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Recension Philosophie

L’homme élargi

À propos de : Francis Wolff, Trois Utopies contemporaines, Fayard


par Hocine Rahli , le 6 juin 2019


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À l’heure où l’on proclame la fin des utopies, F. Wolff en recense trois formes actuelles, qui toutes prétendent élargir l’homme : le transhumanisme, l’animalisme et le cosmopolitisme. Mais seule cette dernière se tiendrait dans les frontières de l’humain.

Le monde n’est plus à l’utopie politique

Voilà trente ans s’effondrait le mur de Berlin et avec lui les utopies politiques. Depuis, s’est fait jour un étrange paradoxe : plus personne ne croit au paradis sur terre – c’est la fameuse « fin de l’histoire » (Fukuyama) –, et pourtant les claims particuliers continuent de prospérer. « C’est parce que nous ne croyons plus à la cité juste, ni à la Cité, ni à la Justice, que nous multiplions les foyers de revendication », écrit F. Wolff (p. 21). À l’idéal d’émancipation collective s’est substituée « une multiplicité dispersée de désirs » individuels. Mais si « nous ne croyons plus au salut commun ; ni au salut ni au commun » (p. 15), le rêve d’émancipation collective s’est-il pour autant dissipé ? Non pas, mais il est pétri de contradictions : « nous attendons de l’État qu’il nous permette de vivre sans lui [et qu’il] nous rende moins inégaux tout en nous laissant tous indépendants, de lui et des autres » (p. 21). Reléguer l’utopie politique au rancart de l’histoire n’est pourtant pas sans risque. Parmi les principaux dangers, Trois Utopies contemporaines relève les relents identitaires et nationalistes, le repli sur les droits individuels, et plus largement sur la sphère privée. F. Wolff s’emploie également à étudier les nouvelles utopies individualistes que sont le transhumanisme et l’animalisme : insistant sur les droits personnels, elles ont, dit-il, oublié la question de l’égalité ; tournant le dos à l’humanisme, elles ont abandonné l’idéal d’un « nous ». Or, si ces les conséquences qu’impliquent ces deux utopies sont dangereuses, le concept d’utopie, lui, doit être sauvé, sans quoi l’humanité se prive des forces de progrès et se condamne soit au présentisme, soit à la nostalgie. Ces forces de progrès, l’auteur les puise dans l’idéal cosmopolitique, le seul capable de porter l’humanisme comme un absolu.

Le logos au service de l’utopie

Les premières pages distinguent l’utopie théorique (des prémices de la modernité jusqu’à Marx) et l’utopie en acte. Alors que l’utopie théorique se borne à des buts précis (bousculer les consciences, stimuler l’imaginaire, ouvrir le champ des possibles), l’utopie en acte, quant à elle, voit sa réalisation effective se retourner contre son principe même – le cas d’école étant le communisme, dont les exemples historiques ont été pour le moins décevants. C’est la bonne fortune passée du « nous » qui a, paradoxalement, précipité sa dévaluation, tant les régimes s’en réclamant ont ébréché sa crédibilité. Symétriquement, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a subi de nombreux coups de boutoir, en particulier de la part du marxisme, lequel dénonçait son caractère purement formel, « bourgeois », non suivi d’effet.

La méthode de F. Wolff, celle de l’identification et de la classification conceptuelle, est la même que celle déjà employée dans Dire le monde (Puf, 2004) et Notre humanité (Fayard, 2010). Il identifie trois types d’utopies : la première est « au-delà » de l’humanisme (c’est le transhumanisme), la deuxième est « en-deçà » de l’humanisme (l’animalisme), la troisième est « suprahumaniste » (le cosmopolitisme). Les deux premières utopies, en vérité, ne le sont que par homonymie : elles invitent moins à vivre en un autre lieu qu’à être un autre, c’est-à-dire à oublier l’idée d’humanité. Chaque partie du livre obéit à une même structure et décrit le contexte d’apparition de chacune des trois utopies, en exprime les limites effectives et en propose un bilan critique, en privilégiant une distinction chère à la philosophie analytique, entre une éthique de la première personne, une autre de la deuxième personne et une dernière de la troisième personne.

Contre le transhumanisme, éthique du « je »

Le transhumanisme, visant l’amélioration indéfinie de nos capacités physiques, intellectuelles et morales, est une éthique de la première personne. Il n’y est pas question d’un salut commun, mais plutôt « du salut de chacun pour soi », en particulier de « la puissance des puissants ». Son utopisme tient à ce qu’il propose à l’humanité de sortir de sa condition pour s’améliorer continûment, d’où l’actuelle faveur des discours sur l’humanisation de la machine. Toutefois, rétorque F. Wolff, aucune machine n’a eu mal aux dents, puisqu’elle ne saurait avoir d’expérience en première personne, n’ayant pas à proprement parler de corps. Certes, toute machine peut accomplir le programme que l’être humain y a introduit, mais sans pour autant le vivre, ni le dire – l’écart entre l’homme et la machine tenant à son animalité même. Nous libérer de ce qui fait notre animalité (naissance, douleur, handicaps et pathologies, vieillissement, mort), c’est du même coup liquider notre humanité.

Par ailleurs, l’auteur anticipe l’objection selon laquelle les machines accomplissent des prouesses plus stupéfiantes : le propre de l’homme est plutôt d’accomplir une quantité quasi infinie de tâches mentales, grâce à sa capacité continue d’apprentissage. Or, cette plasticité connaturelle à l’homme est l’autre nom de son animalité. « C’est en cela que nous ne sommes pas des machines : notre humanité est une fonction de notre animalité, qui est elle-même un ensemble de fonctions de la vie et du vivant comme tel ». C’est pourquoi, bien qu’à l’évidence la pensée ne saurait être sans le cerveau, elle « n’est pourtant pas dans le cerveau[. E]lle est un rapport au monde » (p. 52).

Cela étant, quand bien même on admettrait avec F. Wolff qu’il existe des structures naturelles de la pensée, rien n’empêche cependant de penser qu’elles soient bien dans le cerveau, celui-ci étant en quelque sorte « pré-câblé » pour la vie en société. Il serait, en conséquence, permis de lui objecter ce que Daniel Andler nomme « la fausse dichotomie entre un naturalisme antihumain et un humanisme antinaturaliste » [1]. Comme l’a du reste montré C. Malabou (Métamorphoses de l’intelligence, Puf, 2017), la plasticité n’est peut-être pas seulement le fait de l’homme, les travaux récents en neurosciences montrant la porosité entre intelligences artificielle et humaine.

Contre l’animalisme, éthique du « tu »

Après avoir montré les limites d’une utopie dépassant l’humanité par le haut (négation de son animalité et affirmation de l’idéal machinique), l’ouvrage s’emploie à montrer les faiblesses d’un dépassement de l’humanité par le bas (négation de la singularité humaine, comme seul animal rationnel, et affirmation de la sensibilité, de la souffrance comme critère exclusif de la dignité).

À ce titre, il dénonce la prétendue libération des animaux telle qu’elle est promue par les associations de véganisme. Selon l’animalisme, l’homme doit cesser d’utiliser les animaux, et les produits qui en sont dérivés, pour rompre avec son passé de prédateur. Le livre distingue les militants de la bientraitance animale – idéal qui est tout sauf utopique – des révolutionnaires pour qui le règne animal est le nouveau prolétariat du capitalisme contemporain. L’animalisme, tel que le définit F. Wolff, est un abolitionnisme qui accuse l’humanisme d’ethnocentrisme (occidental). Cette critique est d’ailleurs le fait d’auteurs renommés, tels B. Latour (Face à Gaïa, La Découverte, 2013), Ph. Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005) ou J.-M. Schaeffer (La Fin de l’exception humaine, Gallimard, 2007). Bien que ces auteurs évitent soigneusement l’écueil du simplisme antispéciste, l’ouvrage n’étudie pas leurs positions.

F. Wolff relève plusieurs contradictions, la première étant d’ordre anthropocentrique. « Si nous sommes si proches des autres animaux, pourquoi devrions-nous nous soucier d’eux et cesser de nous conduire comme eux, en animaux ? » (p. 92) L’abolition de la propriété animale est invoquée au nom de l’égalité alors même que l’inégalité règle les rapports entre prédateurs et proies. De fait, « seul un être bien différent des autres animaux est capable de conduites morales. Et on est obligé de conclure : nous ne sommes pas des animaux comme les autres, justement parce que nous nous sentons des obligations par rapport aux autres animaux » (p. 92). Si les hommes ne peuvent faire communauté morale avec les animaux, c’est bien parce que « les intérêts des uns et des autres sont antagoniques ; la vie des uns s’alimente nécessairement de la vie des autres » (p. 102). Nos devoirs envers les animaux doivent se résumer à une éthique du soin : « nous n’avons pas le devoir d’abolir toutes les souffrances des animaux de la planète ni d’empêcher toute prédation – ce serait contraire à la vie animale elle-même » (p. 106). Toutefois, F. Wolff ne nie donc pas nos devoirs envers les animaux – mais, a-t-il tôt fait d’ajouter, ces derniers sont relatifs, pour les distinguer des devoirs absolus vis-à-vis des hommes.

Les animalistes ont en effet tort d’investir le vocable de la lutte contre l’esclavage ou de l’émancipation féminine pour vanter la « libération » animale – notons d’ailleurs comme la pensée éco-féministe (éco- pour écologie), ces derniers temps, a fait florès. Ce télescopage historique fait les frais d’un redoutable chiasme : « l’animalisme n’est pas une radicalisation de la protection animale, c’est une animalisation de la radicalité » (p. 74). Est-ce à dire que pour les animaux, point de salut ? Bien au contraire, nous dit F. Wolff, c’est par l’humanisme que nous pourrons proposer un traitement éthique des animaux. Si l’humanité constitue une espèce biologique, ses membres sont avant tout des personnes qui « forment une communauté morale de droits et de devoirs réciproques et absolus » (p. 103). Nous avons des devoirs envers les animaux, mais relevant d’une éthique de la troisième personne, et répondant à la question qui suit : « Quel type de traitement est juste selon le type d’animal, le type de relation que nous avons avec lui et donc le type de communauté implicite que nous formons avec lui ? » (p. 106).

Pour le cosmopolitisme, éthique du « il »

Les deux premières parties de l’ouvrage constituaient la pars destruens de l’argumentation du livre : si l’utopie transhumaniste était anthropocentrée, l’utopie animaliste est zoocentrée ; si la première « prétendait élever la puissance de l’homme jusqu’au ciel, celle-là veut mettre à terre sa volonté de puissance » (p. 66). Une fois les utopies animaliste et posthumaniste refutées, F. Wolff amorce sa pars construens : l’utopie qu’il propose, c’est l’humanisme, défini comme incessante autoconstitution d’un « nous », du « commun » à l’humanité, à savoir le langage.

En grand lecteur des Politiques d’Aristote, F. Wolff rappelle que l’être humain « a en effet pour spécificité d’utiliser un langage (logos) qui ne permet pas seulement l’expression des émotions ou des passions (comme chez les animaux simplement sociaux) mais bien l’affirmation ou la négation de valeurs (bien et mal, justice ou injustice) et donc le dialogue. La conséquence politique à tirer de l’humanisme est simple : un « cosmopolitisme de la paix ». Ici, l’auteur s’oppose explicitement à L’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de Kant – opposition au demeurant ouverte au débat, tant de nombreux philosophes comme J. Habermas, ou plus récemment en France, P. Guenancia (Le Citoyen du monde, Vrin, 2013) – s’appuient sur cet héritage pour rebâtir une philosophie politique adaptée au temps présent.

Si nous voulons poser un droit véritablement universel, un droit qui refuse toutes les différences, alors il doit s’émanciper de la géographie des nations et à tout le moins lutter contre leur séparation antagoniste. Aussi n’est-il énonçable que par un seul être vivant : l’homme, dont le logos est universel. Or, si Kant n’est pas parvenu à réfuter l’idée selon laquelle certains êtres humains pouvaient lui demeurer étrangers, c’est parce qu’il maintient dans son projet des frontières. Au contraire, selon F. Wolff, les seules frontières acceptables sont celles de l’humain, « animal politique » selon le mot d’Aristote, essentiellement « parlant ». Le tort de Kant, selon F. Wolff, est de se refuser à supprimer les frontières – prétextant que les hommes, eu égard à leur nature, ne peuvent vivre qu’à l’intérieur de cités. Le livre aurait cependant pu mettre davantage la focale sur la notion de frontière, et en montrer le caractère (même partiellement) opératoire – pensons par exemple à l’Éloge des frontières de R. Debray (Gallimard, 2012), qui montre justement la nécessité proprement vitale des frontières, organiques ou sociales, pour réguler le rapport à l’altérité ; ou plus généralement aux philosophies communautariennes, les Sphères de justice de M. Walzer en étant l’une des formulations les plus abouties.

Le propos de F. Wolff ne s’écarte pas du contexte dans lequel il se formule, de la situation dans laquelle il prend place. L’auteur s’exprime in prima persona, et s’il mobilise les outillages conceptuels que lui fournissent ses devanciers, il ne se cache pour autant à aucun moment derrière leur autorité. En atteste la fin de l’ouvrage et la distance qu’il prend avec le cosmopolitisme de Kant – distance respectueuse mais non moins franche. Loin de se contenter décrire, l’ouvrage, chemin faisant, prescrit ; et se veut, en définitive, un plaidoyer humaniste.

Francis Wolff, Trois Utopies contemporaines, Fayard, « Sciences humaines », 2017, 184 p., 17 €.

par Hocine Rahli, le 6 juin 2019

Pour citer cet article :

Hocine Rahli, « L’homme élargi », La Vie des idées , 6 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-homme-elargi

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Notes

[1La silhouette de l’humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ?, Gallimard, 2016, p. 404. On trouvera dans un livre antérieur de F. Wolff, Notre humanité (déjà cité), une discussion approfondie de cette question du naturalisme.

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