Figure majeure de la sociologie économique, Mark Granovetter publie un ouvrage qui, sur les pas de Max Weber, cherche à transcender les frontières disciplinaires pour offrir une compréhension globale de l’économie.
Figure majeure de la sociologie économique, Mark Granovetter publie un ouvrage qui, sur les pas de Max Weber, cherche à transcender les frontières disciplinaires pour offrir une compréhension globale de l’économie.
La « nouvelle sociologie économique » est un courant de recherche porté depuis les années 1980 par des sociologues considérant que les modèles théoriques de la science économique néo-classique ne sont pas satisfaisants, et qu’il faut étudier les activités économiques en mobilisant les ressources des sciences sociales dans leur ensemble, notamment l’analyse des réseaux sociaux (entendue comme l’étude des relations concrètes entre les personnes ou les groupes).
Déjà connu auparavant pour une thèse remarquable sur le marché du travail et un article majeur sur la force des liens faibles, Mark Granovetter est devenu une figure fondatrice de ce courant avec un article publié en 1985 sur l’encastrement des activités économiques dans les structures sociales. Granovetter a beaucoup écrit depuis, exploré les débuts de l’industrie électrique aux États-Unis, le fonctionnement de la Silicon Valley, et abordé bien d’autres sujets, mais il avait annoncé dès le début des années 1990 le projet de ce livre dont le titre inversait intentionnellement les termes du classique de Max Weber. Ce livre paraît enfin, sous la forme de deux volumes, dont celui-ci constitue la partie théorique, le second devant présenter des études de cas plus empiriques.
Dans le premier chapitre, qui est une introduction générale, l’auteur présente son projet comme dépassant la seule sociologie économique : « j’espère contribuer à une compréhension de l’économie d’une manière qui transcende les frontières disciplinaires et qui, par conséquent, ne se soucie guère de l’origine intellectuelle des idées utiles » (p. 1).
Il distingue trois niveaux de phénomènes économiques à expliquer : l’action économique individuelle, les modèles d’action au-delà du niveau des individus et les institutions économiques. Les réseaux sociaux font le lien entre ces niveaux de déploiement des phénomènes.
Il critique symétriquement les conceptions purement individualistes ou au contraire holistes, montrant qu’au-delà de leurs contradictions, elles convergent sur une conception atomiste de l’action sociale : « les deux partagent une conception de l’action comme produite par des acteurs atomisés. Dans le récit sous-socialisé, l’atomisation résulte d’une poursuite étroite de l’intérêt personnel ; dans le récit sur-socialisé, de modèles comportementaux ayant été intériorisés et donc peu affectés par les relations sociales durables » (p. 13). Pour définir sa position, il reprend en particulier mot pour mot deux phrases de son article de 1985 :
« Les acteurs [individuels] n’agissent ni ne décident comme des atomes en dehors de tout contexte social, pas plus qu’ils n’adhèrent servilement à des destins écrits pour eux par l’intersection des catégories sociales auxquelles ils appartiennent. Leurs tentatives d’actions intentionnelles sont plutôt encastrées dans le système concret des relations sociales » (p. 14).
Pour lui, les réseaux sont pour les individus des ressources autant que des contraintes, l’encastrement n’étant ni une dissolution ni un déterminisme, mais une dépendance. Il distingue trois formes d’encastrement : relationnel (« la nature des relations que les individus entretiennent avec d’autres individus spécifiques », p. 17) ; structurel (« l’impact de la structure globale du réseau dans lequel les individus sont encastrés », p. 18) et temporel (« Dans les relations sociales, les êtres humains ne partent pas de zéro chaque jour, mais engagent dans chaque nouvelle interaction l’héritage des interactions précédentes », p. 19).
Cette dense introduction se termine sur une conception des comportements individuels qui peuvent être « instrumentalement rationnels ou non, égoïstes ou non, et orientés vers l’économie ou la société » (p. 20), ce qui l’amène à critiquer point par point la conception classique de l’homo œconomicus.
Le chapitre sur les constructions mentales aborde les normes sociales, les valeurs et l’idée d’« économie morale » reprise de l’historien Edward P. Thompson. Les normes sont distinguées des valeurs, considérées comme plus générales : « Les "normes" sont des principes que les gens reconnaissent, et parfois suivent, au sujet de la façon correcte, appropriée ou "morale" de se conduire, et ces principes sont socialement partagés et appliqués de façon informelle par d’autres. Les "valeurs" sont des conceptions plus globales sur ce que sont le bien vivre et la bonne société, à partir desquels on peut, en principe, déduire les normes plus spécifiques et orientées selon les situations ». (p. 27). L’« économie morale » est un ensemble cohérent de normes concernant l’économie.
Dans le chapitre suivant, l’auteur distingue et commente la confiance fondée sur les relations personnelles, celle qui résulte de « l’appartenance à des groupes ou réseaux », celle qui a des sources institutionnelles, et enfin celle qui repose sur les normes. Il insiste sur le fait que la confiance présente toujours une part d’imprévisibilité et sur l’importance de distinguer les niveaux de déploiement des phénomènes. Revenant sur l’importance des réseaux dans la construction et l’entretien de la confiance, il résout le problème des niveaux d’action en introduisant ce que l’on pourrait appeler les chaînes relationnelles :
un peu de confiance voyage loin : si les gens peuvent faire confiance à ceux avec qui ils ont des liens indirects [1], alors la taille des structures dans lesquelles la confiance s’étend bien au-delà de ce qui serait possible si seuls des liens directs pouvaient être efficaces. (p. 87)
Il distingue ensuite différents types de pouvoirs selon qu’ils se fondent sur la dépendance, la légitimité, ou la capacité à influer sur la définition de la situation par les acteurs, les trois étant combinés dans les situations concrètes. Pour analyser les situations de pouvoir, il met l’accent sur les interactions, sur la position dans les réseaux et sur les contextes socio-historiques :
Les personnes qui exercent un pouvoir fondé sur la dépendance (le contrôle des ressources que d’autres jugent critiques), l’autorité légitime ou le contrôle des agendas publics semblent souvent, aux yeux de ceux qui sont sous leur emprise, avoir des compétences et une efficacité uniques, et ce peut être en effet le cas. Mais, si nous prenons du recul par rapport à la situation immédiate, nous pouvons constater que les circonstances historiques, politiques et économiques ont joué un rôle considérable en plaçant ces personnes, aussi compétentes soient-elles, dans des situations qui leur permettent de déployer leur pouvoir. (p. 126).
Les deux derniers chapitres traitent des institutions, définies comme « des ensembles de modèles persistants qui définissent comment certaines actions sociales spécifiques sont et devraient être menées » (p. 136).
Granovetter se refuse à définir une typologie d’institutions ou des critères standards : « Dans des contextes donnés, nous pouvons voir empiriquement comment les activités sont regroupées et nous pouvons prendre ces groupements concrets comme point de départ pour l’analyse. » (p. 139). Il aborde ensuite la question du lien entre ces institutions et l’action individuelle et présente un modèle de l’action. Celle-ci est contrainte par des configurations structurelles qui produisent un ensemble restreint de possibilités relativement équivalentes sur lesquelles les acteurs, s’appuyant sur leurs ressources et leurs réseaux, peuvent peser pour privilégier l’une ou l’autre. L’objectif est alors de
déterminer pour un pays ou une région quels sont les cadres alternatifs ou « logiques » que les acteurs sont susceptibles de choisir dans l’organisation de l’activité économique et qui semblent conceptuellement disponibles, de déterminer dans quelle mesure ils sont séparés et autonomes les uns des autres ou se chevauchent, d’expliquer comment cette gamme particulière ou « menu » d’options est née, et de théoriser le processus par lequel les acteurs élaborent à partir de ces matériaux disponibles des solutions pour les problèmes économiques auxquels ils sont confrontés. (p. 192)
Je me suis efforcé de résumer à grands traits la trame générale du livre en m’appuyant le plus possible sur les propos de l’auteur lui-même. Mais je n’ai pas évoqué les très nombreux travaux, théoriques ou empiriques, qui sont méticuleusement examinés et discutés pour étayer les propositions présentées au fil des chapitres. Chaque assertion est ainsi argumentée avec précision dans le style sobre, lumineux et précis que connaissent ceux qui sont familiers des textes de Mark Granovetter. On y retrouve les idées défendues depuis longtemps par l’auteur, avec des éclaircissements, des compléments, notamment sur les institutions, et la présentation d’un cadre d’ensemble qui devrait être extrêmement précieux pour tous ceux qui effectuent des recherches sur les activités économiques.
L’auteur pourrait-il améliorer ce cadre d’analyse ? Peut-être pas au niveau où il situe son propos dans ce livre, mais si l’on se place dans une perspective d’explicitation plus complète des catégories d’analyse en sciences sociales, trois pistes me viennent à l’esprit. La première concerne les collectifs, c’est-à-dire des ensembles de personnes partageant des ressources, qui comportent des frontières plus ou moins explicites. L’activité des organisations est plus ou moins encastrée dans les réseaux de relations interpersonnelles, mais ces relations sont elles-mêmes plus ou moins encastrées dans des collectifs, organisés ou non. Cela justifierait de théoriser la dynamique de ces encastrements, et des processus d’autonomisation qui peuvent les restreindre ou les dissoudre.
Une autre piste concerne la dimension matérielle de la vie sociale. Les institutions ne sont pas purement cognitives comme l’ouvrage semble à mon sens un peu trop souvent le suggérer. Il serait utile de prendre plus systématiquement en compte les objets techniques et autres éléments matériels qui cadrent les activités sociales (pour l’économie, les instruments de calcul par exemple). C’est tout l’apport des travaux de sociologie des sciences et des techniques comme ceux de Michel Callon.
Troisième piste, les institutions sont souvent maintenues et développées par des professionnels. Pour ce qui concerne l’économie, il aurait pu traiter des écoles de gestion, des enseignants et des ouvrages qui sont dédiés à cette matière, de la sphère des consultants et experts, et bien sûr des économistes eux-mêmes, qui influent si fortement sur les choix politiques. La limite du livre n’est pas un manque de prise en compte de ces trois aspects dans les analyses concrètes mais plutôt leur non conceptualisation dans le système théorique.
Ouvrage posthume issu d’un projet de collection d’ouvrages d’économie politique, Économie et société de Max Weber est devenu un classique de la sociologie mais n’est guère connu des étudiants en économie dans les filières les plus standards. Society and Economy est écrit par un auteur identifié à la sociologie économique, mais son projet dépasse largement cette spécialité.
Un jour viendra où les économistes sortiront des impasses où les a conduits leur rêve d’imiter les sciences de la nature en rigidifiant trop hâtivement des hypothèses extrêmement fragiles, et où ils s’associeront avec leurs collègues sociologues, anthropologues ou historiens pour échafauder une véritable science sociale de l’économie (des Economy Studies comme il y a des Sciences Studies). Ce jour-là, Society and Economy sera un ouvrage de référence et Mark Granovetter sera considéré l’un des principaux fondateurs de cette science robuste de l’économie dont le monde a le plus grand besoin.
par , le 3 décembre 2018
• Michel Callon, 2017, L’emprise des marchés - Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, La Découverte.
• Alain Degenne & Michel Forsé, 2004, Les réseaux sociaux, Armand Colin (2e édition).
• Mark S. Granovetter, 1974, Getting a Job. A Study of Contacts and Careers, Cambridge (Mass.), Harvard University Press.
• Mark S. Granovetter, 1973, « The strength of weak ties », The American Journal of Sociology, 78, 1973, p. 1360-1380.
• Mark S. Granovetter, 1985, « Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness », The American Journal of Sociology, 91-3, p. 481-510.
• Michel Grossetti, 2015, « Note sur la notion d’encastrement », SociologieS.
• Michel Grossetti, 2016, « Sur l’émergence des collectifs », in Didier Demazières & Morgan Jouvenet (dir.), Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, volume 2. Éditions de l’EHESS, collection « En temps & lieux », p. 61-83.
• Pierre Mercklé, 2016, La sociologie des réseaux sociaux, La Découverte, collection « Repères ».
Michel Grossetti, « L’économie comme science sociale », La Vie des idées , 3 décembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-comme-science-sociale
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[1] Les liens indirects sont les personnes que nous pouvons joindre par l’intermédiaire d’une connaissance commune.