Martin de la Soudière est né en 1944. Géographe-historien de formation, il s’oriente vers la sociologie, puis l’ethnologie, au
CNRS où il entre en 1980. La conjugaison de ces quatre disciplines est une manière d’indiquer que ce ne sont pas des corpus de savoir qui l’intéressent, mais les regards croisés sur l’objet de son attirance : les lieux, le territoire, tout particulièrement les espaces et les paysages ruraux (il donne d’ailleurs des cours à l’École nationale de paysage de Versailles).
Seul ou en équipe, il arpente sans relâche les hautes terres du Massif central, qu’on nomme les « pays d’en haut » : Lozère, Haute-Ardèche, Cantal, Haut-Jura, Pyrénées (celles de son enfance). Il co-organise à l’EHESS un séminaire sur les nouvelles « ruralités ». Il a aussi coréalisé deux films sur ces hauts plateaux, l’un sur la neige, l’autre sur des récits de vie en Lozère.
Avec Martyne Perrot, associée au même centre de recherche à l’EHESS (le centre Edgar Morin), Martin de la Soudière porte une attention poussée en même temps que critique à l’écriture des sciences de l’homme. Pour lui, les façons de dire l’objet (en l’occurrence le rural) sont indissociables de la « construction » même de cet objet.
Il a notamment publié ou réalisé :
Cueillir la montagne. Plantes, fleurs, champignons en Gévaudan, Auvergne et Limousin, La Manufacture, 1987 (rééd. 2012)
L’Hiver. À la recherche d’une morte-saison, La Manufacture, 1987
« L’écriture des sciences de l’homme : enjeux » (avec Martyne Perrot), Communications, vol. 58, 1994, p. 5-21
Au bonheur des saisons. Voyage au pays de la météo, Grasset, 1999
Lignes secondaires, Creaphis, 2008
Poétique du village. Rencontres en Margeride, Stock, 2010
Traces, CNRS images, film coréalisé avec Jean-Christophe Monferran, 2012
Il prépare un ouvrage sur les Pyrénées à l’aune de sa propre enfance.
La Vie des Idées : Qu’est-ce qu’un ethnologue ?
Martin de la Soudière : Je proposerais trois définitions, à géométrie variable selon les chercheurs et leurs terrains. D’abord, une définition technique : un traducteur. Une définition morale : un passeur. Une définition politique : un avocat. Pour ce qui me concerne, j’ai toujours été aux prises avec des terrains sociogéographiques pénalisés par leur environnement et très fortement marqués par le climat, le relief, les distances. La montagne est exigeante, avec ce qu’elle impose en termes d’observation et de durée d’observation.
J’ajouterais qu’un ethnologue est un chemineau, qui va de village en village, de massif en massif (Massif central, Haut-Jura, Pyrénées), mais un chemineau qui se poserait, tel un visiteur régulier, un familier, comme les monastères en accueillent en leurs murs. Dernière définition, sans doute encore plus au cœur du métier : un psychologue/psychanalyste, du fait de son écoute, de son empathie, empreinte de bienveillance. Comme le dit l’ethnologue britannique Evans Pritchard, « l’informateur a toujours raison ».
Mais l’ethnologue-psychologue, c’est un cas de figure seulement, une possibilité qu’on rencontre sur son terrain. Cette condition n’est même pas nécessaire, encore moins suffisante ; ce serait trop facile de s’y réduire, de s’y enfermer. Comme pour les films documentaires, les bons sentiments ne font pas de la bonne recherche. Il existe en effet des ethnologues de la dénonciation, de la déconstruction idéologique. Dès mon premier terrain, dans les villages de Lozère, j’ai eu, sans le décider, une faculté d’admiration pour les gens, mais aussi pour leurs lieux, leurs paysages, la géographie — bien plus qu’un décor ou qu’un cadre de vie. Je prenais et je prends toujours leur parti.
La Vie des Idées : Il y a dans vos textes une dimension personnelle. Quel est votre usage du « je », peu courant dans les sciences sociales ?
Martin de la Soudière : En ethnologie, le « je » a de plus en plus droit de cité, sous l’influence des courants américains. Je songe notamment à l’ethnométhodologie et aux courants dits textualistes (ou voués à la réflexivité). En France, empruntant les apports et les sentiers de la psychanalyse, Georges Devereux (et après lui l’ethnopsychiatrie) puis Jeanne Favret-Saada avec la sorcellerie ont ouvert la voie. Cela s’est traduit, sur le plan éditorial, par la collection « Terre humaine », où Claude Lévi-Strauss a publié Tristes tropiques.
Il n’empêche, cet usage du « je », avec la personnification de la recherche qu’il induit, reste en France discret et peu théorisé [1]. Sur un plan académique (pour la thèse en particulier), on tolère plus qu’on n’encourage l’emploi du « je ». On souligne ce parti pris, à la manière d’une audace, une mise en danger, quand il s’avère réussi. C’est ainsi que Sergio Dalla Bernardina, pourtant « réflexif », écrit dans le chapitre d’un ouvrage collectif sous sa direction : « Qu’on me pardonne ce petit détour "phénoménologique" me permettant, par un exemple personnel, de mieux illustrer la perception, le vécu du promeneur moyen confronté à ces nouvelles situations » [2]
Le fameux « journal de recherche » est présenté comme un genre canonique, mais, en réalité, il est rarement tenté, achevé, publié, réussi. Il y a un risque de complaisance, de narcissisme, etc. René Lourau, un sociologue de l’éducation, en a proposé une superbe analyse dans Le Journal de recherche. Matériaux pour une théorie de l’implication. Cet ouvrage, qui a apaisé mes doutes, m’a comme légitimé dans mon implication toute personnelle sur le terrain. Cette méfiance est peut-être très française, quoiqu’en Italie on dit que, au lieu de se servir d’un fusil, le chercheur se contente de le démonter !
Et moi-même ? En 1973, j’ai 29 ans, j’arrive en Lozère. J’étais intimidé par cette brutale mise en présence avec ces familles d’agriculteurs-éleveurs de montagne, à 600 km de Paris, en même temps que j’étais complexé par le milieu professionnel où j’entrais, un peu par effraction (ne m’y sentant en effet que toléré : je n’avais pas de formation ethnologique ou sociologique ; je n’étais « que » historien-géographe).
La tenue d’un journal de terrain m’a sauvé, contribuant à apaiser mes états d’âme. En effet, que venais-je faire dans ces villages presque farouches, du haut de ma culture bourgeoise/intellectuelle ? Je me sentais comme un vautour. De quel droit me trouvais-je là, non pas en touriste, mais en fonctionnaire rémunéré par l’État (c’était mon premier contrat de recherche, passé avec un ministère) ? Ce journal de terrain que, scrupuleusement, chaque soir je tenais, je l’appelais « mon cahier vert ». Il fut mon refuge, mon salut, le compagnon fidèle de mes doutes, de mes craintes, en même temps qu’un lieu d’inventaire et de description de tout ce que je voyais et observais — à la fois, mêlées, le livre de mes heures et le livre des leurs.
Mais ce n’est que dix ans plus tard qu’on en trouve la trace dans mes textes. Accompagnant et scandant le récit de « mes » hivers lozériens, les extraits de mon journal, en partie réécrits, sont là. Ils m’avaient semblé incontournables, eux qui rendent compte des différentes ambiances de saison, de l’« infra-ordinaire » des villageois, comme dit Georges Perec. Le temps qui passe pour eux (ou, justement, qui ne passe pas), la présence indésirable de cet hôte saisonnier qu’est l’hiver — un personnage —, comment en rendre compte autrement qu’en le partageant, dans et grâce à une sorte de porosité aux moments, aux gens, aux atmosphères ?
Une phénoménologie s’imposait, à la manière de Pierre Sansot(à propos de la ville ou du paysage, dans Les Gens de peu), de Richard Hoggart(sur la culture des classes dites populaires, dans La Culture du pauvre) ou de Véronique Nahoum-Grappe (avec l’ennui ou l’ivresse).
En 1985, j’avais écrit un petit article, « Au seuil de leur hiver », où je posais la question du rôle des affects dans l’enquête de terrain. Ensuite, j’ai écrit une première autofiction, « Prendre congé de l’hiver » (dans la revue Gulliver), qui, sous la forme d’une parabole ou d’un conte, s’adossait à mon propre sentiment de l’hiver, assorti de l’usage du « il ». À la façon d’une « écriture de la main gauche » (l’expression est de Fédor Férenczy), en douce, l’envie me prenait de temps en temps, pour m’exprimer pleinement, de façon plus complète et plus sincère que dans les textes académiques : donner, avouer, faire partager une version plus sensible de mon terrain. C’est ainsi que la revue Les Temps modernes accepta deux textes, Margeride(s) et Éloge de l’hiver.
Plus tard, dans notre numéro commun de Communications sur l’écriture des sciences de l’homme, avec Martyne Perrot, j’essayai d’emboîter la place respective des trois « instances » qui poussent à écrire (ce que j’ai nommé l’« écrivabilité ») : l’importance sociale ou culturelle d’un sujet ; la prise en compte d’un destinataire, collègues, pairs ou éditeur ; le désir propre du chercheur.
J’ai fait plusieurs expériences à partir de la fin des années 1990. Dans Au bonheur des saisons. Voyage au pays de la météorologie, je prends le parti de construire l’ouvrage en faisant alterner extraits de mon journal météo (tenu plusieurs années de suite) et, les prolongeant de façon plus académique, développements, comparaisons, extrapolations ethnologiques, historiques, littéraires, etc.
Dans Lignes secondaires (2009), la tête haute, je déroge carrément au genre universitaire, avec le récit de mes voyages et arpentages personnels, puisés aussi bien dans mon enfance et dans mes terrains que dans mes déplacements vacanciers ou ferroviaires. L’ethnologie y est présente, mais seulement en filigrane, mezza voce,mon intention étant, à travers cette quête toute personnelle des lieux, de comprendre la signification du territoire et du paysage.
La Vie des Idées : Vous évoquez vos « pérégrinations d’ethnologue » [3]. Vos livres témoignent d’un rapport très intime à l’espace. Diriez-vous que, pour faire votre métier, vous marchez, vous arpentez, vous visitez, vous voyagez ? Errance ou enracinement ?
Martin de la Soudière : La réponse la plus juste est l’arpentage. Dans Lignes secondaires, vers la fin, je fais d’ailleurs apparaître ce personnage de l’arpenteur, clin d’œil au héros de Kafka dans Le Château. Je l’appelle Paul, mais, bien sûr, il n’est autre que moi.
Dans mes livres, je parle de mes visites répétées, tenaces, obstinées — c’est plus fort que moi — dans ces lieux qui me semblent, quasi définitivement, me convenir, et qui ne parviennent pas à me lasser. « Terrain », c’est le terme consacré en ethnologie, mais, pour moi, cette Margeride est devenue plus qu’un terrain : pas un lieu secondaire, comme la résidence du même nom, mais un « autre », un « double » de mon propre lieu de vie (la grande ville, Paris).
Pourtant, je n’en suis pas originaire, je ne m’y suis jamais installé, location à l’année ou achat de maison. Non seulement mes pas d’ethnologue m’y ont conduit dès que s’y présentait une nouvelle piste de recherche, non seulement j’y fais un peu le VRP de mes ouvrages, mais je me donne toujours l’occasion d’y retourner — juste un ou deux jours, quelle que soit la saison. Comme je dis parfois, je n’échappe pas à la Lozère ! Quand je dis « Lozère », je parle aussi bien du Cantal, du Plateau ardéchois ou de la Haute-Loire, bref, des hautes terres du Massif central.
La Lozère fonctionne pour moi à la façon d’un paradigme, d’un cas exemplaire, d’un « modèle », en ce qu’elle offre à l’ethnologue un précipité culturel et social, et cela sur deux fronts. En premier lieu, comme nombre de régions rurales, comme tout territoire d’ailleurs, elle voit se développer tous les chapitres de la sociologie et de l’ethnologie : la sociabilité, l’habiter, les classes d’âge, le climat, le rapport au « sauvage », les cueillettes, les mobilités, etc. En deuxième lieu, avec leur environnement rude, austère, marqué par l’altitude, ces territoires nous disent la même chose que les régions géographiquement et culturellement similaires : je pense aux Alpes du Sud, à la Bretagne intérieure, à l’Aragon, à l’Italie du Sud (le Mezzogiorno, la Basilicate en particulier, que je connais un peu, et dont parle de façon si juste et si émouvante Carlo Lévi dans Le Christ s’est arrêté à Eboli).
La Vie des Idées : On peut lire Poétique du village (Stock, 2010) comme une ethnologie, un récit de vie, un livre d’entretiens, une autobiographie, un poème en prose. Est-il rien de cela ou tout cela à la fois ? Est-il volontairement inclassable ?
Martin de la Soudière : Classiquement apparentées au genre fécond de l’histoire de vie, à l’approche dite biographique, que nous disent ces vies singulières ? Que révèlent-elles du récit partagé et commun d’un village et, par-delà, d’une petite région, la Margeride ?
À la différence de l’approche biographique stricto sensu, les portraits des figures retenues dans l’ouvrage ne sont pas très fouillés ni très développés. De la personnalité et de la trajectoire de chacun des personnages, je ne retiens que les faits saillants ou, plutôt, ceux qui me semblent les raccorder à la culture et à l’histoire locales : villages détruits lors de la Deuxième Guerre mondiale, maquis du Mont-Mouchet, mémoire de la Bête du Gévaudan, pauvreté des ces petites fermes jusque dans les années 1970, recours à la cueillette (myrtilles, champignons), embauche sur les chantiers forestiers, etc.
Un personnage s’impose par sa singularité, vraiment atypique et décalé : Jean Dalbuges, le « seigneur de la Margeride ». Je n’ai pu m’empêcher de le retenir, alors qu’un autre, pourtant encore plus atypique, s’inscrit dans le droit fil de la vie locale : l’idiot du village, l’« homme aux bottes ». Pour tous les autres, l’idiosyncrasie s’efface derrière le récit commun que chacun fait à sa façon, le spécifiant, déclinant ses facettes.
Ma réponse sera donc celle-ci : Poétique du village peut être lu comme une monographie de village réalisée à partir d’une série d’histoires de vie. « Village » composé et recomposé à l’aune de mes préférences, attirances, sympathies. « Brèves histoires de vie », car se donnant à lire à travers de courts portraits alternant avec des mises en scène d’ambiances servies par la description — un genre que j’affectionne depuis toujours —, qui donne à voir les gens dans leurs moments et leurs lieux.
On peut parler, si l’on veut, d’une approche sensible, qui rappelle la démarche d’écriture de Pierre Sansot ou de Jean-Loup Trassard, aux prises avec les chemins et le bocage de sa Mayenne, ou encore celle de Kenneth White, fondateur du courant dit « géopoétique ». À ce propos, ma démarche pourrait être qualifiée d’« ethnopoétique ».
La Vie des Idées : Votre ouvrage Jours de guerre au village ressortit à la fois à l’ethnologie, à la géographie et à l’histoire. Pour vous, que valent ces découpages académiques ?
Martin de la Soudière : Quel chercheur va déclarer les respecter, les avaliser ? Il est aujourd’hui de bon ton d’afficher sa « pluridisciplinarité ». Pluridisciplinaire, qui l’est réellement, qui a les moyens — intellectuels — de l’être ? Véronique Nahoum-Grappe l’est, car elle est autant historienne qu’ethnologue, de même que Bernadette Lizet, ethnologue en même temps que, à part entière, ethno-écologue. Je pense l’être moi-même, mais juste un peu, entre géographie, histoire, sociologie et ethnologie.
Quand le chercheur est interdisciplinaire, c’est un plus, ce plus permettant un dialogue entre thèmes, objets, regards, et nourrissant son raisonnement de matériaux issus de sources différentes. Me concernant, je dirais que j’ai un besoin profond, irrépressible, de jouer avec les références, littéraires en particulier, et de les marier. Quant à l’architecture et au déroulement de mes textes, j’ai besoin aussi de mettre en perspective mon terrain avec d’autres terrains. Je ne suis, ne me sens pas et ne me veux en rien régionaliste ni « localiste », la Lozère me conduisant plus largement à la montagne, cette dernière à la notion d’isolement et de précarité. C’est la même chose avec le cinéaste italien Mario Ruspoli, dont le propos, pourtant très ethnographique, est en réalité universel dans Les Inconnus de la terre (1961). Notre film Traces est d’ailleurs une revisite de ce film.
La Vie des Idées : Accepteriez-vous de vous dire « écrivain » ? Indépendamment de la dimension de prestige (ou de ridicule), seriez-vous d’accord pour dire que vous faites de la littérature ?
Martin de la Soudière : Ma réponse est oui ! « Écrivain », dit-on parfois de moi, dans et hors de mon milieu professionnel, par exemple dans les festivals où je suis invité. Certains collègues comparent parfois mon écriture et ma posture à celle de Pierre Sansot. Une proximité avec la démarche de Raymond Depardon ? Oui et non : si je me sens proche de son regard sur la « moyenneté » des lieux, des objets et des gens, en revanche, je ne partage pas son pessimisme, son amertume, sa nostalgie de la campagne.
La pensée et l’écriture naissent l’une de l’autre, de façon indissociable. Les plus grands ethnologues sont aussi de grands écrivains — prenons l’exemple canonique de Claude Lévi-Strauss. Bien sûr, cela se joue à géométrie variable. Il est des chercheurs plus ou moins attirés par l’écriture, plus ou moins doués. Certains écrivent ; d’autres font « œuvre » plutôt à l’oral, dans des cours, par l’accompagnement des travaux des autres.
Propos recueillis par Ivan Jablonka