : les libertariens dits « de gauche ». Si, comme le pense Hillel Steiner, les droits individuels doivent être nécessairement compossibles [1], c’est notamment parce qu’il est nécessaire pour P. Crétois de trancher des conflits potentiels entre des intérêts opposés. Aucun conflit ne saurait être tranché sans raisons, raisons qui doivent être acceptables pour tous, proposition fondamentale du contractualisme, synthétisée par Thomas Scanlon dans What we owe to each other. Des limites sont donc apportées au droit individuel de propriété, qui doivent être acceptables (p. 73) pour les membres d’un même collectif. P. Crétois a alors raison de noter, et c’est une idée fondamentale de l’ouvrage, que ces critères d’acceptabilité doivent nécessairement être extérieurs au droit de propriété, qui doit donc trouver une justification dans des valeurs autres que lui-même (p. 76).
La propriété : relation et accès
Il y a donc une part nécessairement commune dans la définition des droits que chaque membre d’une communauté peut avoir à la propriété des choses. Cela implique une conception relationnelle des droits de propriété, qui n’auraient pour d’autre fonction que d’organiser la « copossession » des choses et ce dans un environnement complexe, poreux, où les actions individuelles ont toujours des effets externes sur les autres individus et sur les choses. Dans un tel cadre, l’appropriation individuelle semble obéir à un seul but : développer des « stratégies individuelles » [2] (p. 123).
Ce point est très certainement une « croisée des chemins » philosophiques, à partir de laquelle P. Crétois trace sa propre route. En effet, l’immense majorité des perspectives critiques ou ne serait-ce que réflexives sur l’absolutisme propriétaire souligne que des droits ne peuvent être que relationnels, ce qui oblige les titulaires de ces droits à répondre de certaines obligations envers les autres membres de leur collectif. Ces obligations peuvent être du même niveau que celles qui émergent dans les relations contractuelles, ou bien imposer que l’appropriation individuelle soit en harmonie avec des critères définis collectivement. De même, il n’est pas surprenant de voir P. Crétois donner à l’appropriation individuelle le but de permettre aux individus d’interagir dans le monde de façon autonome.
Ce qui rend la position de P. Crétois particulière, c’est l’affirmation que si c’est l’autonomie qui justifie la propriété, alors l’appropriation est absolument secondaire. Ce qu’il faudrait donc garantir, c’est l’accès des individus aux fonctionnalités liées à l’usage des choses qui restent, elles, inappropriables (p. 171). On trouve donc chez P. Crétois une remise en cause fondamentale de l’idée même d’appropriation, fondée sur la distinction entre les choses et les personnes, ou summa divisio (p. 139), qui permettrait aux secondes de s’approprier la substance même des premières. Dans ce cadre, la propriété est bien un « ensemble de règles secondaires » (p. 198).
Quid de l’autonomie ?
C’est cette conclusion principale qu’il nous semble nécessaire de discuter, ne serait-ce que pour inviter l’auteur à compléter sa réflexion. Il nous semble aussi tout à fait possible d’« imaginer un individu heureux sans propriété » (p. 199), tout comme il existe des locataires perpétuels heureux. Cet individu aurait en effet accès à toutes les fonctionnalités nécessaires que les choses peuvent fournir. De ce point de vue, la possession effective des choses semble bien peu vitale. Cet intérêt pour les « fonctionnalités » conduit naturellement P. Crétois à mentionner la théorie des capabilités d’Amartya Sen ou de Martha Nussbaum, selon laquelle ce qu’il faut promouvoir c’est la liberté substantielle des individus, qui doit leur permettre d’avoir accès à des « fonctionnements » ou fonctionnalités essentiels.
De la même façon que la théorie des capabilités est parfois accusée de promouvoir une vision perfectionniste, dictant aux individus le contenu de ce qu’ils devraient désirer pour être vraiment libres, on peut se demander si P. Crétois ne prend pas le risque de voir s’effacer complètement l’autonomie des individus, en insistant sur leur bonheur. En effet, sa perspective semble impliquer une défense, qui reste assez implicite dans l’ouvrage, du rôle de l’État social. C’est cet État qui réaliserait l’essentielle tâche « d’administration des accès » (p. 180) que P. Crétois évoque sans la développer. L’État en question n’aurait-il pas la charge de déterminer ce à quoi il est nécessaire d’avoir accès pour être libre ? La théorie des capabilités prend justement soin de se limiter à des fonctionnements « élémentaires », comme la nutrition, la santé, une éducation minimale, etc. Il ne faut en effet pas oublier que ces théories sont d’abord appliquées à la question du développement dans les pays en transition économique, comme l’Inde. Or, comment assurer l’autonomie des individus sans une forme ou une autre d’appropriation individuelle, au-delà de cet horizon de liberté substantielle qui paraît indiscutablement nécessaire à chaque individu ?
Cela n’a d’ailleurs pas échappé à Martha Nussbaum elle-même, qui n’évacue pas une certaine possession exclusive des choses comme garantie de l’autonomie individuelle, notamment par crainte du paternalisme et du perfectionnisme. La propriété des choses peut donc avoir un rôle au moins instrumental dans la réalisation des capabilités de l’individu [3]. On pourrait au moins envisager que, si la propriété n’est pas essentielle, son premier substitut, l’argent, apparaisse nécessaire pour garantir un accès autonome à certaines ressources et à leur fonctionnalité, ce qui est d’ailleurs la justification philosophique principale du revenu universel. Pourtant, P. Crétois paraît rejeter cette solution complètement (p. 173), et l’on se demandera alors comment assurer selon lui l’autonomie des individus, au-delà des fonctionnalités qui apparaissent comme nécessaires, si ni le revenu universel ni une propriété des choses certes mieux répartie ne sont des solutions acceptables.
A-t-on des raisons d’accepter la propriété individuelle ?
Nous nous demandons d’ailleurs si P. Crétois n’a pas trop systématiquement tendance à associer la propriété individuelle à la domination et à l’accaparement. Certains des exemples qu’il prend, comme le droit à vivre dans un environnement non-pollué et où les ressources sont exploitées de manière durable, sont parfois en priorité des questions de propriété : une tribu n’a-t-elle pas, si certains droits de propriété lui sont accordés, davantage de moyens de résister à l’accaparement de la forêt qui est son milieu de vie ?
On peut aussi regretter le manque de considération de P. Crétois pour les théories qui défendent la nécessité de formes d’appropriation individuelle, certes conditionnées selon les choses appropriées, par défense de l’autonomie individuelle ou bien par pur calcul utilitariste d’efficacité. On remarquera d’ailleurs que la tradition utilitariste est peu présente dans le propos de l’auteur, d’autant plus qu’elle n’est pas incompatible avec le contractualisme dont P. Crétois se revendique. Si l’on suit les défenses utilitaristes du droit de propriété, différentes considérations comme le travail, le mérite, l’efficience, la justice, etc., conduisent à l’élaboration de règles générales, complexes, sans pour autant proposer un compte détaillé de qui mérite quoi ou du travail de qui vient le plus de valeur. Le contractualisme de Thomas Scanlon suivrait probablement un chemin similaire [4]. L’exclusivité, même limitée, est alors conditionnée à la production de résultats souhaitables, comme lorsque l’on accorde un brevet limité à une compagnie pharmaceutique pour la conception d’un vaccin (p. 86-7). Il s’agit bien là de raisons acceptables collectivement pour conférer aux individus des droits de propriété.
Aussi, bien qu’il existe des problèmes indéniables liés à la montée des inégalités et que l’on peut y voir une conséquence de l’hégémonie d’une certaine vision de la propriété privée, peut-on pour autant dire que toute inégalité conduit à la domination de façon péremptoire (p. 129) ? Exception faite, peut-être, de la question écologique, la charge de la preuve reste du côté de ceux qui soutiennent que la propriété individuelle en tant qu’institution ne profite pas, y compris aux non-propriétaires, alors que nombreux sont ceux qui considèrent qu’elle est une institution nécessaire au développement socio-économique. Rejeter cet argument est possible, mais cela nécessite davantage qu’une formule expéditive comme « on sait bien que l’enrichissement de l’un ne fait pas forcément la fortune de l’autre » (p. 36) [5].
Il paraît aussi trop rapide de dire que puisque l’entreprise est un lieu de domination parce que les actionnaires sont propriétaires, alors toute propriété doit être écartée (p. 133). C’est occulter que la justification de la primauté actionnariale par la propriété n’a rien d’évident [6], et que la propriété individuelle n’est réellement dominatrice que grâce à un système et à des formes de propriété qui le permettent. Ce point de vue semble d’ailleurs tout à fait compatible avec l’interprétation que P. Crétois propose ensuite de la notion de propriété comme faisceau de droits. En somme, il faudrait insister, avec Elinor Ostrom, sur la façon dont le « faisceau » reflète une organisation sociale autour d’un système de ressources (p. 156), sans pour autant sacrifier l’idée que l’appropriation individuelle soit centrale, notamment pour l’autonomie des individus. Toutefois, ce n’est pas le chemin que P. Crétois paraît finalement emprunter pour le moment, mais nous ne doutons pas que cet ouvrage n’est que le premier pas vers une théorie plus générale qui défendrait explicitement l’État social. C’est en effet sur ce terrain que la démonstration de P. Crétois est difficilement contestable : aucune réforme du droit de propriété, même profonde, ne saurait nous absoudre de la solidarité collective « vitale » (santé, éducation, retraites, etc.) que nous nous devons les uns aux autres, et dont l’État devrait être la manifestation.
Pierre Crétois, La part commune. Critique de la propriété privée, Éditions Amsterdam, 2020, 220 p., 16 €.