Recensé : Jean-Philippe Robé, Le Temps du monde de l’entreprise : globalisation et mutation du système juridique, Paris, Dalloz, 2015, 606 p., 45 €.
Si l’entreprise n’a pas d’existence juridique, elle a su détourner le droit des individus à son profit et elle constitue en soi un système légal autonome. Ces trois thèses forment le cœur d’un recueil d’articles en français et en anglais de l’avocat et enseignant à l’École de droit de Science Po Jean-Philippe Robé.
Malgré les répétitions propres à tout recueil d’articles, ce livre est une contribution majeure à la compréhension de l’entreprise, de ses dimensions juridiques et de ses rapports à l’État. Il prolonge utilement un ouvrage important publié en 1999 [1], dont il reprend de larges extraits.
Fantôme juridique
Alors que l’entreprise est devenue une institution centrale de nos sociétés, elle n’a aucune épaisseur juridique, explique J.-P. Robé. Ce qui existe pour les juristes, c’est une suite de contrats permettant de disposer de locaux, d’embaucher des salariés, de louer ou d’acheter des machines, d’emprunter de l’argent, de vendre des produits à des distributeurs, etc. La « société » a une existence juridique, mais ce n’est pas le cas de l’ « entreprise ». La distinction est importante.
L’État, bien évidemment, n’ignore pas cette nouvelle institution, et de nombreux droits sont apparus en réaction à l’entreprise, soit pour permettre son bon fonctionnement (droit des sociétés commerciales, droit de la distribution, droit boursier, etc.), soit pour en limiter les dégâts (droit du travail, droit de la consommation, droit de l’environnement, etc.). En un sens, soutient J.-P. Robé avec force, la bureaucratisation de l’État est une réponse à la bureaucratisation des entreprises.
Si les législateurs se sont battus un temps pour essayer d’encadrer juridiquement les sociétés commerciales, la bataille a rapidement vu des États peu regardants fiscalement (le Delaware ou le New Jersey aux États-Unis, le Luxembourg ou l’Irlande en Europe, et les paradis fiscaux partout dans le monde) servir de ports d’attache aux multinationales. Les grandes entreprises profitent pleinement de ce dumping juridique généralisé pour choisir leur environnement légal ; et les États de se trouver alignés sur une étagère de supermarché, contraints de mener des politiques libérales sous peine d’être boudés, attendant anxieusement d’être choisis par des entreprises essentiellement soucieuses de marges bénéficiaires. Les États se mettent ainsi en quatre pour permettre aux entreprises de se développer sur leur territoire et à l’échelle internationale – une « véritable “privatisation” de l’État » (p. 117), dénonce J.-P. Robé, qui prend la forme de subventions, d’aides à l’implantation d’usine, de financements de faveur et de voyages présidentiels à finalité commerciale sous l’égide de services diplomatiques reconvertis en VRP internationaux.
Comme l’explique l’auteur, l’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce ont été crées en grande partie en vue d’harmoniser les règles s’appliquant aux entreprises transnationales. Il n’empêche : de nos jours, les États semblent être bien plus contraints par le droit que les multinationales.
Un détournement du droit
J.-P. Robé montre avec force que les entreprises détournent à leurs fins propres les droits devant garantir l’autonomie de l’individu vis-à-vis de l’État. Pour le dire grossièrement, le système juridique hérité des Lumières, qui devait initialement contraindre l’État à servir l’individu, le contraint aujourd’hui à servir l’entreprise. En définissant des droits et des libertés auxquels l’État ne peut pas toucher (droit de propriété, liberté de mouvement, liberté de commerce, liberté de contracter, etc.), un tel système limite drastiquement son intervention.
En France, alors que la loi Le Chapelier était censée dissoudre les ordres opprimant les individus, le 19e siècle a vu la recréation d’ordres d’un type nouveau. Comme l’observe J.-P. Robé, si les associations (dont les syndicats) sont « interdites par le droit issu de la Révolution », 41 articles du Code civil (soit un article entier) traitent du contrat de société (p. 145). Un tel contrat n’est, fondamentalement, qu’un accord de volonté entre associés. Mais il a la particularité de conférer la « personnalité morale » à la société en question, qui devient un nouveau sujet de droit, indépendant et autonome.
En Europe et en Amérique du Nord, le privilège de la personnalité morale n’a longtemps été accordé qu’aux entreprises d’utilité publique, comme les sociétés de canaux ou de chemins de fer. Au milieu du 19e siècle, l’industrialisation et l’internationalisation des entreprises aidant, les systèmes juridiques ont été mis en concurrence et le droit des sociétés s’est progressivement libéralisé. C’est ainsi que les entreprises se vont vues accorder les mêmes avantages juridiques que les individus, mais à une échelle démesurée. Rompant avec la dispersion originelle des droits de propriété (redistribués par les décès, la vie des affaires, les faillites, etc.), ce nouvel ordre juridique permet à la société commerciale d’accumuler des droits de propriété colossaux et d’exercer des pouvoirs étendus sur l’ensemble du corps social. Les droits des individus, édictés pour leur permettre d’être libres et autonomes, ont été largement retournés contre eux par les entreprises et au bénéfice de celles-ci. Le droit de propriété, qui devait à l’origine assurer la liberté des citoyens, est devenu un moyen de les assujettir.
L’irresponsabilité sociale des entreprises
J.-P. Robé développe une conception pluraliste de l’ordonnancement juridique. Selon cette perspective, l’État n’a pas le monopole du droit et la société civile peut engendrer des systèmes juridiques autonomes, notamment sous la forme d’entreprises. Depuis une trentaine d’années, ces droits régissant en interne les entreprises sont interprétés largement au bénéfice de leurs actionnaires.
J.-P. Robé a des mots très durs contre la théorie de l’agence [2], qui postule que les actionnaires sont propriétaires de l’entreprise et peuvent en disposer à leur guise. Selon cette vision biaisée, aujourd’hui largement dominante, les entreprises sont au service des intérêts des actionnaires et c’est à l’État de prendre en charge les autres intérêts affectés par leur action. Les entreprises sont évaluées à l’aune de leurs profits financiers, non de leur utilité sociale, et tant pis si ces profits se font au prix d’externalités désastreuses pour les employés, le public et l’environnement. Alors que le droit de propriété et la liberté contractuelle sont normalement limités par le principe de responsabilité personnelle (les citoyens font ce qu’ils veulent avec leurs biens, mais ils sont pleinement responsables de leurs actions), les actionnaires entendent jouir des privilèges de la propriété sans être responsables des dommages causés par l’entreprise.
Dire que les actionnaires sont propriétaires de l’entreprise est aussi absurde que d’affirmer que les contribuables sont propriétaires de l’État. En réalité, précise J.-P. Robé,
l’entreprise n’étant pas un objet de droit, elle n’est pas susceptible d’être la propriété de qui que ce soit.
Les actionnaires ne sont pas propriétaires des actifs de l’entreprise ; ils « ne sont propriétaires que des actions, ce qui est très différent » (p. 109, je souligne), car cela ne leur donne aucun droit de regard sur la conduite de l’entreprise. Et s’ils souhaitent se comporter en propriétaires des actifs et peser sur la manière dont ces actifs sont utilisés, alors leur responsabilité ne peut plus être limitée à leur apport financier.
Afin d’imposer aux actionnaires et aux dirigeants la responsabilité juridique de leurs décisions, J.-P. Robé préconise « la constitutionnalisation du pouvoir privé » ; autrement dit, parce que « le droit réel est, pour l’essentiel, une production privée » (p. 388), il faut le ramener dans le giron des législateurs publics – « comme on a réussi à faire de l’État un État de droit » (p. 395). Tâche immense, singulièrement compliquée par la mondialisation, que l’on espère voir détaillée dans les prochains écrits de l’auteur.
Cette victoire des actionnaires ne signifie pas, néanmoins, que les entreprises soient complètement soumises à la logique financière. Discutant de l’entreprise comme ordre juridique autonome, J.-P. Robé rappelle que les salariés sont souvent les premières victimes de la financiarisation des entreprises – le cas d’Airbus, qui compte supprimer plus de 1000 postes alors que l’entreprise est bénéficiaire et que ses carnets de commandes sont « pleins à craquer », est à cet égard édifiant. J.-P. Robé aurait pu ajouter que, face à la logique du profit des actionnaires et des créanciers, les employés et les cadres ont longtemps défendu une logique de la production et du service. Et jusqu’à la fin des années 1970, ils ont généralement réussi à faire prévaloir leurs vues. Henri Ford l’avouait lui-même : « on a cru que les entreprises existaient pour le profit. C’est faux. Les entreprises existent pour rendre service » [3]. Si les législateurs ont le devoir de rappeler cette vérité première aux actionnaires, c’est aussi celui des salariés.