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Entretien Économie

L’économie de la décarbonation
Entretien avec Peter Christensen


par Thomas Vendryes , le 7 février
traduit par Ariel Suhamy
avec le soutien de CASBS



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Alors que les pouvoirs publics semblent pour l’instant vouloir privilégier l’incitation plutôt que la contrainte pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, les économistes développent des outils de plus en plus performants pour mesurer l’efficacité de ces politiques.

Peter Christensen est un microéconomiste qui étudie comment les politiques publiques et les interventions technologiques peuvent être utilisées pour améliorer les résultats sociaux et environnementaux dans les villes du monde entier. Il a consacré sa bourse 2023-24 à des travaux expérimentaux sur les mécanismes comportementaux qui sous-tendent les impacts des stratégies de décarbonation dans les secteurs des transports et des bâtiments, ainsi qu’au développement d’une base de données probantes qui peut aider à guider les décisions politiques en matière de politique climatique équitable. M. Christensen est professeur associé à l’université de l’Illinois, à Urbana-Champaign. Il dirige BDEEP, une équipe de recherche qui combine la science des données et les méthodes économiques au National Center for Supercomputing Applications. Il est chercheur au National Bureau of Economic Research et membre du corps enseignant du Poverty Action Laboratory (J-PAL).

La Vie des idées  : Comment les économistes peuvent-il contribuer à lutter contre le changement climatique ?

Peter Christensen : La première chose que je dirais à ce sujet est que le changement climatique est un problème vaste et complexe, bien sûr. La voie que nous suivons pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre, et potentiellement pour parvenir à zéro émission d’ici le milieu du siècle, est un défi absolument énorme. La science évolue sans cesse. Et cela va vraiment exiger, et a déjà exigé, un effort interdisciplinaire.

Des politiques sont élaborées dans le monde entier. Nous devons non seulement nous appuyer sur des projections ex ante des types de politiques qui nous permettront potentiellement d’atteindre le niveau zéro et de réduire les émissions de manière rentable, mais nous devons également vérifier ces politiques à l’aide d’évaluations ex post. Pour y parvenir, nous avons besoin d’un guide. Nous devons comprendre quel portefeuille de politiques et de programmes mettre en œuvre. Mais ensuite, étant donné que nombre de ces programmes sont totalement inédits, que les technologies évoluent en permanence et, bien sûr, que le comportement humain est au centre du problème, nous devons assurer un suivi au fur et à mesure que les politiques et les programmes sont mis en œuvre. Nous devons donc suivre la mise en œuvre des politiques et des programmes et les évaluer très soigneusement afin de comprendre, en particulier dans cette phase initiale où des investissements très importants sont réalisés, quels sont les plus rentables ? Quels sont leurs effets sur la répartition, aux États-Unis et dans le monde ? Comment sont-ils mis en œuvre de manière équitable ? Nous pourrons ainsi affiner le portefeuille de politiques et de programmes grâce à l’apprentissage au cours des deux prochaines décennies. L’économie est vraiment au centre de la partie évaluation. Ce n’est pas le seul domaine qui y travaille, mais grâce à des innovations méthodologiques très importantes au cours des deux dernières décennies, nous avons aujourd’hui pour la première fois la capacité de développer de manière rigoureuse et crédible une base de données probantes qui puisse guider l’élaboration des politiques.

La Vie des idées : Quels sont les critères utilisés par les économistes pour évaluer les politiques climatiques ?

Peter Christensen : Le principal critère d’efficacité que les économistes utilisent actuellement pour évaluer les politiques climatiques est leur rentabilité. Sans entrer dans les détails, nous voulons réfléchir à la valeur de la réduction des émissions de gaz à effet de serre en termes de dommages futurs évités. Et nous voulons comparer cette valeur au niveau de dépenses d’un programme donné. Étant donné qu’il existe de nombreux programmes potentiels différents pouvant être mis en œuvre pour modifier le comportement des entreprises, des ménages et des individus qui interagissent avec l’économie, et pour restructurer l’économie mondiale, nous voulons comparer les différents types d’approches sur la base de ce genre de critères fondamentaux de coût-bénéfice.

La Vie des idées : Quelles incitations pourraient rendre ces politiques plus efficaces ?

Peter Christensen : Il existe une base de données qui s’étoffe très rapidement en ce moment, concernant les impacts des programmes incitatifs, des instruments basés sur le marché, des nudges  ; ce que nous devons vraiment comprendre, cependant, ce n’est pas seulement les types de programmes, de politiques et d’interventions qui conduisent à de petits changements en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais ceux qui conduisent à de très grands changements, qui ont des retombées sur l’économie, qui ont des effets complémentaires, qui induisent une restructuration plus poussée en termes de transition énergétique.

Cependant, face à un problème aussi complexe, nous devons vraiment adopter une approche expérimentale. De nombreuses politiques et de nombreux programmes seront élaborés sur une base relativement faible d’informations, car la transition énergétique, par définition, nous conduira à des situations qui échappent à l’échantillon, qui sont en dehors de notre capacité à prédire dans le cadre de nos modèles standard. Cela vaut pour le marché du travail, pour l’innovation technologique et pour la compréhension des dommages causés par le changement climatique.

Donc, oui, nous disposons de bonnes informations. Elles évoluent constamment. De nombreuses personnes travaillent sur ce sujet et il y a des raisons d’être optimiste, en particulier avec le développement de nouveaux outils et de nouvelles méthodologies. Cela dit, nous devons vraiment adopter une approche qui permette un certain nombre d’échecs politiques, c’est-à-dire des choses que nous pensions efficaces et qui ne l’ont pas été. Le véritable échec, en termes d’incapacité à atteindre les réductions d’émissions nécessaires, serait d’avoir des politiques et des programmes qui n’atteignent pas leur objectif, sans que nous en rendions compte. C’est là que l’évaluation entre en jeu : elle nous permet de savoir. C’est un changement radical par rapport à notre situation actuelle sur le plan méthodologique, en ce qui concerne notre capacité à apprendre rapidement, à diffuser les informations, à affiner les politiques, à apporter des changements et à augmenter ce qui fonctionne, à réduire ce qui ne fonctionne pas, à diffuser, à enseigner, à transférer des technologies et des programmes dans le monde entier et à travailler ensemble, ce qui diffère de la science que nous avons jamais eue, et qui s’est essentiellement développée au cours des deux ou trois dernières décennies. Nous sommes sur la bonne trajectoire scientifique.

La Vie des idées  : Qu’est-ce que vos instruments révèlent au sujet des politiques actuelles du climat ?

Peter Christensen : Nous disposons aujourd’hui d’une série d’outils que nous n’avions pas il y a vingt ans. À mon avis, et je pense que c’est aussi l’avis de beaucoup de ceux qui développent les outils et les appliquent, il s’agit d’une transformation. J’aime utiliser la métaphore du microscope pour développer la théorie microbienne de la maladie. Nous sommes désormais en mesure de mettre en œuvre une politique ou un programme de décarbonisation et d’attribuer directement les réductions d’émissions à ce programme particulier. En d’autres termes, nous pouvons dissocier les effets d’un programme particulier des nombreuses autres tendances qui affectent simultanément les activités de production et de consommation à l’origine de la pollution. C’est extrêmement puissant, car lorsque nous sommes en mesure de faire cette attribution directe (plutôt que de mettre en œuvre une politique et d’observer ensuite simplement les tendances des émissions), nous sommes en mesure de comprendre ce qui fonctionne, quelle est l’ampleur spécifique de la réponse. Nous avons besoin de comprendre les ordres de grandeur, car nous devons savoir à quel point nous sommes proches d’atteindre nos objectifs et nos engagements dans le cadre, par exemple, de l’accord de Paris sur le climat. Il y a différents pays qui agissent dans cet espace, qui font des investissements très importants pour décarboner leurs économies, ils doivent absolument être en mesure de faire une attribution directe entre les programmes qui sont mis en œuvre et les réductions d’émissions qui sont réalisées. Cela, nous ne pouvions tout simplement pas le faire de manière rigoureuse il y a vingt ans. Aujourd’hui, nous pouvons le faire.

Là où je vois un grand potentiel, c’est dans la relation entre les outils de mesure et les méthodes qui sont développées, par exemple la télédétection utilisant l’imagerie satellite, l’extraction de données à partir de téléphones mobiles, les marchés numériques où les producteurs et les consommateurs révèlent des informations sur les préférences, sur les comportements, notre capacité à mesurer les émissions de toutes les voitures sur la route ou de la flotte de transport. Notre capacité à effectuer des mesures a connu un changement radical au cours des deux dernières décennies. Parallèlement, les outils statistiques que nous utilisons pour comprendre et quantifier l’impact direct d’une politique sur ces résultats ont connu une évolution considérable. L’un ou l’autre de ces outils pris isolément serait puissant, mais les deux ensemble sont très complémentaires et nous mènent à un point complètement différent en termes de recherche potentielle et de vitesse à laquelle nous pouvons apprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas à de très grandes échelles.

La Vie des idées : Comment améliorer la collaboration entre économistes et décideurs politiques ?

Peter Christensen : Dans cette phase de la lutte contre le problème climatique, où nous mettons en œuvre de nombreux programmes à une échelle beaucoup plus grande qu’auparavant et où nous devons simultanément apprendre très rapidement, nous avançons sur la courbe S en ce qui concerne notre capacité à décarboner l’économie. Cela signifie un apprentissage rapide qui va dépendre de l’efficacité avec laquelle nous pouvons collaborer entre la politique et la science. Ce à quoi cela ressemble dans la pratique dépend de la question en jeu et de la communauté concernée. Mais dans mon domaine de recherche, cela se traduit par des partenariats qui permettent aux chercheurs de s’impliquer dès les premières étapes de la conception et de la mise en œuvre d’une politique, afin que nous puissions commencer à mesurer et à évaluer le rapport coût-efficacité et divers impacts de cette politique au fur et à mesure qu’elle est mise en œuvre, et fournir des informations. Cela permet ensuite aux décideurs politiques d’affiner ou de tester leurs propres idées ou les nôtres sur la manière d’intervenir pour rendre la politique plus efficace.

On me demande parfois si je suis optimiste, compte tenu du niveau de compréhension que l’économie a développée, ainsi que d’autres domaines, concernant ce qui pourrait fonctionner ou pas pour parvenir à des réductions d’émissions à faible coût et nous faire progresser dans la transition énergétique. Je dirais qu’il y a de vraies raisons d’être pessimiste et de vraies raisons d’être optimiste. Il est encore tôt. Nous n’avons évidemment pas beaucoup de temps, nous n’avons pas la possibilité de passer deux décennies de plus à attendre de voir ce qui va se passer, donc, comme pour tout autre problème critique, cela dépend du moment particulier et du défi qui peut conduire à un moment de pessimisme ou à un moment d’optimisme. Mais j’ajouterai que, pour moi qui suis impliqué dans la science de l’évaluation, ce que nous avons pu développer au cours des deux dernières décennies et la position dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui en termes de mesure et d’évaluation et de conduite de recherches crédibles, pour comprendre les impacts directs et plus larges de la politique climatique, tout cela est tout simplement stupéfiant. Cela me mobilise tous les jours, principalement parce que le problème me tient à cœur, mais aussi parce qu’il s’agit d’un domaine d’innovation intense qui enthousiasme beaucoup d’entre nous. Nous avons là une opportunité énorme. Je suis impatient de voir où cela va nous mener demain et l’année prochaine, et tout au long de ma vie professionnelle.

Montage : Benjamin Quenton

par Thomas Vendryes, le 7 février

Pour citer cet article :

Thomas Vendryes, « L’économie de la décarbonation. Entretien avec Peter Christensen », La Vie des idées , 7 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-de-la-decarbonation

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