Un spécialiste anglais de l’Égalité des chances affirmait récemment [1] : « Aimhigher will never end ». Aimhigher, ce programme d’égalité des chances d’accès à l’enseignement supérieur, introduit par le gouvernement travailliste en 1999 et généralisé en 2004 à toutes les universités, prend pourtant officiellement fin le 31 juillet 2011. À partir de cette date, les universités cesseront de recevoir les financements extraordinaires délivrés par l’HEFCE (Higher Education Funding Council for England), l’agence nationale de financement des universités, à des fins d’ouverture sociale.
Ces subventions ayant largement contribué au développement des postes de chargés de mission Égalité des chances dans les universités, leur nombre connaît en ce moment même une réduction substantielle, même si très variable selon les établissements. Doit-on en conclure que le gouvernement anglais renonce à la poursuite d’une meilleure égalité des chances d’accès aux études supérieures ? On pourrait le croire.
Les toutes dernières mesures annoncées par le gouvernement viennent toutefois bouleverser la donne. Bien loin d’une disparition des actions en faveur de l’égalité des chances, celles-ci semblent plutôt préfigurer leur renforcement ainsi que leur pérennisation sur le très long terme. S’agit-il d’une stratégie de communication des Conservateurs destinée à diminuer la frustration liée à la disparition d’Aimhigher ? Assiste-t-on au contraire à un véritable changement de paradigme des politiques publiques ? Seule l’observation dans la durée du comportement des universités permettra de répondre à cette question. La tension qui règne en Angleterre entre autonomie et contrainte institutionnelle n’a en tout cas jamais été autant travaillée par les enjeux d’égalité des chances.
De la naissance d’Aimhigher…
Dans le monde de l’enseignement supérieur, l’arrivée au pouvoir des travaillistes en 1997 marque le passage d’une pure logique de massification (increasing participation) à une logique de diversification (widening participation). En 1999, deux annonces viennent confirmer et concrétiser ce changement de paradigme de politiques publiques : l’objectif de mener 50 % d’une classe d’âge à l’université d’ici 2010 ; et la création d’un budget public dédié à la diversification sociale de la population étudiante.
Le programme national Aimhigher, lancé officiellement en 2004, réunit deux programmes créés en 1999, Excellence in the Cities (EiC) et Partnerships for Progression (P4P). Leur mot d’ordre : élever les aspirations (raising aspirations) des élèves défavorisés en rapprochant les établissements du Supérieur et ceux du Secondaire, et en multipliant les actions conjointes. Ces actions, généralement qualifiées d’outreach, consistent à aller rechercher (reach) au-dehors de l’université (out) les futurs étudiants d’origine défavorisée. Comment ? En élevant leur désir de faire des études supérieures et en leur montrant qu’un tel choix est possible. Qui ? Tous ceux qui, si rien n’est fait, risquent de ne pas faire le choix de l’enseignement supérieur : ceux dont les parents n’ont pas fait d’études, qui vivent dans un quartier dans lequel quasiment personne n’accède à l’université, ou encore qui sont confrontés à des barrières de toutes sortes les dissuadant de faire un tel choix (pauvreté, handicap, etc.). Les cibles d’Aimhigher sont très larges : enfants défavorisés des écoles primaires et secondaires, adultes peu qualifiés, handicapés, enfants pris en charge par l’assistance publique, minorités ethniques sous-représentées à l’université, etc. Les activités d’Aimhigher visaient à pousser tous ces groupes vers l’université en leur donnant envie d’y accéder. Dans ce programme, c’est ainsi la motivation qui se trouvait largement privilégiée au détriment de ce que l’on appelle en France l’accompagnement scolaire.
Avec Aimhigher, le New Labour a ainsi voulu mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle l’élévation des aspirations entraîne naturellement une hausse des résultats des élèves. Plus de douze ans ont passé depuis l’introduction des premiers financements nationaux ayant accompagné l’émergence, puis le développement dans toutes les universités britanniques, de toute une palette d’activités en faveur des élèves défavorisés du primaire et du secondaire. Ces actions ne se limitaient pas au ciblage et à l’accompagnement d’une poignée d’élèves au potentiel de réussite très élevé, comme c’est souvent le cas en France avec les Cordées de la réussite, mais bénéficiaient à une proportion substantielle des jeunes de milieux défavorisés. Approchés dans leur établissement scolaire, ceux-ci se voyaient offrir des opportunités de découvrir les formations universitaires (taster days, summer schools), de renforcer leur motivation au quotidien avec l’aide d’étudiants tuteurs (associates program) ou encore d’améliorer leur performance scolaire par des cours de soutien pour les plus en difficulté (booster classes) ou par des cours préparatoires pour les meilleurs (excellence classes). Ils étaient aussi invités à découvrir les métiers en participant à des stages professionnels ou à des déjeuners réunissant des étudiants et des professionnels. Extrêmement variées, les actions d’Aimhigher exprimaient ainsi la relative autonomie de chaque équipe locale.
… à sa disparition, le 31 juillet 2011
La fin d’Aimhigher, qui a eu lieu le 31 juillet 2011, marque la fin d’un véritable mouvement national. La force de ce mouvement résidait dans la contrainte qu’il faisait peser sur la totalité des universités britanniques via ses conditions de financements. Chaque établissement recevait en moyenne un million d’euros par an pour ses dépenses en faveur de l’égalité des chances – avec de grandes variations selon le volume d’étudiants. L’équipe locale Aimhigher, composée d’universitaires et de chargés de mission, devait ensuite élaborer une stratégie d’action, organiser le suivi des bénéficiaires et produire des bilans annuels. Les stratégies mêlaient des actions d’outreach consistant à aller au-devant des élèves défavorisés dans les établissements du Primaire et du Secondaire, et des activités dites d’inreach ciblant les étudiants défavorisés au sein même de l’université. Les équipes bénéficiaient d’une liberté importante quant au contenu de leur stratégie, qui devait toutefois être validée à la fois par la direction de l’université et par l’OFFA (Office For Fair Access, l’agence nationale en charge d’un « accès équitable » à l’enseignement supérieur).
Les résultats d’Aimhigher sont à la fois évidents et discutables. Le Comité Dearing (1996-1997), à l’origine de ce programme, avait souhaité privilégier une approche qualitative sur une approche quantitative et ses recommandations n’étaient pas associées à un mode d’évaluation précis. Comment mesurer, en effet, quelque chose d’aussi subjectif que « l’élévation des aspirations » ? Des chercheurs ont bien essayé de mesurer quantitativement le lien entre aspirations et réussite académique, mais les résultats divergent selon les études et personne n’a encore travaillé sur une échelle suffisamment grande pour être en mesure de démontrer l’existence d’un tel lien.
Pour autant, Aimhigher a très vite obtenu une reconnaissance générale assez surprenante. Les enseignants du secondaire l’ont plébiscité tout comme la plupart des universitaires ; les journalistes l’ont désigné comme « la plus grande réussite du New Labour » et même le parti Conservateur a reconnu l’intérêt de ce programme. Pourquoi une telle unanimité ? Deux raisons peuvent être soulignées : tout d’abord, l’égalité des chances et la mobilité sociale constituent des valeurs très consensuelles en Grande-Bretagne et, plus généralement, dans le monde anglo-saxon ; ensuite, les statistiques démontrent que l’ouverture sociale des universités britanniques n’a cessé de s’accroître depuis 1998. Dès lors, pourquoi supprimer un programme qui marche et que tout le monde approuve ? Et d’ailleurs, pourquoi tout le monde semble persuadé que, malgré la disparition des financements, « Aimhigher will never end » ? En réalité, la fin d’Aimhigher ne signifie pas la fin des activités de diversification de la participation (widening participation policies). Elle marque plutôt leur réorganisation et leur adaptation à une autre grande réforme qui affecte aujourd’hui les universités britanniques : la hausse des frais d’inscription jusqu’à 9000 Livres Sterling par an.
L’élévation des frais d’inscription… au service de l’égalité des chances ?
De façon assez surprenante, c’est en référence à des valeurs d’équité et de justice sociale qu’a été introduite la première hausse significative des frais d’inscription à l’université en Angleterre. Comment peut-il être considéré comme juste de contraindre les étudiants à payer des sommes plus élevées pour leurs études ? Le New Labour de Tony Blair avait formulé le problème en sens inverse : comment peut-on considérer comme juste que les étudiants ne paient pas des frais d’inscription plus élevés ?
Son raisonnement ne ciblait pas les étudiants les plus démunis mais, au contraire, les plus riches. En Angleterre, un enfant issu d’une famille aisée ne suit généralement pas le même parcours qu’un élève d’origine moyenne ou populaire. Pour le dire simplement : tout son parcours se déroule dans des établissements privés et très chers, tandis que tout le parcours des autres élèves a lieu dans des écoles publiques gratuites. Cela commence dès l’école primaire avec les « prep schools » (écoles primaires préparatoires) et se poursuit dans le secondaire et le post-secondaire avec les « independant schools ». La conséquence pourrait n’être que mineure du point de vue de la justice sociale si les écoles privées ne fournissaient pas l’essentiel de leurs effectifs aux universités prestigieuses. C’est là que le bât blesse : malgré l’unification de l’enseignement supérieur en 1992 avec la création d’un statut unique d’université pour tous les établissements, les universités sont rattrapées par la division très forte entre les écoles publiques et privées dans le primaire et le secondaire.
Dès lors que la majorité des élèves accédant aux universités les plus élitistes proviennent d’établissements privés payants, on peut considérer comme injuste qu’ils ne paient pas de frais d’inscription élevés. La quasi gratuité d’Oxford et de Cambridge (jusqu’en 1998) pouvait même apparaître comme une forme de discrimination en faveur des riches, sans compter que ces deux universités coûtaient alors bien plus cher à l’État que toutes les autres du fait de leur programme de tutoring. Cette différence purement pédagogique consistant à offrir à chaque étudiant le soutien individualisé et régulier d’un enseignant leur permettait en effet, jusqu’à une réforme récente, d’obtenir des financements supplémentaires auprès du Ministère des Finances. Pour corriger ces « inégalités », le gouvernement de Tony Blair a choisi d’augmenter les frais d’inscription et de les adosser aux revenus des parents [2]. Cette augmentation aurait pu ne concerner que les universités les plus élitistes qui recrutent majoritairement dans les écoles privées. Mais une telle différentiation entre universités n’aurait pas manqué de créer une division au sein de l’enseignement supérieur proche de celle qui existait avant la réforme de 1992. Tel fut du moins l’argument de Tony Blair lorsqu’il se prononça en faveur d’une hausse généralisée des frais d’inscription à l’université.
Depuis 1998, l’Angleterre a connu deux nouvelles hausses des frais d’inscription. En 2004, le gouvernement vote les « frais variables d’inscription » allant jusqu’à 3000 Livres Sterling par an. Mais la réforme la plus importante a été annoncée en 2010 et va affecter les universités à partir de l’année 2012-13. Pour la première fois, celles-ci seront autorisées à exiger des frais d’inscription allant jusqu’à 9000 Livres Sterling par an (10 500 euros environ). De nombreux commentateurs qualifient cette réforme de véritable « révolution » et considèrent qu’il s’agit de la transformation de l’enseignement supérieur la plus importante depuis 1919, lorsque l’University Grant Council avait été créé afin de constituer les universités en service public. Il existe d’ailleurs actuellement en Angleterre une tentation grandissante, dans certains milieux conservateurs, en faveur d’un retour à la situation pré-1919 ; deux universités ont même annoncé récemment leur intention de devenir entièrement privées. Cela leur permettrait notamment d’échapper aux mécanismes de gouvernance liés aux financements publics, dont les exigences formelles en matière d’ouverture sociale.
Les contrats d’équité : vers une égalité des chances « à la carte » ?
Une telle décision pourrait paraître surprenante dans le contexte actuel : l’élévation légale des frais d’inscription correspond à un retrait proportionné des financements publics de l’État, sur lesquels celui-ci s’appuyait jusque-là pour contraindre les universités. Alimentées par les frais d’inscription payés par les étudiants, les universités britanniques ne seraient-elles pas déjà en train de redevenir… privées ? En réalité, on assisterait simplement à une réorganisation des modalités du « gouvernement à distance ». Le Premier Ministre a ainsi annoncé en janvier dernier que l’élévation des frais d’inscription serait automatiquement associée à une augmentation des actions en faveur de l’égalité des chances au sein de chaque université. Ainsi la contrainte ne reposerait-elle plus sur l’emploi des fonds publics, mais sur les conditions d’utilisation des frais d’inscription prélevés par les universités. La nouvelle règle s’énonce de la façon suivante : toute université qui choisit d’établir des frais d’inscription supérieurs à 6.000£ par an (c’est déjà le cas de toutes les universités existantes) devra investir entre 15 et 30 % des revenus ainsi dégagés au-delà des 6.000£ initiaux dans des actions en faveur de l’égalité des chances. Les universités les plus diversifiées socialement pourront ne consacrer que 15% des bénéfices, tandis que les moins diversifiées devront investir au moins 30% de cette somme [3].
Cet engagement, formalisé dans des Access Agreements (contrats d’équité) passés entre chaque université et l’OFFA, vise à maintenir dans toutes les universités une panoplie d’actions d’outreach et d’inreach similaires à celles développées dans le cadre d’Aimhigher. De telles activités ne seraient dorénavant plus perçues comme exceptionnelles, comme c’est le cas dans le cadre d’un programme temporaire mené par le gouvernement central, mais deviendraient partie intégrante du fonctionnement des universités britanniques. Telle est du moins l’intention affichée du « White Paper » Students at the heart of the system que le gouvernement de David Cameron vient de publier. Aux yeux de ses détracteurs, en revanche, il s’agit rien de moins que d’un tour de passe-passe destiné à faire digérer l’élévation des frais d’inscription et la suppression d’Aimhigher.
Il faut dire que les chercheurs et les praticiens de l’égalité des chances espéraient sur ce sujet une mobilisation plus forte des Libéraux Démocrates au sein de la coalition gouvernementale. On raconte ainsi sur certains blogs que Simon Hugues, nommé « défenseur de la mobilité sociale » par le gouvernement Cameron, prépare des « propositions » qu’il va bientôt remettre à David Cameron. Certains espèrent même qu’il va imposer aux universités le modèle Texan consistant à recruter les meilleurs x % de chaque type d’établissement secondaire. Il devra en tout cas aider le gouvernement à concrétiser sa promesse de mettre en place un nouveau système de bourses universitaires d’ici à 2014-15, ainsi qu’à remplacer le vide généré par la suppression récente de l’Educational Maintenance Allowance qui permettait aux étudiants d’origine défavorisée de recevoir jusqu’à six cents euros par mois.
Conclusion
En Angleterre, l’enjeu d’égalité des chances d’accès à l’enseignement supérieur révèle tout particulièrement la tension entre autonomie et contrainte institutionnelle. Les propositions du gouvernement Cameron valorisent l’autonomie tout en établissant un système de contrainte moins direct que celui utilisé dans le cadre du programme Aimhigher. Au niveau rhétorique, les intentions du gouvernement semblent tenir la route et pourraient même préfigurer l’avènement d’une nouvelle ère dans l’égalité des chances. Selon la version la plus optimiste, les institutions universitaires intègreraient au sein même de leur fonctionnement les actions d’outreach et d’inreach en faveur des jeunes défavorisés, concourant ainsi à des résultats plus réguliers car moins dépendants des efforts de l’État. Une version plus pessimiste, en revanche, peut conduire à imaginer un accroissement des inégalités d’accès au supérieur. Le manque de précision des règles encadrant les Access Agreements, en particulier, ouvre la voie à un sérieux retrait des universités les plus sélectives en matière d’égalité des chances. Ainsi la dernière réforme des universités britanniques, aujourd’hui à mi-chemin entre rhétorique et réalité, risque de déboucher sur le pire.