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Severance (2022)

Recension Philosophie

L’attachement au travail

À propos de : Jason Read, A Double Shift : Spinoza and Marx on the Politics of Work, Verso Books


par Mathieu Le Pors , le 23 avril


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En s’appuyant sur Marx et Spinoza, J. Read montre comment l’idéologie capitaliste contemporaine restructure notre vie affective autour d’une mythologie du travail, où la souffrance au travail devient paradoxalement une vertu, opposant les « vrais travailleurs » aux prétendus « assistés ».

S’il est vrai que les conditions de travail ne cessent de se dégrader – les employés étant surmenés, les emplois instables et les salaires insuffisants – comment comprendre alors le surcroît d’investissement dans le travail qui caractérise les sociétés contemporaines ? Certes, en contexte capitaliste, le travail salarié est pour la plupart des individus l’un des seuls moyens de percevoir un revenu. Pour autant, cet attachement au travail peut-il s’expliquer uniquement par la crainte de perdre son emploi et la nécessité de payer ses factures ? C’est l’un des problèmes sur lesquels se penche Jason Read dans A Double Shift : Spinoza and Marx on the Politics of Work.

L’ouvrage étonne d’emblée par son titre. Pourquoi en effet mobiliser non seulement Marx, mais aussi Spinoza, dans le cadre d’une réflexion centrée sur la notion de travail ? Si la confrontation des deux penseurs est devenue courante ces dernières années [1], le lien entre Marx et Spinoza ne va pas de soi : comment étudier les rapports entre ces deux auteurs alors que Marx a en réalité peu écrit sur Spinoza, et qu’ils ont de toute façon des méthodes et des objets très différents ? Ces problèmes se posent a fortiori dans une étude sur le travail, puisque Spinoza s’est très peu exprimé sur ce thème.

Le titre annonce à la fois l’objet du livre et son idée directrice à travers l’expression anglaise « double shift ». En un sens littéral, elle désigne le fait d’enchaîner deux « shifts », c’est-à-dire deux « postes » de travail d’affilée (« to pull a double »), faisant ainsi allusion à la nécessité et à l’exigence de travailler toujours plus dans les sociétés capitalistes contemporaines. Mais l’expression a aussi un sens figuré, « double shift » pouvant s’employer pour désigner un concept ou une idée jouant un rôle dans deux sens différents. Or, le sens littéral et le sens figuré sont liés. En effet, l’hypothèse principale du livre est que l’on ne peut comprendre les paradoxes du travail et son intensification dans le contexte capitaliste contemporain qu’à la condition de l’envisager non seulement sous un angle matériel (celui de la « base économique » au sens marxiste), mais aussi sous un angle idéologique. Plus précisément, l’enjeu est de redéfinir et de renouveler la conception ordinaire de l’idéologie, héritée de Marx, à la faveur d’une approche affective inspirée par Spinoza et ses commentateurs contemporains (eux-mêmes inspirés par le marxisme). L’examen attentif de notre rapport affectif au travail doit révéler que l’idéologie et la base matérielle ne peuvent être distingués qu’abstraitement, les deux dimensions étant toujours profondément imbriquées.

Le propos est structuré autour de trois « double shifts » principaux (l’économique et le politique, la réalité mentale et matérielle, l’action et la production), permettant à chaque fois d’approfondir et d’éclairer l’entrelacement de l’économie et de l’idéologie du travail.

Travail et idéologie : une approche par les affects

Il y a chez Marx et Spinoza un point de départ commun selon l’auteur : l’idéologie et l’imagination sont la forme originaire de la conscience, et notre propre perception du monde est produite par la façon dont nous sommes déterminés à y agir. Nos idées et représentations spontanées relèvent de l’idéologie et de l’imagination en ce qu’elles occultent les conditions causales qui les rendent possibles. Toutefois, Spinoza permet ici de préciser les choses. Percevoir le monde, c’est former des idées non pas des choses elles-mêmes, mais de nos rencontres avec les choses, raison pour laquelle notre perception et nos idées sont toujours déjà affectives. En fonction de nos interactions avec le monde, notre puissance d’agir est en effet modifiée, augmentée ou diminuée, ce qu’expriment des affects comme la joie ou la tristesse.

C’est ce qui conduit Jason Read à proposer une interprétation originale et convaincante d’un scolie important de l’Éthique (II, 18), dans lequel Spinoza démontre que l’imagination repose sur un mécanisme d’association des images enracinées dans le corps et des idées qui leur correspondent. Spinoza donne alors un exemple célèbre : la perception des traces laissées par un cheval dans le sable ne déclenchera pas les mêmes associations mémorielles chez un paysan et un soldat, le premier passant par exemple de l’image du cheval à celle de la charrue, et le second passant de la pensée du cheval à celle du cavalier. Le soldat et le paysan ne se distinguent pas par leur culture, leur nation ou leur langage, mais bien par leur travail. Mais pourquoi Spinoza choisit-il cet exemple et que nous apprend-il ici sur le travail ? C’est sans doute que le travail est par excellence l’une des activités humaines qui forgent le plus la complexion des individus, marquant ainsi la mémoire du corps et les associations imaginatives qui en résultent. Par conséquent, le travail ne consiste pas seulement à produire des objets, mais aussi des « subjectivités » (p. 17), bien que ce vocabulaire n’apparaisse pas chez Spinoza. L’exemple du travail illustre ainsi l’originalité de l’ontologie spinozienne de la production, qui a la particularité de rompre avec le modèle traditionnel de la causalité linéaire et mécaniste : le travailleur est produit et modifié par ce qu’il produit, ce qui modifie en retour la façon dont il perçoit le monde et le produit.

Il s’agit alors pour Read de montrer que le travail a sa propre dimension idéologique, irréductible à l’infrastructure matérielle. La réflexion s’organise autour de l’examen critique de deux œuvres d’inspiration spinoziste contemporaines, celles de Frédéric Lordon et d’Yves Citton. Jason Read s’emploie à démontrer que, malgré leur proximité, les deux auteurs apportent chacun un éclairage fondamentalement différent sur le travail et l’idéologie. Dans Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon montre que la puissance du capitalisme repose non seulement sur les forces impersonnelles de ce que l’on appelle « l’économie », mais aussi sur un rapport intime à ces structures, qui se joue cette fois au niveau des affects et du désir. Ainsi, les transformations du capitalisme ne deviennent effectives que lorsqu’elles parviennent à mobiliser et à façonner les affects, c’est-à-dire à déterminer la façon dont les structures économiques sont vécues, expérimentées et désirées.

Cependant, en procédant ainsi, Frédéric Lordon s’intéresse uniquement à la « dimension spontanée » (p. 82) de ces structures affectives. Ce faisant, il néglige ou laisse de côté une autre forme d’idéologie, qui n’est pas produite spontanément ou immédiatement par les structures économiques, mais qui est façonnée par des institutions sociales et culturelles, qui médiatisent notre propre représentation du monde et rendent possible l’idéologie dominante. Cette autre forme d’idéologie, c’est aussi ce que Read appelle une « mythologie », en se basant cette fois sur les travaux d’Yves Citton, qui montre en s’appuyant à nouveau sur Spinoza que la mobilisation du désir en contexte capitaliste passe non seulement par des structures impersonnelles, mais aussi par des récits et des fictions (qu’ils soient véhiculés par la littérature, le cinéma ou la publicité) qui inventent son sens [2]. Autrement dit, notre expérience ordinaire du travail – aussi éreintante soit-elle – est en réalité redistribuée par les prismes de l’imaginaire idéologique contemporain, qui lui donnent un sens et restructurent nos affects. L’idée est que notre exposition incessante à la culture de masse et à certains scénarios tend à façonner des habitudes dans l’esprit du spectateur, en fonction desquelles il apprend à agir et à se comporter dans le monde.

Il y a notamment un scenario particulièrement récurrent dans l’industrie de la culture, celui de l’individu solitaire et exceptionnel, du « self-made man » ou de l’élu, qui finit par structurer notre rapport au monde autour de l’idée que nous pouvons seuls changer notre destin à condition d’y travailler de toutes nos forces. Autrement dit, la mythocratie restructure non seulement nos représentations du monde mais aussi nos affects, en les attachant à un mythe de la valeur et de la réussite de l’individu.

Cette approche par les affects permet selon Jason Read de renouveler le concept d’idéologie en l’enrichissant de façon critique, ce qui est le fil rouge de l’ouvrage. L’auteur vise moins Marx lui-même que certaines interprétations de Marx, qui tendent à réduire l’idéologie à une représentation purement intellectuelle du monde ou à une théorie de la « fausse conscience » (p. 11). On ne comprend pas la force de l’idéologie et sa capacité à nous mobiliser tant qu’on se la représente comme séparée de sa base matérielle. S’il y a un « double shift » de l’idéologie et de la base matérielle, c’est donc au sens où la vie matérielle est toujours déjà informée par l’idéologie, et l’idéologie toujours déjà intimement vécue au niveau de la base matérielle. Autrement dit, il ne suffit pas, d’un point de vue marxiste, de dévoiler abstraitement et rationnellement les mécanismes de l’idéologie pour qu’elle s’évanouisse, car elle est profondément enracinée dans des affects dont la nature est d’emblée psycho-physique. D’une part, il n’existe pas de « base matérielle » qui puisse être vécue indépendamment de toute idéologie : il s’agit là d’une abstraction. Mais surtout, comme nous l’apprend Spinoza, l’idée en tant qu’idée n’a aucun pouvoir sur les affects. Seul un affect peut contrarier un autre affect, raison pour laquelle un examen critique et rationnel de l’idéologie ne peut suffire en tant que tel à réformer notre attachement au travail.

De ce point de vue, il ne s’agit pas d’opposer Marx et Spinoza en distinguant idéologie et affectivité, mais plutôt de faire émerger des possibilités théoriques nouvelles chez les deux auteurs à partir de leur confrontation. Idéologie et affectivité ne convergent pas toujours, comme en témoigne l’expérience contemporaine du travail, source d’épuisement, de frustration et de colère. Dans ces conditions, il devient possible d’examiner les rapports dialectiques de l’idéologie et de l’affectivité, c’est-à-dire aussi bien leurs divergences et leurs tensions, que l’effort des sociétés contemporaines pour résorber ces tensions et les faire converger, reproduisant ainsi leurs propres structures.

Solidarité négative et aliénation

C’est cette réflexion théorique sur la notion d’idéologie qui permet à Jason Read, dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, de mieux comprendre les paradoxes de la culture du travail et l’aliénation qu’elle implique. Le travail est cette fois étudié à la lumière du couple de l’action (praxis) et de la production (poiêsis), en insistant à nouveau sur leur ambiguïté et leur entrelacement. L’hypothèse de départ est que le travail n’est plus aujourd’hui une activité parmi d’autres, mais semble être devenu le modèle de toute activité et même de toute action. L’auteur rappelle d’abord les analyses de Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, qui ne se contente pas de réactualiser les concepts aristotéliciens de praxis et de poiêsis, mais s’inquiète de la façon dont ils tendent à se confondre. Le danger pour Arendt est un monde dans lequel toutes les activités humaines (et en particulier la politique) seraient absorbées dans le travail et la production, c’est-à-dire dans l’effort pour satisfaire ses besoins et se maintenir en vie. Mais Jason Read montre qu’il est possible de développer un raisonnement inverse : ce n’est pas la politique qui tend à s’identifier à l’homo faber et au monde du travail, c’est au contraire le travail qui aurait progressivement acquis (dans certains secteurs au moins) les caractéristiques traditionnelles de l’action politique, et en particulier l’imprévisibilité, la contingence et les exigences de la communication.

La question posée en début de chapitre est alors reformulée : il ne s’agit plus simplement de se demander comment le travail est devenu le modèle de toute action, mais de comprendre comment les travailleurs peuvent accepter cette situation, voire contribuer à l’entretenir. C’est ici que l’auteur fait valoir une différence entre Marx et Spinoza, tout en mobilisant un concept spinoziste possiblement emprunté à Laurent Bove (bien qu’il ne soit pas cité), à savoir la notion de « stratégie » [3]. Alors que pour Marx, l’expérience de l’aliénation du sujet capitaliste est fondamentalement vécue sur le mode de la souffrance et de la passivité, les choses sont moins claires chez Spinoza, puisque la servitude peut paradoxalement prendre la forme d’une « stratégie du conatus », et notamment d’un effort pour s’adapter à l’ordre existant. L’homme, comme toute chose, s’efforce de persévérer dans son être, et donc imagine ce qui accroît sa puissance d’agir et le rend joyeux, tout en évitant ce qui l’attriste. Mais cet effort est ambigu, puisqu’il peut prendre la forme d’une stratégie consistant à imaginer ce qu’on a besoin d’imaginer pour maintenir des conditions de vie en apparence heureuses. Par conséquent, quand il ne semble pas y avoir d’autres issues possibles (l’ordre existant étant fétichisé), le conatus s’adapte et peut être amené à revaloriser le pire, en trouvant par exemple dans un travail difficile et douloureux une source de dignité et d’autosatisfaction.

Cette stratégie et les affects tristes qui la structurent peuvent alors déboucher sur une forme de « solidarité négative » [4], prenant notamment la forme d’un affect de colère ou d’hostilité à l’égard de ceux dont on imagine qu’ils ne travaillent pas ou pas suffisamment (l’auteur prend l’exemple de la haine des enseignants, des immigrés et des « assistés » aux États-Unis). En analysant cette solidarité négative à la lumière du concept « d’indignation » chez Spinoza, Jason Read démontre que cette stratégie est nécessairement perdante, car elle rejette paradoxalement toute forme d’entraide ou de collectivité, qui seraient vécues comme une façon de nier ce qui est à la base du sentiment de fierté et de solidarité, à savoir la ténacité de l’individu face à la souffrance que représente son travail.

En conclusion, comprendre les paradoxes de notre attachement au travail suppose de prendre en compte la capacité de l’idéologie dominante à s’enraciner dans les affects et les désirs populaires, produisant ainsi des subjectivités qui elles-mêmes contribuent à reproduire l’ordre existant. Pour autant, l’un des aspects les plus originaux du livre réside dans l’usage qui est fait du cinéma, chaque partie s’achevant par une étude précise et détaillée de séries et de films américains qui abordent d’une façon ou d’une autre le thème du travail. Cette démarche n’est pas seulement illustrative et n’a rien d’arbitraire ou de gratuite : elle se fonde notamment sur la conception de l’idéologie comme « mythocratie », les différentes analyses étant en outre pour Jason Read l’occasion de mettre à l’épreuve les concepts qu’il élabore. L’auteur insiste par exemple sur les paradoxes de la série américaine à succès Breaking Bad : bien qu’elle semble à première vue particulièrement critique à l’égard du travail contemporain, elle renoue finalement avec la « mythocratie » de l’idéologie dominante et peut être interprétée comme « une variante de l’éthique protestante selon laquelle tout le monde peut devenir riche et réussir en travaillant suffisamment dur » (p. 100). Les films et les séries étudiés confirment ainsi l’hypothèse principale du livre, en nous montrant à chaque fois comment l’idéologie et l’économie s’interpénètrent et se renforcent mutuellement, le « double shift  » prenant finalement la forme du cercle, à la fois condition d’intelligibilité de la puissance d’aliénation du travail contemporain, et ce qui doit être brisé si l’on veut s’en émanciper.

Jason Read, A Double Shift : Spinoza and Marx on the Politics of Work, Verso Books, 2024, 244 p.

par Mathieu Le Pors, le 23 avril

Pour citer cet article :

Mathieu Le Pors, « L’attachement au travail », La Vie des idées , 23 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-attachement-au-travail

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Notes

[1Voir par exemple Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La fabrique, 2010  ; Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Paris, Vrin, 2014. De façon plus générale, les commentateurs de Spinoza influencés par Marx sont nombreux, en particulier en France et en Italie. Citons par exemple Alexandre Matheron, Louis Althusser, Antonio Negri, André Tosel, Pierre Macherey, Étienne Balibar ou encore Pierre-François Moreau.

[2Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010.

[3Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996.

[4L’expression vient du théoricien politique Alex Williams, employée dans un billet de blog.

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