L’air du temps politique est à une équation simple : référendum = expression directe de la volonté du peuple = démocratie. Au risque de provoquer des orages, il faut pourtant mettre en doute ou à tout le moins à l’épreuve cette affirmation. Et en partant d’un cas concret qui servira de « toile de fond » à la réflexion : le mariage entre personnes de même sexe. En Croatie, l’association « Au nom de la famille » lance en mai 2013 une pétition demandant la tenue d’un référendum visant à inscrire dans la constitution le principe selon lequel le mariage ne peut être célébré qu’entre un homme et une femme. Cette pétition ayant recueilli 750 000 signatures, soit plus du dixième du corps électoral croate, le Parlement avait l’obligation, au titre de l’article 87 de la constitution, d’organiser le référendum ; celui-ci s’est déroulé le 1er décembre 2013 et 66% des électeurs croates ont voté en faveur de l’amendement constitutionnel interdisant le mariage homosexuel [1]. En France, à la même époque, l’association « La manif pour tous », forte d’une pétition signée par 700 000 personnes et remise au Conseil économique, social et environnemental, demande l’organisation d’un référendum sur la question du « mariage pour tous » ; la constitution française ne faisant pas obligation aux pouvoirs publics d’organiser un référendum, le gouvernement a décidé que cette question relevait de la compétence du Parlement qui a adopté, le 17 mai 2013, la loi autorisant le mariage homosexuel. Au Brésil, le Conseil national de justice, présidé par le président du Tribunal suprême du Brésil, a jugé, par quatorze voix contre une, que l’article 226 de la constitution brésilienne qui n’accorde la protection de l’État qu’à l’union entre un homme et une femme était contraire au principé d’égalité et a, en conséquence, habilité les maires à célébrer les mariages entre personnes de même sexe.
Croatie : référendum ; France : parlement ; Brésil : juge. Si le critère d’évaluation est l’idée toute faite selon laquelle « un démocrate ne peut pas repousser l’idée de référendum qui est l’expression directe de la volonté du peuple », la réponse s’impose : la Croatie est le pays le plus démocratique, le Brésil le moins ; l’interdiction du mariage homosexuel en Croatie est une décision démocratique, son autorisation au Brésil ne l’est pas. Et pourtant, indépendamment de sa position personnelle sur le mariage pour tous, cette réponse créé un malaise dans la mesure où le juge brésilien a fondé sa décision sur un principe émminemment démocratique, le principe d’égalité, qui pourrait justifier de qualifier son jugement de « démocratique » alors que le peuple croate a pris une décision discriminatoire fondée sur l’orientation sexuelle, donc contraire au principe d’égalité et donc non démocratique. L’instrument référendaire serait-il ainsi « moins démocratique » que l’instrument juriditionnel ? Le référendum est-il l’instrument de la démocratie ou, au contraire, l’instrument de sa perte ?
Sans conteste, les expériences croate, française et brésilienne invitent bien à chambarder les mots « référendum et démocratie » et à poser comme hypothèse de réflexion celle, au moins, de l’équivoque, de l’équivoque référendaire.
Cette interrogation sur le sens du référendum est d’autant plus nécessaire que l’usage du référendum se répand [2]. D’après les études coordonnées par Butler et Ranney, plus de mille référendums ont eu lieu dans le monde depuis 1793 avec une forte croissance après la seconde guerre mondiale en conséquence du phénomène de la multiplication du nombre des États. À elle seule, la Suisse, il est vrai, concentre presque la moitié du nombre de référendums organisés dans le monde. Elle a, par exemple, le 9 février 2014, sur une initiative populaire – celle de l’Union démocratique du centre, présidée par Christoph Blocher –, rétabli le contrôle de l’immigration par un système de quotas. Décision exemplaire d’une véritable démocratie, applaudissent les uns quand d’autres y voient une dégénérence populiste de la démocratie. Mais, ce même 9 février, les suisses ont, également par référendum, repoussé à 69% la proposition de l’UDC de supprimer le remboursement de l’avortement par l’assurance-maladie. Ceux qui ont applaudi à la décision référendaire de rétablissement des quotas ont-il acclamé avec le même enthousiasme celle maintenant le remboursement de l’avortement ? Et, inversement, ceux qui ont dénoncé dans le premier vote une décision populiste n’ont-ils pas salué la décision démocratique et massive du peuple suisse de garantir et protéger le droit des femmes à disposer de leur corps ? Equivoque du référendum, encore et toujours !
Et d’autres référendums importants sont annoncés pour 2014, en Suisse bien sûr, mais aussi en Italie, en Catalogne, le 9 novembre 2014, en Ecosse, le 18 septembre 2014, et au Royaume-Unie sur le maintien de l’appartenance à l’Union européenne. Cette progression mondiale du référendum signifie-t-elle progression mondiale de la démocratie ?
Cette interrogation vaut aussi pour la France. Depuis 1793, date du premier référendum organisé pour ratifier la constitution de l’an I (1793), vingt-deux référendums ont eu lieu dont neuf sous la Ve République. Ce qui pourrait convaincre du caractère profondément démocratique du système politique actuel et ce d’autant plus que toutes les révisions constitutionnelles – 1995 et 2008 – ont eu pour objet d’élargir le champ du référendum et de « démocratiser » sa procédure. Progrès du référendum donc progrès de la démocratie sous la Ve République ? Sauf qu’est toujours présente dans la mémoire constitutionnelle française cette phrase en forme de devise : « la République est née avec le référendum (1793) ; elle est morte par le référendum (1804 et 21 décembre 1851) ». Encore et toujours, cette équivoque référendaire.
Pour comprendre cette équivoque, il convient de discuter trois questions : le référendum est-il un instrument de la démocratie directe ? si oui, la démocratie directe est-elle l’idéal de la démocratie ? si non, le référendum est-il au moins un palliatif aux insuffisances et défauts de la démocratie représentative ?
Le référendum est-il l’instrument de la démocratie directe ?
À lire les constitutionnalistes [3], la réponse est assurément positive. La majorité d’entre eux distingue, en effet, deux grandes formes de démocratie, la démocratie représentative et la démocratie directe, elles-mêmes respectivement fondées sur deux principes distincts, le principe de la souveraineté nationale et le principe de la souveraineté populaire.
Selon le premier principe, la souveraineté, c’est-à-dire, le pouvoir suprême d’énoncer la volonté générale (de décision), n’appartient pas aux citoyens physiques mais à un être politique, à une personne morale distincte des citoyens physiques qui la composent et qui est la Nation. Ainsi, l’article 3 de la Déclaration de 1789 dispose clairement que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Dès lors, puisque la Nation est un être abstrait elle ne peut s’exprimer que par des êtres physiques appelés « représentants de la Nation » mais leur désignation n’implique nullement l’élection ou la votation. Le titulaire unique de la souveraineté étant la Nation, les citoyens n’ont aucun droit au suffrage universel ; il appartient à la Nation de désigner ceux qu’elle reconnait aptes à la représenter. « La qualité d’électeur, écrit ainsi Barnave en 1791, n’est qu’une fonction publique à laquelle personne n’a droit ».
Tout aussi logiquement que l’électorat n’est pas un droit mais une fonction, le référendum ne s’inscrit pas dans la logique représentative de la souveraineté nationale. Julien Laférrière écrit en 1947 que « les actes du représentant n’ont besoin d’aucune ratification populaire puisque la volonté exprimée par le représentant est comme si elle émanait directement de la nation » [4]. Duguit, Esmein, Vedel expriment la même idée, ce dernier plongeant dans les principes de 89 les raisons de la tradition française d’hostilité aux institutions du gouvernement direct : « les principes de 89, écrit-il, ont donné une expression particulièrement vigoureuse aux idées de souveraineté nationale et du gouvernement représentatif au point de proscrire tout exercice direct de la souveraineté ; ainsi a commencé à se fonder le principe de l’omnipotence du Parlement qui a été accentué par la IIIe République » [5]. Le raisonnement est toujours le même et se déploie en deux propositions simples : la volonté est dans la Nation et non dans le peuple des citoyens ; elle est donc achevée, complète et parfaite quand elle est énoncée par la Nation s’exprimant par ses représentants.
Cette exclusion logique du référendum dans un système représentatif est ainsi fondée sur une pensée du peuple, multitude incapable de porter une volonté et de comprendre les enjeux, pensée que les constitutionnalistes renvoient à Montesquieu et Siéyès dont Carré de Malberg disait qu’il avait exprimé avec une « cruauté qui dépassait celle de Montesquieu l’interdiction faite au peuple de toute participation effective à la puissance même de statuer » [6] en déclarant dans son célèbre discours du 7 septembre 1789 que « le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » [7]. À cet argument doctrinal, les constitutionnalistes des IIIe et IVe République ajoutent les souvenirs des consultations bonapartistes : « en France, écrit par exemple Barthélémy, existe une objection d’ordre politique à l’introduction du référendum : on craint le coup d’État, on redoute que le peuple ne se prononce pour un homme qui renverserait la République » [8].
La grammaire représentative du principe de souveraineté nationale exclut donc toute idée de référendum. Toute autre est la logique ouverte par le second principe, celui de la souveraineté populaire. Là, la souveraineté appartient aux citoyens physiques, à l’universalité des citoyens selon l’expression retenue par les constitutions de l’an I (1793) et de l’an III (1795) et en conséquence, titulaire de tous les droits, le citoyen exerce par son vote un droit et non une fonction qui le fait directement participer à la détermination et à la conduite de la politique de son pays. Puisque le citoyen existe réellement, physiquement, nul besoin, en effet, de représentation ; mieux, la représentation est exclue car la souveraineté ne peut être représentée. Le peuple-souverain agit et veut en personne, directement, sans représentants. Jean-Jacques Rousseau est, évidemment, la référence doctrinale de tous les constitutionnalistes qui font du citoyen de Genève le père de la démocratie directe [9] comme Capitant ou Carré de Malberg écrivant que « Rousseau nie absolument toute possibilité de représentation politique ; il déclare le régime représentatif incompatible avec la souveraineté populaire et cette exclusion absolue est l’un des traits saillants de la doctrine du Contrat social » [10].
Dès lors, comme l’écrit encore Carré de Malberg, que le peuple ne saurait ni transmettre ni déléguer sa souveraineté, dès lors que personne même élu par le peuple ne peut exprimer la volonté générale en lieu et place du peuple, le référendum apparait logiquement comme l’instrument de la démocratie directe puisqu’il permet au peuple et non à ses représentants de statuer personnellement sur les lois. Et Rousseau, même s’il n’a jamais utilisé l’expression « référendum », en serait, pensent Duguit, Capitant ou Burdeau, le précurseur dans la mesure où il découle par nécessité logique de sa conception de la démocratie. Impensable dans le cadre de la souveraineté nationale et du régime représentatif, le référendum serait seulement imaginable dans le cadre de la souveraineté populaire et de la démocratie directe.
Sans nier la valeur heuristique de cette classification constitutionnelle, faire du référendum le marqueur ou l’instrument de la démocratie directe mérite cependant d’être discuté et peut-être même infirmé.
D’abord, parce que le mot « référendum » recouvre plusieurs significations dont les différences emportent des conséquences non néglieables sur la portée réelle de la participation directe du peuple à la fabrication des textes organisant la vie commune. Cette portée varie avec l’objet du référendum. Il peut être prévu pour tous les actes de la vie de l’État – constitution, lois, traités internationaux, décrets – ou seulement pour certains. En Italie et au Danemark, par exemple, les lois de finances ne peuvent être soumises au vote populaire. En France, la constitution de 1958 limitait le champ référendaire à deux catégories de lois, celles portant sur l’organisation des pouvoirs publics (1962) et celles autorisant la ratification de traités internationaux pouvant avoir une incidence sur le fonctionnement des institutions (1972) ; une révision de la constitution, initiée par Jacques Chirac en 1995, a étendu ce domaine aux lois relatives à la politique économique, sociale et environnementale de la nation et aux services publics qui y concourrent [11]. La portée réelle de la participation directe du peuple varie également avec le mode du réferendum qui peut être facultatif ou obligatoire. En France, par exemple, un référendum de ratification d’une révision de la constitution est facultatif si le gouvernement est à l’initiative de la révision mais obligatoire si elle vient du Parlement (article 89). La portée varie encore avec la procédure du référendum qui peut être déclenchée par les citoyens eux-mêmes (Italie, Suisse), par le Parlement (Autriche, Danemark, Italie, France), par le gouvernement (France) ou par une conbinaison d’acteurs (parlementaires-citoyens-juges constitutionnels en France depuis la révision de 2008). La portée varie enfin avec la nature du réferendum qui peut être seulement consultatif (Norvège, Suède, Royaume-Uni) ou décisionnel (Autriche, Suisse, Italie, France, etc.). En d’autres termes, à supposer même que le référendum soit l’instrument de la démocratie directe, il ne garantit pas une participation du peuple à la gestion des affaires publiques qui soit générale, obligatoire et délibérative puisque l’intervention directe du peuple peut être exclue sur certains actes – les impôts ou les traités internationaux, par exemple – ou n’avoir aucune conséquence décisionnelle.
Ensuite, parce que le réferendum se réalise par l’acte de voter. Cette précision, qui peut paraître banale, prend une particulière importance quand elle est rapportée aux propos régulièrement entendus sur la finalité du référendum qui serait de « donner la parole au peuple ». Or, avec le référendum, ce n’est pas la parole qui est donnée au peuple, c’est le vote et le vote même référendaire reste un acte d’acclamation plus qu’un acte de participation. Sauf lorsqu’il en a l’initiative, le citoyen ne participe pas aux choix de la question, à son élaboration, à sa formulation mais est seulement invité par d’autres institutions – le président, le parlement – à ratifier ou non par son vote un texte qu’il n’a pas rédigé. De même, une fois son vote exprimé, le citoyen est dépossédé du résultat dans la mesure où il n’est pas maître de la signification politique et de la portée normative du vote qui vont être « fabriquées » par les institutions de la représentation, partis politiques, assemblées parlementaires ou/et gouvernement. Ainsi, en 2005, le peuple français a été dépossédé de l’interprétation de la victoire du « non » au référendum sur la constitution européenne par les institutions de la représentation qui ont considéré, malgré cette votation, qu’elles pouvaient reprendre le texte sous la forme d’un traité, le traité de Lisbonne [12], et le faire ratifier par le Parlement en 2008. Le 9 février 2014, le peuple suisse a voté « oui » à la question « acceptez-vous l’initiative populaire ‘Contre l’immigration de masse’ ? », mais le vote ne donne aucune réponse sur la mise en œuvre de ce principe et la constitution renvoie au Conseil fédéral la responsabilité de décider, dans un délai de trois ans, les règles relatives aux contingents d’étrangers autorisés à travailler en Suisse et les modalités de leur application. Ce renvoi aux institutions représentatives et ce long délai conduisent certains responsables européens et suisses à penser que le Conseil fédéral saura trouver les moyens juridiques d’atténuer la portée normative du vote référendaire.
Enfin et peut-être surtout, la démocratie directe ne peut s’accomplir par le vote référendaire car son instrument n’est pas le référendum mais la présence physique des citoyens dans un même lieu pour proposer, discuter, amender et approuver les lois – au sens général du terme. À se référer, en effet, à la démocratie athénienne, au moins sous Périclès et aux écrits de Rousseau qui la convoque régulièrement à l’appui de ses réflexions sur la démocratie, il ressort que l’expression de la volonté du peuple ne peut être qualifiée de « directe » que si et seulement si tous les citoyens sont physiquement présents – et donc non représentés – sur une place publique ou dans une assemblée pour délibérer sur les lois. La traduction doctrinale la plus proche de cette conception se trouve dans les écrits de Victor Considérant [13] et de Moritz Rittinghausen [14] lequel repoussait l’idée du référendum au profit d’un système où les citoyens se réuniraient en assemblées de mille membres, discuteraient sur chaque sujet des principes législatifs alternatifs et de leurs modalités d’application, en choisiraient un et feraient connaître leur choix à une commission nationale qui, après réception du choix de toutes les assemblées, rédigerait la loi définitive. La traduction constitutionnelle la plus proche de cette conception se trouve, évidemment, dans la constitution de 1793 qui prévoit de distribuer le peuple en assemblées de canton (article 2), de donner à ces assemblées le pouvoir de délibérer sur les lois (article 10), de manifester leur volonté législative (articles 11 à 20) et, le cas échéant, le pouvoir de dernier mot (articles 59 et 60).
Que ces traductions doctrinales et constitutionnelles n’aient pas eu de suites « pratiques » importe peu, ici ; ce qui importe est que la participaton physique des citoyens à la fabrication des lois est affirmée comme un instrument plus proche de l’idéal de la démocratie directe que le référendum et que la constitution de 1793 est toujours, dans l’imaginaire collectif, le texte qui consacre cette démocratie.
La démocratie directe est-elle l’idéal de la démocratie ?
La question ne devrait pas se poser tant la chose paraît entendue : la démocratie directe, la démocratie athénienne où les citoyens rassemblés sur l’agora délibèrent et décident des affaires de la Cité est, évidemment, l’idéal démocratique et reste la référence à partir de laquelle sont jugées, évaluées et critiquées les formes concrètes dans lesquelles les démocraties se réalisent. Au sommet de la hiérarchie des valeurs constitutionnelles, se trouverait la démocratie directe, en dessous la démocratie semi-directe et, tout en bas, la démocratie représentative. La forme représentative serait ainsi, au pire, une forme dégradée de la démocratie, au mieux, un second choix, une forme politique par défaut.
Aussi séduisante et évidente soit-elle, cette thèse mérite discussion et même réfutation. La représentation et les institutions de la représentation ne sont pas des manques, des défauts ou des vices mais les conditions de la démocratie [15]. Sans elles, pas de peuple, pas de gouvernement responsable et donc pas de démocratie.
Pas de peuple sans représentation, d’abord. La proposition peut surprendre et pourtant le peuple n’est ni une donnée immédiate de la conscience, ni une donnée naturelle ; il n’est pas une réalité objective, présent à lui-même, capable de se comprendre comme tel. Le peuple est une création artificielle, très précisément il est créé par le droit et plus précisément encore par la constitution. Il faut relire Ciceron qui, dans La République, distingue et oppose la foule (multitudo), réunion sans forme d’individus, et le peuple (populus) qui, écrit-il, « ne se constitue que si sa cohésion est maintenue par un accord sur le droit » [16]. Le peuple n’est pas seulement une association d’individus, il est une association politique et c’est le génie d’une constitution de transformer une association primaire d’individus en association politique de citoyens. Par l’action du droit et des institutions de la représentation, des individus, des groupes, au départ étrangers les uns aux autres et souvent en conflits, vont se trouver liés par des questions communes à débattre et à résoudre, par des règles communes, par des services communs qui, à leur tour, vont développer un sentiment de solidarité qui constitue, au sens fort du mot « constituer », un peuple politique. La force propre du droit, trop souvent oubliée mais opportunément rappelée par Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire, de faire exister, de donner vie à ce qu’il nomme. Quand, par exemple, Mirabeau veut décrire l’état de la France à la veille de la Révolution, il parle d’une « myriade de peuples » ; et, après 1789, cette « myriade » devient, toujours sous la plume de Mirabeau, « le peuple français ». Ce qui a transformé une multitude en peuple, pour reprendre l’interrogation de Rousseau, c’est la Déclaration de 1789 qui, en constituant les députés « représentants du peuple français », crée, d’un même mouvement, la représentation et le peuple, liant ainsi l’un et l’autre : les députés ne peuvent se proclamer « représentants du peuple » s’ils ne construisent pas le corps politique qu’ils veulent représenter ; et donc, réciproquement, le peuple ne peut exister que si les représentants le construisent pour exister eux-mêmes.
En nommant le peuple, la constitution fait ainsi advenir ce qu’elle énonce ; elle précipite – au sens chimique du terme – un corps solide, le peuple, à partir du liquide fluide de la multitude d’individus. Elle est la scène où se construit la figure du citoyen qui est une des conditions de possibilité de la démocratie. En effet, dans l’espace primaire, les hommes sont pris dans leurs déterminations sociales, ils sont pris dans leur être social situé qui fait nécessairement apparaître les différences entre les hommes, les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel, symbolique. Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une représentation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le fondement légitime des règles. Autrement dit, ce moment-là est celui du communautarisme où chaque groupe social défend son identité singulière parce que manque la scène où peut se penser l’égalité politique. Les institutions de la représentation sont, précisément, cette scène qui offre aux hommes la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux. Et cette abstraction, cette objectivation des figures sociales est au principe de l’égalité politique. Si dans l’espace primaire, les hommes sont inégaux, dans l’espace institutionnel, ils sont égaux. Le moment constitutionnel est ainsi, dans la construction d’une démocratie, le moment qui permet aux hommes de sortir de ses communautés élémentaires pour entrer dans l’association politique comme individu démocratique.
Cette représentation constitutionnelle du peuple est parfois comprise comme une crainte, voire, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques Rancière, une haine de la démocratie en ce qu’elle dénierait toute place au « peuple de tout le monde et de n’importe qui » [17]. Dans l’histoire et dans les philosophies politiques, cette compréhension a-juridique sinon anti-juridique du peuple n’a pourtant jamais ouvert les chemins de la démocratie. Car si le peuple ne se construit pas par « un accord sur le droit » comme le dit Cicéron, il se reconnait par d’autres liens, par d’autres « accords », accord sur le sang, accord sur la race ou accord sur la personne du chef-incarnation-du-peuple. La critique de la représentation chez Schmitt [18] débouche sur une « démocratie » où le peuple, pour exister, doit être absorbé dans la personne du Chef. L’identité du peuple se fabrique par la fusion-disparition du peuple dans le corps du Prince qui est le Peuple. Au contraire, la fabrication constitutionnelle du peuple implique un écart entre le corps des représentants et le corps du peuple, écart où se joue précisément la possibilité d’une relation démocratique par la nécessité d’un mode d’élaboration délibératif de la volonté générale : dès lors qu’elle n’est pas dans le corps du Prince-peuple, elle doit se construire par un échange entre les deux corps [19], c’est-à-dire, par du politique.
Pas de responsabilité politique sans représentation, ensuite. Répondre de ses décisions, en rendre compte est généralement et à juste titre considéré comme un critère de distinction des systèmes démocratiques en regard des régimes où se déploie un libre arbitre politique sans contrôle ni responsabilité. Or, pour qu’il y ait contrôle des décisions, pour qu’il y ait responsabilité politique, il faut, par nécessité logique, qu’il y ait deux corps, celui des représentants qui prend les décisions et celui du peuple devant lequel et par lequel s’exercent le contrôle et la responsabilité. À l’inverse, dans le cadre de la démocratie directe où toutes les fonctions sont exercées par le corps des citoyens, manque le corps devant lequel le peuple pourrait rendre compte de ses décisions. Et il manque non par défaut de construction mais parce qu’il est logiquement impensable. Ainsi l’a reconnu le Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 6 novembre 1962 [20], a distingué entre les lois votées par les représentants du peuple qui peuvent être soumises à son contrôle et les lois « adoptées par le peuple à la suite d’un référendum qui ne peuvent l’être car elles constituent l’expression directe de la souveraineté nationale ». Le peuple-législateur-direct ne peut être contrôlé ni voir sa responsabilité engagée puisqu’il ne peut y avoir un corps devant lequel il devrait soumettre ses lois (devant quel corps serait-il responsable et quel corps pourrait le contrôler ?) ; s’il en existait un, il serait sous contrôle, ne serait donc plus souverain et la démocratie ne serait plus directe. Au contraire, la représentation, par l’écart qu’elle institue entre le corps des représentants et le corps des citoyens, permet que le travail législatif du premier soit soumis au contrôle, politique et juridictionnel, du second.
Cette impossibilité théorique et pratique d’un contrôle et d’une responsabilité dans le cadre de la démocratie directe entraîne inéluctablement le système politique vers une tyrannie du nombre qui, écrivait déjà Cicéron, « est encore plus monstrueuse que la tyrannie d’un seul individu car elle prend l’apparence et le nom de peuple » [21]. Ainsi s’explique la controverse doctrinale entre Capitant [22] faisant de Rousseau « le père de la démocratie directe » et Duguit [23] le « père de l’absolutisme ». Pour Rousseau, en effet, dès lors que la volonté générale est délibérée par les assemblées du peuple, elle est juste car le peuple « ne peut pas être injuste envers lui-même » et donc « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre » ; ou encore, « quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale ; quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas » [24]. Ce qu’un député socialiste traduira en 1981 dans une formule célèbre : « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire » !
Or, si le nombre fait la force, il ne fait pas le droit. Ce qui donne son caractère général à la volonté est la possibilité qu’elle soit rapportée à un objet général et cet objet qui exprime la généralité, c’est, aujourd’hui, la constitution. L’addition arthimétique des suffrages ne suffit pas à faire la loi ; un texte, même voté à la majorité – ou, parce que voté à la majorité donc « particulier » à cette majorité - ne mérite la qualité de loi que si et seulement si il n’est pas contraire à la constitution. Au demeurant, la définition constitutionnelle de la loi a changé ; elle n’est plus celle de l’article 6 de la Déclaration de 1789 affirmant que « la loi est l’expression de la volonté générale » ; depuis la décision du Conseil constitutionnel du 23 août 1985 [25], elle est la suivante : « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution ». La démocratie représentative repose ainsi sur deux structures, une institution qui permet aux représentants de voter la loi – le Parlement – et une institution qui permet aux citoyens de réclamer contre la loi sur le fondement de la constitution – la juridiction constitutionnelle. Elle réalise le projet politique des hommes de 1789 qui expliquaient clairement avoir rédigé la Déclaration des droits de l’homme afin que les actes du pouvoir législatif puissent y être comparés et que « les réclamations des citoyens, fondés sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous ». Cette structure de réclamation manque nécessairement dans la démocratie directe, le peuple souverain ne pouvant réclamer contre lui-même ; à la différnce des lois parlementaires, les lois référendaires sont donc logiquement dispensées de contrôle et peuvent ne pas respecter la constitution [26]. Mieux, ou pire, la question du respect de la constitution ne se pose même pas car la distinction hiérarchique lois ordinaires/lois constitutionnelles disparaît sous la figure du peuple souverain : quand il s’exprime directement, il est législateur souverain, constituant et ordinaire tout à la fois, apte à abroger, modifier, compléter ou introduire des dispositions qui dérogent aux principes constitutionnels.
Une démocratie qui fusionne tous les pouvoirs dans une seule instance, l’assemblée délibérante du peuple, est-elle l’idéal de la démocratie ?
Le réferendum est-il un instrument utile à la démocratie représentative ?
Si la logique de la démocratie directe se réalise dans la toute-puissance souveraine du peuple assemblé, la logique de la démocratie représentative est la toute-puissance de l’institution où vivent les représentants, le Parlement. La représentation est, en effet, la tragédie de la démocratie parce qu’elle est à la fois ce qui la permet et ce qui l’étouffe. Elle est ce qui la permet parce qu’elle institue la scène où se construit la figure du citoyen qui est une des conditions de possibilité de la démocratie ; elle est ce qui l’étouffe parce que la représentation, moment particulier, tend à devenir moment total. Comme forme politique, comme ensemble d’institutions, elle a tendance à développer sa logique propre de forme, à dépasser sa « fonction » de construction de la figure du citoyen, à accroître son espace d’intervention et à envahir progressivement toutes les sphères d’activités sociales. Elle devient ainsi la forme organisatrice et totalisante de la société et, d’instrument d’objectivation politique, elle devient instrument d’aliénation politique.
Carré de Malberg est certainement le juriste qui a le plus parfaitement décrit la dérive parlementariste de la démocratie représentative [27]. Si toutes les constitutions valorisent la figure du citoyen et énoncent le principe du « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple », elles consacrent l’essentiel de leurs dispositions à déposséder les citoyens de leurs pouvoirs en organisant et légitimant l’existence et la parole des représentants et, par conséquent, l’absence et le silence des citoyens-représentés. Puisque, souveraineté nationale oblige, la Nation est un être abstrait, elle ne peut s’exprimer que par l’intermédiaire de personnes physiques habilitées à la représenter ; progressivement, s’opère une (con)fusion de la Nation et de ses représentants et, au bout du chemin, l’affirmation qu’il ne peut y avoir d’autre expression de la volonté de la Nation que celle exprimée par ses représentants et l’institution où ils siègent, le Parlement, qui devient l’égal du souverain, pire, écrit Carré de Malberg, le souverain en personne. Et, pour lui, le principe générateur de ce parlementarisme absolu est tout entier contenu dans la sentence définitive prononcée par Siéyès le 7 septembre 1789 : « le peuple ne peut parler et ne peut agir que par ses représentants ». Sentence que reprendra Paul Raynaud en 1962 lorsque, pour dénoncer le projet du général de Gaulle de faire élire le président de la République par le peuple, il s’écrira, en désignant l’hémicyle de l’Assemblée nationale, « la France est ici et non ailleurs ».
Aussi, dans les années 1930, un mouvement de réaction se manifeste à l’encontre de l’absolutisme parlementaire en miroir revendiqué de celui qui s’était manifesté naguère contre l’absolutisme monarchique : non pas détruire la démocratie représentative, non pas instaurer la démocratie directe modèle 1793, mais réduire, limiter, contenir la suprématie parlementaire par l’octroi d’une place, d’un rôle et d’une participation directe du peuple à la puissance publique. Et le moyen privilégié que propose Carré de Malberg – mais aussi Barthélemy, Burdeau, Tardieu, etc. - pour enrayer la puissance parlementaire est le référendum.
Selon ces auteurs, le référendum, loin d’être incompatible avec le régime parlementaire [28], apporte à la démocratie représentative une légitimité supplémentaire puisqu’en s’ouvrant à la participation directe des citoyens il contribue à renforcer l’adhésion du peuple aux institutions de la représentation. Au sein du système représentatif, le référendum remplirait ainsi plusieurs fonctions positives. Une fonction civique [29], d’abord, dans la mesure où il ferait prendre conscience aux citoyens de leur responsabilité dans la détermination de la politique de leur pays. Pourraient avoir rempli cette fonction, le référendum du 8 janvier 1961 sur l’autodétermination algérienne par lequel le général de Gaulle a demandé aux Français d’approuver ou non un changement radical de politique à l’égard de l’Algérie, le réferendum du 8 avril 1962 par lequel il demandait au peuple de valider ou non les accord d’Evian qui ouvrait sur l’indépendance de l’Algérie, et le référendum du 20 septembre 1992 par lequel François Mitterrand a demandé aux citoyens de décider de l’abandon du franc au profit de l’euro. Liée à cette première fonction, le référendum aurait également, selon ces mêmes auteurs, un rôle pédagogique dans la mesure où la campagne référendaire provoquerait des débats, des échanges, des discussions qui favoriseraient l’intérêt des citoyens pour la chose publique et leur compréhension des enjeux politiques. Outre les référendums précédents qui ont permis un grand débat « populaire » sur la politique coloniale de la France (1961 et 1962) et sur sa politique européenne (1992), pourraient avoir rempli cette fonction pédagogique le référendum du 28 octobre 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel et donc sur l’équilibre des pouvoirs et surtout le référendum du 29 mai 2005 sur le projet de constitution europénne qui a joué comme un cycle de formation accélérée sur l’état et l’avenir de l’Europe qui a passionné les Français. Le référendum pourrait encore avoir une fonction proprement politique dans la mesure où il serait un instrument utile en cas de crise ou de blocage du système représentatif. Ainsi le concevait le général de Gaulle qui, pour sortir de la crise politique de mai 1968, avait proposé de recourir au référendum [30] ou Nicolas Sarkozy qui promettait en février 2012 de favoriser, s’il était réélu, la démocratie directe en organisant des référendums chaque fois que les institutuions de la démocratie représentative – Parlement, syndicats, associations -« bloqueraient » les réformes. Enfin, la seule présence du référendum dans le dispositif constitutionnel représentatif aurait une fonction modératrice dans la mesure où les repésentants chercheraient préventivement à intégrer dans leur politique législative les demandes, les attentes, les exigences des citoyens afin d’éviter soit l’organisation d’un référendum, soit, s’il a lieu, d’être désavoués par le peuple.
Bref, par ces fonctions, le référendum « démocratiserait » la démocratie représentative. Cette idée est clairement à l’origine de la révision constitutionnelle de 1995 qui a élargi la possibilité de consulter directement le peuple sur les questions relatives à la politique économique, sociale et environnementale du pays, et, plus encore, de la révision de juillet 2008. Le comité Balladur inscrit, en effet, sa proposition d’associer les citoyens au processus référendaire dans le souci explicite de « démocratisation des institutions qui implique un élargissement du champ de la démocratie » [31].
Pourtant, et là se retrouve le caractère équivoque du référendum, le comité relève aussi et immédiatement les « inconvénients des consultations référendaires qui pourraient résulter du choix de certains sujets de société ou être perturbées par les circonstances du moment qui prennent parfois le pas sur la question posée ou qui donnent bien souvent des résultats peu satisfaisants (sic) » [32]. Et surtout, reprenant l’argument d’Esmein sur la difficile compatibilité du régime représentatif avec le référendum, il relève la « contradiction qu’il y aurait » à recommander une revalorisation du rôle législatif du Parlement et, dans le même mouvement, « à élargir de manière excessive le champ de la démocratie directe ». D’où son refus de reconnaître aux citoyens un droit d’initiative référendaire au profit d’une procédure mixte associant citoyens et parlementaires mais où ces derniers auraient l’avantage.
Cette proposition de référendum d’initiative partagée – et non populaire, comme il est trop souvent écrit –, retenue par le constituant lors de la révision de juillet 2008 et mise en forme par la loi organique du 6 décembre 2013, est l’expression parfaite, « pure », de l’équivoque référendaire. Pour être recevable, l’initiative est, en effet, soumise à un long « cérémonial chinois » [33]. Elle ne doit pas venir des citoyens mais des parlementaires, très précisément d’un cinquième des parlementaires, soit 185, qui doivent rédiger une proposition de loi ; elle doit ensuite recevoir le soutien d’un dixième du corps électoral, soit environ 4,5 millions de Français en neuf mois, soit un rythme de 16 000 signatures par jour ; elle doit encore passer devant le Conseil constitutionnel qui vérifie non seulement la réalité arithmétique et la validité des signatures mais aussi la conformité de l’objet du référendum proposé avec le champ référendaire défini à l’article 11 de la constitution. Pour mesurer l’importance politique de ce contrôle de constitutionnalité, il convient de se reporter au débat récent sur la question du mariage entre personnes de même sexe. Si la procédure de l’initiative partagée avait existé, le Conseil aurait dû dire, après la première étape et donc avant que ne commence le recueil des soutiens populaires, si cette question rentrait dans le champ de l’article 11, question âprement débattue entre ceux qui considéraient le mariage comme une institution sociale relevant de la politique sociale de la Nation et pouvant donc faire l’objet d’un référendum et ceux qui considéraient le mariage comme l’exercice d’une liberté fondamentale, matière exclue du domaine référendaire. Le destin de la votation populaire n’est pas entre les mains des citoyens mais des juges constitutionnels !
Et le « cérémonial chinois » n’est pas terminé. En effet, si le Conseil constitutionnel a validé l’initiative, les assemblées parlementaires peuvent s’opposer au référendum si, dans les six mois suivant la décision de validation du Conseil, elles se sont saisies de la proposition et l’ont « examinée ». « Examiner » est le verbe juridiquement le plus faible : il suffit que l’Assemblée nationale ou le Sénat ait inscrit la proposition référendaire à son ordre du jour et ait adopté une simple motion de procédure pour considérer qu’en droit « l’examen » a commencé et que l’organisation du référendum est bloquée. Au mieux, cet examen peut se conclure par l’adoption parlementaire de la proposition de loi référendaire dans une rédaction amendée par les députés ; au pire, par un rejet de la proposition par les assemblées qui semble, dans le silence de la loi mais à la lecture des débats parlementaires, valoir interdiction de contourner ce rejet par l’organisation du référendum. Enfin, dans l’hypothèse où la proposition validée par le Conseil n’a pas été « examinée » par les assemblées dans le delai de six mois, le président de la République a l’obligation d’organiser le référendum … mais la loi organique ne lui fixe aucun délai pour le faire…
Au total, le constituant de 2008 a, sous couvert d’un discours sur la démocratisation de la démocratie représentative, instauré une procédure de référendum à la fois maîtrisée par les représentants qui ont l’initiative de la proposition, la responsabilité de sa formulation et un droit de veto [34] possible sur son organisation et contrôlée dans son objet par les juges constitutionnels. Au total, si tous les obstacles sont passés, un référendum « lancé » par les parlementaires le 26 février 2014 ne pourraît pas se tenir avant le 26 septembre 2015 (un mois pour l’examen par le Conseil de la constitutionnalité de la proposition référendaire, neuf mois pour le recueil des signatures, environ deux mois pour la vérification par le Conseil de la régularité des soutiens et six mois d’attente d’un éventuel examen de la proposition par les assemblées parlementaires).
Si Carré de Malberg a raison, c’est-à-dire, si le référendum peut être un instrument utile pour empêcher la dérive absolutiste de la démocratie représentative, l’organisation référendaire retenue par la constitution française ressemble davantage à un accessoire mineur du décor politique qu’à une pièce essentielle du jeu représentatif. Et il est possible qu’il ne puisse jamais en être autrement. L’idée référendaire, en effet, est, en elle-même, une idée insoutenable – au sens que Kundera donne à ce mot – qui pourraît trouver son expression dans l’aphorisme « le référendum, on le veut, on le craint, on l’encadre ». Or, si le référendum est « encadré », si, par exemple, le cadre juridique interdit que le peuple puisse se prononcer sur les lois de finances, les lois relatives aux droits fondamentaux ou les « questions de société », si, par exemple, le cadre juridique interdit que le peuple puisse prendre l’initiative d’une consultation populaire et choisir la question, le référendum perd non seulement sa qualité d’instrument de la démocratie directe mais encore sa possibilité d’être un instrument utile au « bon » fonctionnement de la démocratie représentative. Et, par cette double perte, l’équivoque référendaire est levée : le référendum n’est pas le procédé de « démocratisation » de la démocratie représentative. Il faut donc – car l’absolutisme représentatif et la défiance à l’égard des institutions actuelles de la représentation existent [35] - en imaginer d’autres comme l’institutionnalisation d’un moyen légal de réclamer contre les lois de la représentation.