Recensé : Sébastien Chauvin, Arnaud Lerch, Sociologie de l’homosexualité, La Découverte coll. Repères, Paris, 2013, 128 p., 10 €.
Peut-on parler aujourd’hui, en France, de l’existence d’une « sociologie de l’homosexualité » comme champ institué par des axes thématiques multiples, des équipes de chercheur.e.s s’y consacrant pleinement, des espaces d’échanges et d’enseignements ad hoc, des publications spécialisées ? Assurément non. Pour autant, c’est bien un processus de développement et de légitimation progressive des recherches sur l’homosexualité qui est à l’œuvre depuis plusieurs années. Il est frappant de constater combien ce processus est indissociable des transformations sociales de l’homosexualité. Celle-ci était considérée encore une déviance il y a quelques décennies (on parlait de « fléau social » dans les années 1960 au sein de l’Assemblée nationale). Elle est devenue une forme d’intimité et de sexualité plus visible, reconnue en 1999 sous sa forme conjugale par le pacs, et plus récemment par l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Parallèlement à ces transformations, plusieurs événements majeurs ont marqué plus ou moins directement la constitution progressive d’un nouveau champ de recherches : la routinisation d’une enquête sur les pratiques homosexuelles masculines sous la houlette de Michael Pollak et Marie-Ange Schiltz dans les années 1980, la création du séminaire pluridisciplinaire d’études gaies et lesbiennes à l’EHESS par Françoise Gaspard et Didier Eribon à la fin des années 1990. De la même manière, la fondation de réseaux de recherches sur les sexualités au sein de l’Association Française de sociologie et de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française ont constitué des cadres privilégiés de transmissions de travaux sur l’homosexualité en France. On pourrait citer d’autres initiatives ou travaux qui ont consolidé ce processus, à l’image de la création de la revue Genre, sexualité et société en 2009, qui a consacré plusieurs de ses numéros aux homosexualités. Plus largement, l’expansion des recherches sur le genre a été propice à l’essor des études gaies et lesbiennes.
Désexualiser l’homosexualité
Dans ce parcours vers une institutionnalisation d’une sociologie de l’homosexualité, le livre de Sébastien Chauvin et d’Arnaud Lerch constitue un événement majeur. Et ce pour plusieurs raisons. L’ouvrage est bien plus qu’un état des lieux des travaux sur les homosexualités permettant de rendre compte de la vitalité de ce domaine de recherche. Sa grande force réside dans la manière dont il aborde son sujet, à l’opposé d’une réification qui ferait de l’homosexualité une réalité homogène et atemporelle. Si, comme les auteurs le rappellent, « la sociologie de l’homosexualité est confrontée au caractère fuyant de son objet, que sa contingence et la diversité de ses incarnations contemporaines rendent difficile à cerner » (p. 109), ils parviennent de manière particulièrement convaincante à restituer cette diversité, ses déclinaisons sociales et historiques et à rendre compte de ce qui la fonde.
Un autre point fort de l’ouvrage tient à la manière dont il articule le sexuel et le non-sexuel. Si les travaux sur les homosexualités se sont largement développés dans le cadre de recherches sur la sexualité, l’ouvrage propose aussi en filigrane une « désexualisation » de l’homosexualité : elle n’est pas réductible à un ensemble de pratiques sexuelles mais est structurante d’identités, de cultures, d’expériences et de trajectoires individuelles et collectives.
La première partie, « les sciences sociales et l’homosexualité » propose une mise en perspective sociologique et historique des recherches sur l’homosexualité. Les auteurs indiquent comment l’homosexualité est « entrée » dans la sociologie, par des travaux souvent novateurs et alors peu légitimes dans la discipline : les études sur les comportements sexuels d’une part, des travaux d’inspiration interactionniste sur la déviance d’autre part. Les autres sciences sociales s’en sont saisies également et ont permis de voir comment la diversité des contextes façonnait des constructions socio-historiques distinctes de l’homosexualité.
La chapitre suivant « les clés du placard : homophobie, coming-out, communautés » est consacré à une dimension centrale de ce que les auteurs appellent le « comment de l’existence gaie et lesbienne ». Il met l’accent sur la dimension minoritaire et le stigmate qui contribuent à structurer l’expérience homosexuelle. Apparaissent dans ce chapitre deux lignes structurantes de l’ouvrage. La première consiste à ne jamais déconnecter l’analyse des expériences des questions définitionnelles qui sont centrales dans l’appréhension de l’homosexualité. La seconde réside dans la prise en compte systématique de la manière dont l’homosexualité est façonnée par le genre, entendu comme la construction sociale de la différence des sexes et leur hiérarchisation. L’analyse des formes de rejets de l’homosexualité illustre cette double démarche en parvenant à mettre en évidence les mécanismes communs et spécifiques de la gaiphobie et de la lesbophobie. Elle montre également que leur évolution est indissociable de l’individualisation qui caractérise les sociétés contemporaines : ce sont parfois moins des dispositifs institutionnels qui expriment la hiérarchie des sexualités que des formes de rejets ou de distanciations plus subtiles, intériorisées par les individus. Les figures de « désidentification » qui consistent pour les hommes à apporter constamment la preuve de leur non-homosexualité en sont une illustration parfaite [1].
Le troisième chapitre illustre pleinement le choix, central dans l’ouvrage, d’appréhender l’homosexualité au travers de traits culturels caractéristiques, bien au delà de la seule question des pratiques sexuelles au sens strict qui n’est pas pour autant oubliée. Sont abordées les modes de vie, la sexualité et la santé qui participent de la structuration de l’expérience homosexuelle, là encore, différemment pour les hommes et pour les femmes.
Le chapitre suivant, « Des liens et des familles », s’appuie largement sur des travaux de recherche récents : tout en montrant comment l’amitié occupe une place spécifique dans les carrières homosexuelles, le chapitre fait état des questions relatives à la reconnaissance du couple de même sexe et à la filiation. L’une des grandes habilités de cette partie tient à sa manière d’approcher de front les expériences individuelles et les questions plus théoriques qui se posent. La portée du propos va au delà des savoirs concernant l’homosexualité : la manière dont elle met en question le couple, la filiation, l’organisation de la vie privée déstabilise les formes dominantes. On saisit alors comment une sociologie de l’homosexualité peut permettre de rompre avec l’approche trop systématique qui aborde l’hétérosexualité comme « une catégorie de référence jamais interrogée » [2]. Tout en en rappelant les termes, les auteurs prennent ensuite quelques distances avec le débat normalisation vs transgression dont la portée sociologique (tout comme l’assise empirique) est finalement assez pauvre.
Les deux derniers chapitres « mouvements politiques et associatifs » et « grandes questions sociologiques au prisme de l’homosexualité » sont probablement les plus originaux. Ils montrent l’intérêt pour l’étude des homosexualités d’investir des thématiques désormais classiques des sciences sociales (l’engagement politique et associatif, la mondialisation, la stratification et la mobilité sociales, le choix du conjoint...), mais surtout comment lesdites thématiques gagnent à être revisitées sous l’angle de l’homosexualité. Ce sont certains paradigmes qui sont ainsi examinés, à l’instar par exemple des « nouveaux mouvements sociaux » ou de la manière dont est classiquement envisagée l’homogamie des couples.
Une clé de lecture féconde
En creux, on perçoit grâce à la lecture de cet ouvrage que le « foisonnement » des recherches sur les homosexualités dont parlent les auteurs demeure très relatif. De nombreux angles morts existent dans tous les domaines couverts par l’ouvrage : celui des productions et des pratiques culturelles « classiques » par exemple. Que disent cinéma, littérature, musique, mais aussi pratiques sportives de l’homosexualité ? Comment sont-elles travaillées par elle ? Au sein des recherches sur la famille, les relations des gays et des lesbiennes avec leurs parentèles sont très peu étudiées, alors qu’elles sont probablement un prisme privilégié pour saisir les spécificités de l’expérience gaie ou lesbienne. Dans d’autres domaines, comme la sociologie des professions ou celle des comportements politiques, l’abondance de recherches contraste avec l’absence de travaux qui prennent en compte l’homosexualité.
Ces angles morts invitent aussi à la réflexion méthodologique dans la mesure où ils sont souvent liés à la faiblesse des approches quantitatives pour appréhender l’homosexualité. Comme le rappellent très bien les auteurs, les travaux ont souvent été portés par des méthodes innovantes à l’image des approches interactionnistes. Mais il conviendrait que des socles méthodologiques plus classiques s’ouvrent aussi aux recherches sur les homosexualités : la sociologie quantitative et la démographie gagneraient à systématiser la réflexion sur l’insertion d’indicateurs d’homosexualité dans les grandes enquêtes. L’institutionnalisation d’un champ de recherche est donc loin d’être réalisée. Elle passe aussi par un changement de regard du milieu académique qui observe trop souvent avec distance ce type de travaux (comme bien d’autres qui concernent des groupes minoritaires). L’ouvrage d’Arnaud Lerch et de Sébastien Chauvin est, dans cette optique, un instrument indispensable : il décloisonne l’homosexualité comme objet de recherche et pose des questions à la sociologie toute entière.
Pour citer cet article :
Wilfried Rault, « L’homosexualité, de la déviance à l’objet de recherche »,
La Vie des idées
, 18 décembre 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-homosexualite-de-la-deviance-a-l-2512
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