Plus signalé que le viol ou le vol, l’homicide offre une information sur l’état du
respect des lois et le niveau de civilisation d’une société. La « civilisation des mœurs » explique-t-elle son déclin depuis le Moyen Âge ?
Plus signalé que le viol ou le vol, l’homicide offre une information sur l’état du
respect des lois et le niveau de civilisation d’une société. La « civilisation des mœurs » explique-t-elle son déclin depuis le Moyen Âge ?
Informée et profonde, l’Histoire de l’homicide en Europe, sous la direction de Laurent Mucchielli et Pieter Spierenburg, présente dans ses deux premières parties chronologiques des monographies de pays européens, organisées selon une grille d’analyse relative à huit questions-clés : sources, formes, évolutions, facteurs d’évolutions, acteurs, motivations, conflits, interprétations. La troisième partie, la plus remarquable, reprend en partie les informations locales et les interrogations des parties précédentes, tout en les approfondissant. Ainsi James Sharpe, en retraçant l’histoire de la violence en Angleterre, justifie-t-il le choix du sujet de la recherche : l’homicide offre facilement une information sur l’état du respect des lois et le niveau de civilisation d’une société.
On dispose de données sur cet acte violent, qui est plus signalé que le viol ou le vol ; les sources ne manquent pas, mais leur fiabilité et leur dispersion selon les époques posent problème. Par exemple, la tenue des registres est aléatoire au Moyen Âge, les guerres détruisent en partie les archives locales, les estimations des médecins légistes sont sujettes à caution et les enquêtes de victimation récentes. Ensuite, ajoute Sharpe,
« les indicateurs sociaux construits (âge, unité sociale de base, "classe sociale") sont essentiellement produits par un chercheur extérieur à la société observée et comportent un risque important d’anachronisme. Et enfin, les déterminations culturelles micro- ou macro-sociologiques sur les "fonctions" de la violence reposent sur des interprétations conjecturales de la motivation d’individus irrémédiablement disparus. » (p. 295)
Malgré la fascination qu’il exerce, l’homicide demeure un acte minoritaire dont, selon L. Mucchielli, les sources statistiques ne présentent qu’une seule facette.
D’importantes questions interpellent le lecteur contemporain. D’abord, la conceptualisation par les chercheurs de la violence interpersonnelle. Les paroles peuvent-elles être aussi « tueuses » que les actes ? C’était là l’objet d’un vif débat entre deux chercheurs néerlandais, W. de Haan et P. Spierenburg, publié dans Violence in Europe [1]. Ensuite, comment expliquer le déclin des homicides depuis le Moyen Âge ? Les progrès médicaux doivent certes être cités, mais également, comme le mentionne à juste titre le chercheur espagnol T. Mantecon, les causes d’ordre économique, légal, institutionnel, administratif, social et culturel et, pourrait-on ajouter, les progrès de l’instruction. Durant les périodes troublées, en particulier les guerres, la brutalisation des comportements sociaux a une incidence sur la dynamique de la violence. Par contraste, le désarmement des groupes par les autorités, l’éviction des clochards des rues de Madrid au XVIIe siècle, l’inspection des auberges et la création de « tribunaux de paix », devant lesquels les paysans présentaient leurs plaintes (p. 39), l’amenuisent. L’interdiction du duel est également à prendre en compte.
L’interprétation de la violence se décline selon le temps – le Moyen Âge était-il plus violent ? – et le lieu, l’information locale étant primordiale pour ces recherches. Quelle place jouait le code de l’honneur et de la honte dans les conflits essentiellement collectifs et publics pilotés par de jeunes hommes ? Son importance sur le pourtour méditerranéen amène à étudier les attitudes sociales envers l’homicide en tant que phénomène culturel. Il a été longtemps moteur de vendettas en Grèce. Mais à la période moderne, perçu par le truchement des légistes comme un signe d’archaïsme et de « civilisation défectueuse », il est progressivement rejeté.
Deux grandes théories explicatives du déclin des homicides divisent les chercheurs. Peut-on généraliser la thèse anglocentrique de Norbert Elias, selon laquelle la pacification des mœurs et l’affirmation de l’État, d’une police et d’une justice professionnelle ont délivré les sociétés du devoir de vengeance et d’autodéfense ? Doit-on lui préférer celle de la discipline sociale que développe Michel Foucault ? Pour Xavier Rousseaux, Bernard Dauven et Anne Musen, qui analysent l’évolution des sociétés urbaines européennes, la première théorie met en avant le mécanisme de distinction-imitation combinant coercition et internalisation des comportements, tandis que la seconde suggère un projet de contrôle social par les autorités, articulé autour de la stigmatisation et de la répression des comportements jugés antisociaux (p. 306).
La théorie d’Elias est illustrée dès le milieu du XVIe siècle dans le comté du Cheshire, au nord-ouest de l’Angleterre. Au début de l’époque moderne, entre la fin du Moyen Âge et le début du XIXe siècle, s’étonne Sharpe, les cours ne souhaitaient pas déclarer coupables les personnes accusées d’homicides, constatation étonnante pour l’observateur moderne (p. 237). L’évolution des violences interpersonnelles n’infirme pas l’approfondissement du processus de pacification des mœurs et de disciplinarisation sociale, avancent les chercheurs, mais l’inscrit dans une ségrégation croissante de l’organisation démocratique de la répartition des richesses (p. 275). La ségrégation, comme l’illustre par ailleurs l’exemple des Noirs américains, prive de mobilité des groupes paupérisés relégués dans des espaces circonscrits et engendre une sous-culture violente, exprimée par des meurtres commis sur d’autres Noirs [2]. Les deux thèses ont en commun de donner aux élites un rôle initiateur. Or, si le contrôle social s’effectue bien par le haut, il est également exercé par le bas au sein de communautés villageoises, de clans, de guildes et de cultures dotées de leurs propres règles. C’est l’interaction des deux processus qui fait sens.
Une comparaison de l’évolution contemporaine des crimes et délits violents en Angleterre, en Allemagne et en Suède par C. Birkel l’amène à étudier les transformations de l’individualisme. L’individualisme moral, formulé par Durkheim en tant que doctrine normative, s’appuierait sur un État-providence démocratique. Par opposition, l’individualisme « désintégratif » placerait en son centre l’intérêt personnel ; il serait caractérisé par l’utilitarisme auquel correspondrait un État « veilleur de nuit » et affaibli. Il provoquerait une violence, en particulier instrumentale, rationnelle et planifiée (p. 220). Justifiée dans le cas anglais, cette hypothèse est infirmée en Suède, quintessence de l’État-providence, où la croissance de la délinquance violente demeure forte.
L’ouvrage aborde d’autres thèmes, celui des conflits de pouvoir des élites, en particulier des autorités princières, soucieuses de contrôler les violences collectives au nord de l’Europe – elles interdisent l’usage d’armes dangereuses ou « sournoises » comme les couteaux pointus. Quelle est l’incidence de l’urbanisation ? Les villes sont-elles plus dangereuses ? La réponse est relative selon les lieux et les époques. Enfin, on peut s’interroger sur le caractère européen de ces phénomènes. La centralisation politique en Europe amène à délégitimer l’autodéfense et la justice privée des communautés locales (p. 311).
De nombreuses informations retiennent l’attention. Ainsi, la stabilité structurelle des homicides est frappante dans la France contemporaine : environ mille par an, deux mille en comptant les tentatives (notion incertaine). Ils sont le fait d’hommes, peu éduqués, chômeurs ou inactifs, SDF, se livrant à des crimes de proximité entre « familiers » et « intimes ». Il est erroné, selon L. Mucchielli, de lire un rajeunissement dans le phénomène de la violence contemporaine. On se doit d’attacher un intérêt particulier aux taux de suicide qui gonflent les statistiques criminelles.
P. Spierenburg, pour sa part, réfute le « modèle polder » : « Aucun témoignage historique valide ne permet d’affirmer que la société néerlandaise est caractérisée par une tradition de non-violence » (p. 79). Elle se situe dans la moyenne européenne. Mais ses élites présentent le trait remarquable d’avoir refusé d’adhérer au duel formel, alors qu’elles adoptaient les méthodes aristocratiques françaises dès la moitié du XVIIe siècle. On apprend encore que le brigandage a sévi dans la Grèce rurale et montagnarde tout au long du XIXe siècle. Les brigands entretenaient des rapports ambigus avec l’État. Ce dernier cherchait à les supprimer pour asseoir son pouvoir tout en les poussant à effectuer des raids à l’intérieur des frontières ottomanes. Les brigands ici, comme ailleurs, étaient assurés du respect des paysans (p. 110). De nombreuses vignettes mettant en scène des marins querelleurs, des maris vengeurs, des hommes soucieux de venger l’honneur des femmes ou se livrant à des vendettas familiales rendent passionnante la lecture de ces travaux d’historiens et de sociologues.
par , le 2 juillet 2009
Sophie Body-Gendrot, « L’homicide, un crime en déclin », La Vie des idées , 2 juillet 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-homicide-un-crime-en-declin
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