L’ardeur des pillards est cette dynamique d’épuisement du vivant dont Hicham-Stéphane Afeissa esquisse les contours en mobilisant l’ensemble du champ de la pensée écologique.
L’ardeur des pillards est cette dynamique d’épuisement du vivant dont Hicham-Stéphane Afeissa esquisse les contours en mobilisant l’ensemble du champ de la pensée écologique.
L’Ardeur des pillards, Essais de philosophie environnementale et animale est un livre qui vient compléter deux ouvrages précédents (Nouveaux fronts écologiques et Portraits de philosophes en écologistes) et ferme ainsi, comme nous le confesse l’auteur, « une trilogie que nous n’avions pas conçue comme telle […] et dont nous pouvions encore moins prévoir qu’elle connaîtrait un jour un point final » (p. 22). Avec L’Ardeur des pillards, Hicham-Stéphane Afeissa, figure incontournable qui a contribué à faire connaître le discours écologique en France grâce à ces recueils de textes en éthique et esthétique de l’environnement, met fin, semble-t-il, à plus d’une dizaine d’années consacrées à l’étude et à la réflexion dans le champ de la pensée écologique. Sous le titre suggestif de L’Ardeur des pillards, repris d’Une Saison en enfer de Rimbaud, H.-S. Afeissa réunit une sélection d’essais, dont cinq inédits, répartis en quatre rubriques : philosophie animale, écologie politique, esthétique environnementale et écosophie.
Cet ouvrage couvre ainsi un certain nombre de thématiques relevant de la philosophie, de l’éthique et de l’esthétique de l’environnement : la domestication des animaux de compagnie ; la mise à mort des animaux ; les conditions d’une politique du vivant ; l’apport d’une perspective apocalyptique en écologie politique ; les limites et la valeur de l’esthétique environnementale et ses implications morales ; l’originalité de l’écologie profonde d’Arne Næss, ses différences par rapport à l’écologie continentale et à l’éthique environnementale, le débat qu’elle a fait surgir entre l’écologie profonde et le courant de l’écoféminisme ; ou encore la possibilité d’une écosophie urbaine d’inspiration phénoménologique.
Dans L’Ardeur des pillards, il n’y a pas de thèse originale à proprement parler. C’est le choix d’un thème qui fait figure ici de proposition centrale et fil directeur de l’ouvrage : le pillage. En utilisant le terme de pillage, H.-S. Afeissa se réfère à l’économie du pillage (Raubwirtschaft) des géographes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Cette notion désignait d’abord une étape du développement d’une communauté humaine qui s’approprie les ressources environnementales, puis elle a été utilisée pour dénoncer « l’occupation destructive » par laquelle les êtres humains s’approprient les ressources de la terre (p. 22) et dont on peut trouver un antécédent dans l’ouvrage de l’écologiste Henry Fairfield Osborn La Planète au pillage [Our Plundered Planet] (1948). Pour H.-S. Afeissa, le pillage se réfère donc à l’extractivisme comme modalité du capitalisme défini comme « entreprise mondiale d’appropriation généralisée de la nature et des corps vivants » (p. 23). C’est à l’aune de cette notion que H.-S. Afeissa aborde les différentes thématiques qui sont réunies dans ce livre. Tantôt elle est mobilisée de manière explicite, tantôt elle traverse les thématiques en filigrane. Ce qui est important ici est que H.-S. Afeissa voit dans le pillage, à l’image du capital-vampire de Marx, une entreprise mortifère, « une puissante dynamique d’épuisement de la vie », comme il le dit admirablement (p. 23-24).
Dans « La bêtification des animaux », H.-S. Afeissa défend l’idée selon laquelle la domestication des animaux de compagnie les dépouille de toute caractéristique animale pour les faire ressembler « à des créatures ridicules » (p. 25 et 29 sq.). Il montre, en s’appuyant sur les travaux de Jocelyne Porcher, que c’est le rapport social du travail susceptible de bénéficier aux deux partenaires qui a toujours constitué ce « processus bilatéral de socialisation » qu’est la domestication (p. 33-4) ; et c’est parce que ce rapport a été déformé, par la réduction d’une partie du monde animal au statut d’animaux de compagnie (p. 47), que la domestication des animaux renferme un processus de domination unilatérale qui les dénaturalise en leur ôtant toute caractéristique animale (p. 51). Ce rapport mortifère, d’épuisement du vivant, H.-S. Afeissa le retrouve aussi dans les pratiques invisibilisées de la production et de la consommation de viande, pratiques qui, selon l’auteur, relèvent de la « décision » d’un rapport violent aux animaux (« Le déni de la mise à mort des animaux », p. 63-4). Par-là, H.-S. Afeissa entend l’existence d’une continuité, d’une permanence, fondamentale entre la structure sacrificielle des animaux dans l’Antiquité et leur mise à mort contemporaine dans l’abattoir. Ce qui fait le lien entre les deux phénomènes, c’est le mécanisme du déni, au sens freudien, du meurtre par le rituel dans la pratique sacrificielle et par l’invisibilisation du processus d’élevage, d’abattage et de transformation dans l’alimentation carnée contemporaine, et donc d’occultation du rapport violent envers les animaux (p. 63).
Ces analyses pourraient s’inscrire dans la prolongation des travaux en écologie politique des philosophes comme Paul Guillibert (Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail) ou Léna Balaud et Antoine Chopot (Nous ne sommes pas seuls : politique des soulèvements terrestres) sur l’appropriation et la mise au travail des vivants ressources de la planète [1]. La particularité des textes de H.-S. Afeissa par rapport à ce courant de l’écologie politique d’inspiration marxiste est la perspective éthique, sociologique et anthropologique que ses analyses apportent à la question de nos rapports aux animaux domestiques.
À l’autre extrême du champ de la pensée écologique, dans un essai qui entrecroise éthique et esthétique de l’environnement, on retrouve le même thème du pillage sous la forme du vandalisme. Dans « Vandalisme écologique et valeur intrinsèque de la nature », le concept de vandalisme sert à disqualifier moralement l’action qui a pour effet de détruire ce qui possède une valeur intrinsèque : l’existence d’un monde beau (p. 174-5). La destruction des paysages de marais constitue un bon exemple de ce rapport violent à l’égard de la nature. Dans ce bel essai d’esthétique appliquée, « L’esthétique des marais », où se mêlent histoire environnementale et esthétique, H-S. Afeissa montre comment ces paysages, longtemps diabolisés, en sont venus à constituer des espaces de protection et de patrimonialisation, ainsi que des lieux de multiples expériences esthétiques : paysage visuel, sonore, olfactif, tactile et kinesthésique (p. 235). Le paysage de marais peut donc être considéré comme « le paradigme de l’expérience esthétique » (p. 236).
Monde ambivalent, partagé entre les divinités et les êtres humains, entre les morts et les vivants associant le dessus et le dessous, la terre et l’eau, les marais brouillent toutes les frontières et les catégories esthétiques (p. 238)
Le paysage de marais est aussi un exemple éloquent des effets néfastes de l’ardeur des pillards. En effet, des siècles de politique de colonisation, d’assèchement, de suppression et de défrichement de ces espaces témoignent de la méconnaissance, l’aveuglement et le mépris de ces écosystèmes qui figurent parmi les plus fertiles et productifs de la planète et les plus menacés de l’histoire (p. 229).
On l’aura compris, « l’ardeur des pillards » qualifie ce « mode d’appropriation vorace de la nature » visant à l’accumulation du capital au mépris de la nature (p. 23). Ce recueil d’essais met donc en lumière, à travers la diversité des thématiques abordées, cette « dynamique d’épuisement de la vie », et sous ses différentes formes. L’une des formes qu’elle prend, en milieu urbain cette fois-ci, est la perte d’un monde intuitif dans notre rapport à la ville par l’usage des nouvelles modalités de déplacement comme les trottinettes électriques. Les implications phénoménologiques d’un tel mode de déplacement sont l’annulation du corps et du mouvement (la marche) ainsi que l’abolition de l’espace pratique. « Dans de telles conditions », écrit H.-S. Afeissa, « il n’y a plus d’appropriation pédestre de la ville ni de rapport à l’espace par l’intermédiaire du corps […] » (p. 312) ; autrement dit, il n’y a pas de constitution d’un espace vécu. Le pillage est ici la réduction du monde où marcher est synonyme de constitution du monde de la vie comme lieu d’habitation, de séjour, d’existence.
La critique du mode vorace d’appropriation de la nature sous la figure de l’ardeur des pillards, et la destruction de notre rapport intuitif au monde qu’il entraîne fait que l’ensemble de textes réunis dans ce livre contribue à élucider de manière efficace le discours écologique contemporain. En effet, c’est ce qui permet à notre auteur de reprocher leur posture à certaines figures contemporaines de la pensée écologique (Baptiste Morizot, Corine Pelluchon, Michaël Fœssel). Cependant, la force de son intuition critique, bien fondée par ailleurs, a tendance à virer en controverse à certains endroits. C’est le cas, par exemple, du reproche que l’auteur adresse à B. Morizot dans « D’un prédateur, l’autre : le loup, l’humain et le capitaliste ». Ce que H.-S. Afeissa reproche à B. Morizot, c’est, d’une part, de dissocier la question de la gestion de la faune sauvage (ici le loup) du rapport que nous entretenons avec d’autres animaux (domestiques et d’élevage) (p. 72), et donc d’« escamoter » la dimension politico-économique (production industrielle et consommation carnivore) de nos relations aux animaux domestiques (p.75 sq.). Or B. Morizot cherche, dans Les Diplomates, à mettre en place un dispositif de dialogue à l’interface entre les mondes humains et sauvage en vue de négocier des formes de cohabitation. La question politico-économique, bien que pertinente par ailleurs, semble secondaire par rapport au projet initial qui est celui de trouver des formes de coexistence avec des animaux sauvages.
À cet égard, le reproche de notre auteur semble trop sévère. En revanche, un projet mutualiste, tel que celui de B. Morizot, aurait beaucoup à gagner des réflexions que H.-S. Afeissa développe sur la notion de travail (dans « La bêtification des animaux », par exemple). Comme on l’a vu, H.-S. Afeissa défend l’idée selon laquelle le travail, et le rapport social qu’il établit est ce qui définit en premier lieu notre rapport aux animaux domestiques (aujourd’hui déformé, comme le souligne à juste titre notre auteur). Or en s’appuyant sur la notion de travail, on pourrait expliquer la création sociale-historique de l’interface entre mondes humains et sauvages où a lieu le dialogue mutualiste. En s’inspirant cette fois-ci de la notion de travail selon Hannah Arendt, on pourrait élucider ce rapport entre le social et le sauvage. En effet, le travail, pour H. Arendt, est à la base de la reproduction du processus biologique, de la vie elle-même, et par ce biais du social. Si l’on considère qu’à ce processus participent les animaux domestiques, on a donc ici l’apparition de l’interface entre monde social (humains et animaux domestiques) et monde sauvage où le dialogue mutualiste prendrait alors tout son sens.
Le ton polémique qui se dégage à certains endroits n’enlève rien à la rigueur et à l’érudition qui traversent l’ensemble de ces textes, et surtout à la force de la critique du mode vorace d’appropriation capitaliste. H.-S. Afeissa a raison d’en faire la perspective centrale de son ouvrage, et le critère à l’aune duquel juger le discours écologique contemporain.
par , le 11 décembre
– Afeissa, Hicham-Stéphane. Éthique de l’environnement : nature, valeur, respect. J. Vrin, 2007
– Afeissa, Hicham-Stéphane. Esthétique de l’environnement : appréciation, connaissance et savoir. J. Vrin, 2015.
– Bertrand Vaillant, « Écologistes, au travail ! », La vie des idées, 2023,
– Paul Guillibert, Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail, Amsterdam, 2023
– Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, Seuil, 2021
– David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, La découverte, 2013
– Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Wildproject, 2016
– John Bellamy Foster et Brett Clark, Le pillage de la nature, Éditions critiques, 2022
– Osborn, Fairfield, et Maurice Planiol. La planète au pillage. Payot, 1949.
Esteban Arcos, « L’épuisement du vivant », La Vie des idées , 11 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-epuisement-du-vivant
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Voir à cet égard la recension de Bertrand Vaillant, « Écologistes, au travail ! », du livre de Paul Guillibert Exploiter les vivants.