Comment les familles patriciennes de la région de Boston se sont-elles hissées au cœur du développement économique de l’Ouest américain ? Grâce aux réseaux de sociabilité, à la maîtrise des connexions politiques et à l’invention d’outils financiers.
Comment les familles patriciennes de la région de Boston se sont-elles hissées au cœur du développement économique de l’Ouest américain ? Grâce aux réseaux de sociabilité, à la maîtrise des connexions politiques et à l’invention d’outils financiers.
Dans un roman publié en 1861, le médecin et écrivain Oliver Wendell Holmes Sr. évoque la « caste des brahmanes de Nouvelle-Angleterre » et parle « d’aristocratie sans titres » à propos de cette élite sociale dont il est lui-même issu. Noam Maggor s’approprie un terme plutôt employé pour décrire des codes culturels pour étudier les choix économiques et politiques des notables de Boston des années 1870 à la fin des années 1890, la période dite du « Gilded Age » aux États-Unis. En s’appuyant sur les vastes ressources des bibliothèques de la région de Boston, où ces familles patriciennes ont souvent déposé leurs archives, N. Maggor montre comment les marchands-entrepreneurs qui s’étaient fortement impliqués dans l’industrie textile des petites villes du Massachusetts dans les premières années du XIXe siècle deviennent les promoteurs et les hérauts d’un capitalisme « continental » en investissant dans les grandes affaires de l’Ouest, en particulier dans l’industrie minière et dans les chemins de fer. Après les deux premiers chapitres plutôt consacrés aux aspects économiques de cette reconversion, le cœur du livre décrit les batailles politiques que mènent les patriciens de Boston pour contrer les projets qui pourraient les empêcher de placer leurs capitaux là où bon leur semble. En déplaçant son regard d’historien entre Boston et les territoires de l’Ouest qui se dotent de constitutions pour rejoindre l’Union en tant que nouveaux États fédérés, N. Maggor démontre que les « brahmanes » si soucieux de préserver un environnement agréable sur leur lieu de résidence ne sont pas des héritiers en voie de déclassement, mais bien des capitalistes qui revendiquent pour leur ville un statut de métropole financière.
Malgré la référence au capitalisme dans le titre de l’ouvrage, N. Maggor aborde assez peu la question des modalités de l’accumulation de richesses, les calculs économiques qui président aux choix d’investissement des financiers ou leurs pratiques en matière de dividendes et de prêts. Ce qui l’intéresse plutôt est de montrer que l’économie a partie liée avec les réseaux de sociabilité, les usages culturels, et même avec les débats et les crises politiques. À travers les récits que N. Maggor tire des autobiographies, des correspondances et des nombreux travaux universitaires déjà consacrés aux grandes familles de marchands et d’industriels du Massachusetts se dessine une élite financière soudée à la fois par des liens familiaux, par des institutions culturelles et philanthropiques et par des entreprises commerciales, financières ou industrielles. La propension des patriciens de Boston à gérer leurs affaires dans le cadre de cercles d’associés est bien connue, mais N. Maggor attire l’attention des historiens sur le rôle des fiducies, ces instruments juridiques qui permettent de confier à des tiers la gestion de biens. Bien avant que les industriels comme John D. Rockefeller ne se réapproprient ces trusts pour neutraliser certains effets de la concurrence, les patriciens de Boston se servent de la fiducie pour éviter la dispersion des patrimoines et constituer ce qui ressemble à des fonds d’investissement, dans la mesure où ils se voient reconnaître par les tribunaux du Massachusetts le droit d’investir dans des valeurs mobilières risquées.
En exploitant les correspondances et les récits autobiographiques, N. Maggor esquisse une histoire sociale de la mobilité du capital. Il présente ainsi les décisions des Henry Lee Higginson, Alexander Agassiz, Charles Francis Adams ou Thomas Jefferson Coolidge, qui arrivent aux affaires au moment de la guerre de Sécession, comme des réponses à la crise économique, mais aussi morale et politique, qui ébranle le système des manufactures de coton de Waltham et Lowell mis en place par leurs aînés. C’est après avoir échoué dans sa tentative pour faire des esclaves affranchis des ouvriers agricoles que le jeune Henry Lee Higginson se détourne définitivement du Sud et entame une carrière de financier-entrepreneur dans la banque d’affaires fondée par son père et son oncle, qui l’amène à s’occuper des mines de cuivre du Michigan, de l’élevage industriel du Kansas et des chemins de fer de l’Ouest. Dans le troisième chapitre, on redécouvre les enjeux économiques des voyages d’affaires : Henry Davis Minot et d’autres agents des banques d’affaires et des firmes de courtage de Boston se rendent régulièrement dans les villes de l’Ouest – et même jusqu’au Mexique – pour évaluer les chances de succès de diverses entreprises, préparer les argumentaires qu’ils adresseront à leurs clients-investisseurs et négocier des partenariats avec des groupes d’entrepreneurs locaux, auxquels ils ne font pas entièrement confiance. En 1872, par exemple, Charles Francis Adams demande en ces termes à Charles Morse de suivre la gestion de compagnies minières : « Nous voulons quelqu’un qui soit plus proche de nous que ces contremaîtres et capitaines de mines promus, aussi bons et capables soient-ils » [1] (p. 46-47).
En insistant sur la mobilité des personnes et des capitaux dans le capitalisme du dix-neuvième siècle, N. Maggor rappelle utilement que ni les villes, ni les entreprises, ni les régions ne sont des microcosmes. Toutefois, si l’on voit bien que les financiers mettent en relation plusieurs espaces et plusieurs filières industrielles, on aimerait en savoir davantage sur la nature de ces relations, sur les synergies, les partenariats, les effets de concurrence qui accompagnent le déploiement de leurs capitaux. À travers la figure de Thomas Jefferson Coolidge, trésorier de la Boot Cotton Mills à la fin des années 1850, N. Maggor suggère par exemple que les financiers de Boston comptent d’abord sur les dividendes produits par les usines textiles de Nouvelle-Angleterre pour financer leurs investissements dans l’Ouest, avant de se désengager tout à fait de l’industrie textile de la région. Abandonnent-ils pour autant tout investissement en Nouvelle-Angleterre, qui reste une grande région industrielle ? Les dirigeants des grandes entreprises de la toute fin du XIXe siècle sont souvent issus du milieu des artisans, petits entrepreneurs et commerçants qui n’appartiennent pas aux cercles privilégiés des « brahmanes » et qui se sentent longtemps plus proches du monde du travail que de celui de la finance. Les deux groupes se côtoient, comme le montre l’exemple de Henry D. Minot qui travaille pour un temps avec le magnat des chemins de fer James J. Hill. S’il y a rapprochement entre les patriciens-financiers et cette nouvelle génération de capitalistes, quels en sont les modalités et les moteurs ?
C’est surtout dans l’intégration de l’histoire politique à la réflexion sur la dynamique du capitalisme que N. Maggor fait œuvre originale. Il décrit l’affrontement entre différents projets politico-économiques portés par des groupes sociaux qui agissent à la fois dans la sphère économique et dans la sphère politique, et bien sûr à différents niveaux du système politique états-unien. Ce qui est en jeu dans cette confrontation, nous dit-il dans l’introduction, « ce n’est pas seulement la distribution des profits matériels –même si cette préoccupation est essentielle — mais les fondations-mêmes du marché capitaliste » [2] (p. 11). À Boston, les rivaux des « brahmanes » font de leurs réseaux politiques des ressources économiques qui compensent – au moins partiellement, et au moins pour un temps – l’insuffisance de leurs capitaux. Ces petits industriels, éditeurs de journaux indépendants et entrepreneurs urbains mobilisent avec succès leurs alliés politiques pour obtenir des infrastructures et des services qui leur fournissent des opportunités économiques. Dans les nouveaux États de l’Ouest, ces coalitions sont davantage dominées par des fermiers qui prônent un usage « bénéfique » (beneficial use) des ressources en eau et plus largement un contrôle collectif sur les transports, le marché du travail et les mouvements de capitaux, définis comme des biens sociaux qui contribuent à l’intérêt général.
En plaçant ainsi les politiques publiques au centre de l’économie politique du Gilded Age, le livre de N. Maggor tente un renversement de perspective par rapport aux approches habituelles qui privilégient la description de systèmes idéologiques, de structures socio-institutionnelles ou de mouvements de fond, et qui donnent aux mouvements politiques et sociaux un statut périphérique. La grande affaire du Gilded Age, c’est moins la croissance économique, ses bénéficiaires et ses victimes, que le destin du projet de « république industrielle » (industrial commonwealth) porté par les mouvements d’inspiration démocratique qui sont désignés dans le livre tantôt comme populistes, tantôt comme « populaires » (grassroots movements). Les pages consacrées aux politiques fiscales des « populistes urbains » sont particulièrement convaincantes à cet égard : le Républicain Thomas Hill, chef du Conseil de contrôle des impôts (Board of assessors) de Boston à partir de 1866, dirige une petite armée de 57 contrôleurs des impôts et leurs assistants, nommés chaque année par le conseil municipal pour fixer l’assiette de l’impôt sur la propriété (p. 77). Les revenus fiscaux tirés de cet impôt –qui pèse aussi sur les patrimoines mobiliers — servent à financer des infrastructures et des services urbains dans les quartiers périphériques annexés par la municipalité de Boston. Ces politiques de redistribution donnent lieu à de vifs débats à la fois sur la fiscalité et sur les usages de l’espace urbain. Les patriciens et leurs alliés dénoncent le caractère arbitraire et confiscatoire des impôts et la laideur des nouveaux quartiers comme Roxbury, Dorchester et West Roxbury, où s’entremêlent les espaces résidentiels, commerciaux et industriels.
Les contre-projets que présentent les patriciens-financiers et leurs alliés reposent davantage sur l’ambition de circonscrire le périmètre de la démocratie que sur des théories économiques précises. N. Maggor analyse les discours d’avocats, de publicistes et de réformateurs qui accusent les États et les collectivités locales de confondre l’intérêt général avec le clientélisme et l’esprit de clocher et de faire fuir les capitaux vers des villes concurrentes. Charles Francis Adams, le journaliste, réformateur et futur dirigeant de compagnie de chemin de fer, publie par exemple dès 1868 une sorte de manifeste d’économie politique qui met en cause les aléas des régimes démocratiques (the ebbs and floods of a democratic form of government, p. 56), susceptibles de compromettre l’avenir de Boston. Il pointe aussi le caractère arbitraire de la fiscalité locale et fustige « la bonne vieille règle qui conduit le législateur à imposer une taxe de 1 % sur tout, et, si ce n’est pas suffisant, de la faire passer à un et demi pour cent, et s’il peut trouver un capitaliste étranger qui se faufile dans l’État, de le scalper » (p. 81). Il appelle de ses vœux une « science de l’impôt » qui n’entraverait pas les lois du commerce. D’autres patriciens s’attellent à la construction de nouveaux réseaux d’influence au sein des partis politiques : le Démocrate Nathan Matthews, élu maire de Boston en 1891, s’allie à des immigrés irlandais pour dénoncer l’invasion de la sphère privée – les atteintes au droit de propriété et à la liberté religieuse – par l’État, opérant ainsi un rapprochement entre les griefs des capitalistes et ceux des catholiques.
À un moment où les historiens américains se soucient de « dénaturaliser » le capitalisme [3], le livre de N. Maggor montre tout le parti qu’ils peuvent tirer d’études précises des politiques publiques, de leurs enjeux économiques et de leurs résultats. Comme la plupart des livres ambitieux, il est inégal, bien sûr : les passages consacrés à la ville de Boston, fondés sur la thèse d’histoire urbaine qu’il a soutenue en 2010, sont plus fouillés que ceux qui portent sur les débats constitutionnels dans l’Ouest. La question ouvrière, question-clé pour comprendre la transformation du mouvement populiste et la recomposition politique des années 1890, est laissée de côté. Cependant Brahmin Capitalism remet à leur juste place les débats économiques qui agitent la société américaine du XIXe siècle et bouscule de façon stimulante la chronologie du mouvement populiste, qui ne s’organise au niveau national que très tard, en 1892, avec la fondation du People’s Party. Enfin, le travail de Noam Maggor suggère que l’éloge du laissez-faire n’est pas particulièrement ancré dans une tradition américaine, et qu’il doit davantage aux expériences économiques et politiques du XIXe siècle qu’aux conceptions de l’intérêt général défendues par Adam Smith [4].
par , le 5 novembre 2018
Evelyne Payen-Variéras, « L’essor des Bostoniens », La Vie des idées , 5 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-essor-des-Bostoniens
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[1] « We [Higginson, Shaw, Agassiz, and Adams] want someone up there, who is more akin to us than those head workmen & mining captains promoted, however good and able they may be ».
[2] « At stake in these confrontations was not merely the distribution of the material rewards –although that was certainly a chief concern- but also the very foundations of the capitalist marketplace itself ».
[3] J’emprunte cette expression à Nicolas Barreyre et Alexia Blin, « À la redécouverte du capitalisme américain », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 54, no. 1, 2017, p. 135-148.
[4] Parmi les ouvrages relativement récents qui revendiquent une approche critique de l’histoire du libéralisme, on peut citer notamment William J. Novak, The People’s Welfare : Law and Regulation in Nineteenth-Century America, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996. Robin Einhorn, American Taxation, American Slavery, Chicago, The University of Chicago Press, 2006. Alexander Gourevitch, From Slavery to the Cooperative Commonwealth : Labor and Republican Liberty in the Nineteenth Century, New York, Cambridge University Press, 2015.