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Essai Arts

L’art syrien, entre Beyrouth et Berlin


par Nicolas Appelt , le 26 janvier 2018


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Les artistes syriens sont aujourd’hui contraints à l’exil. Ils racontent la guerre, mais à Beyrouth ou à Berlin, aidés par les instituts culturels allemands. Leur production s’en trouve évidemment reconfigurée.

Difficile de ne pas remarquer les nombreuses affiches du Goethe-Institut en se promenant dans la rue Gouraud, l’artère principale du quartier de Gemmayzeh qui était, il y a une dizaine d’années, l’un des principaux centres de la ville nocturne de la capitale libanaise. Outre les slogans incitant à apprendre la langue de Goethe — « Implique-nous dans ta vie. Apprends l’allemand » ou encore « Pris entre les extrêmes. Apprends l’allemand » — les affiches placardées annonçaient, pour le 28 septembre 2017, une « grosse Party » (grande fête) intitulée « Ich liebe Gemmayzeh » (« J’aime Gemmayzeh »), afin d’inaugurer ses nouveaux locaux dans le quartier. Si la musique était bien sûr présente lors de cette occasion, figuraient également au programme des performances de « calligraffiti » digital, réalisées en direct par les artistes venus de Berlin et de Beyrouth, l’objectif étant de créer une atmosphère qui rappelle la capitale allemande. Mais les activités culturelles de l’institut dépassent ses murs, comme en atteste la quatrième édition de la semaine du film allemand qui s’est tenue, pendant une dizaine de jours (du 21 septembre au 1er octobre 2017), au cinéma Metropolis, l’une des rares salles de la ville à programmer d’autres films que les grosses productions américaines à l’affiche des salles se trouvant dans les malls. Enfin, le Goethe-Institut apporte son soutien à l’organisation d’événements culturels, tels que le « Laboratory of Arts’ Beirut Showcase » consacré à la présentation d’œuvres d’artistes syriens aussi bien dans les domaines du théâtre, des arts visuels, des films que de la littérature. Par ailleurs, dans un contexte géographique totalement différent, l’espace temporaire « Goethe-Institut Damaskus I Im Exil », qui s’est tenu à Berlin du 20 octobre au 5 novembre 2016, a rassemblé une centaine d’artistes syriens et allemands (peintres, plasticiens, réalisateurs, écrivains, musiciens) et présenté une cinquantaine d’événements (expositions, lectures, projections, débats).

Le Goethe-Institut de Beyrouth participe donc à l’éclosion de la création artistique d’après mars-2011 de Syriens en exil, qui, précisons-le dépasse largement les frontières du Liban. Elle est très présente ailleurs, à commencer par les États du Golfe [1]. En effet, la galerie Ayyam, créée en 2006 à Damas et actuellement présente à Beyrouth ainsi qu’à Dubaï, offre un rayonnement international à des artistes syriens, à l’instar de Tammam Azzam dont l’œuvre reprenant Le Baiser de Klimt a connu un fort retentissement. Plus largement, ce processus de création artistique en exil peut être compris, au delà des caricatures et des satires dénonçant la répression menée par le régime de Damas, comme un médium utilisé à la première personne pour comprendre et (s’) expliquer la tragédie dans laquelle s’enfonce la Syrie. Ainsi, la création artistique constitue-t-elle un des moyens pour sortir de l’anonymat. C’est là, comme l’explique l’intellectuel et opposant Yassin Al Haj Saleh sa dimension essentielle : la création, explique-t-il, est un espace où « les individus et les groupes possèdent des noms, des visages, des parcours de vie, et les moyens de les faire connaître » [2].

Ces exemples soulèvent différentes questions, notamment celle de la reconfiguration de la scène culturelle et artistique syrienne entre Beyrouth et Berlin [3]. Cette reconfiguration tient à de multiples facteurs et est elle-même multiforme. D’une part, les artistes syriens ont été contraints de fuir la Syrie pour s’installer dans les pays limitrophes ou de la région, voire en Europe. D’autre part, les acteurs allemands, qu’il s’agisse de fondations proches des principaux partis politiques représentés au Bundestag avant les dernières élections fédérales de septembre 2017 ou d’institutions financées par l’office des Affaires étrangères (Auswärtiges Amt) comme le Goethe-Institut [4], cherchent à investir dans le champ culturel et artistique aussi bien au Liban qu’en Allemagne. Ces investissements s’inscrivent dans le cadre d’une « diplomatie d’influence culturelle » [5]. Loin d’être à sens unique, la relocalisation s’apparente donc davantage à une circulation des artistes, des projets et des œuvres, de même que, même si l’on ne peut pour l’instant qu’émettre des hypothèses sur les conséquences de cette reconfiguration, celle-ci n’est pas sans incidence sur la création syrienne elle-même : sur ses conditions de production, à l’évidence, mais aussi sur son contenu [6].

Relocalisation artistico-culturelle à Beyrouth

Si l’intérêt, y compris marchand, permet à la création artistique syrienne d’avoir une certaine visibilité sur la scène régionale et internationale, il n’en demeure pas moins que bon nombre d’artistes en exil sont confrontés à une forme de précarité matérielle. À cet égard, les institutions européennes jouent un rôle important. Au sein des structures se trouvant à Beyrouth, on peut dégager trois axes à travers lesquels se déploie l’aide européenne à la création artistique et culturelle.

Le premier ouvre à la dimension mémorielle. Ainsi le site internet « The Creative Memory of the Syrian Revolution », qui répertorie de façon très complète la production artistique réalisée par des Syriens, est soutenu, entre autres, par la Fondation Friedrich-Ebert, très proche du parti social-démocrate (SPD).

Antigone of Syria

Le deuxième axe concerne le soutien apporté à certains projets — pièces de théâtre, films documentaires, installations, etc. —proposant une réflexion sur le conflit syrien. La Fondation Heinrich-Böll, associée aux Verts, soutient ainsi de très nombreux projets artistiques réalisés par des artistes syriens, qu’il s’agisse, par exemple, en 2014, d’Antigone of Syria (Mohamad Al Attar), une variation sur la pièce de Sophocle interprétée par des réfugiées syriennes vivant dans des camps à Beyrouth, ou encore du documentaire Haunted (2014), que sa réalisatrice Liwaa Yazji avait d’abord lancé sans financement.

Enfin, le troisième axe porte sur les recherches visant à comprendre par quels moyens cette création artistique se poursuit, ses caractéristiques formelles et thématiques ou encore sa place et son rôle dans le contexte du conflit qui déchire le pays. Si le programme de recherche « Research : to Strengthen the Culture of Knowledge » porté par l’ONG Ettijahat bénéficie du soutien de l’organisation norvégienne « Mimeta – Fund for Culture Development and Arts Cooperation », la Fondation Heinrich-Böll a publié une étude intitulée « The impact of the arts on the Syrian revolution » (2013) de l’écrivain et poète syrien Elie Abdo résidant à Beyrouth.

À Berlin

L’espace temporaire « Goethe-Institut Damaskus I Im Exil » mentionné précédemment, vient toutefois mettre en lumière le reflux de Beyrouth, mais aussi d’Istanbul, au profit de la capitale allemande en tant que lieux d’expression de la création artistique syrienne en exil. Les raisons de cela sont multiples : lassitude des collectionneurs et galeristes à Beyrouth, dégradation du climat politique, plus grandes difficultés matérielles, etc. [7] Berlin est désormais la « nouvelle capitale des artistes syriens en exil ». Y ont trouvé refuge, outre Tammam Azzam, le réalisateur Talal Derki (Return to Homs, 2013 ou On Father and Sons, 2017) l’artiste conceptuel et réalisateur Ammar Al-Beik, dont le court-métrage La Dolce Siria (2014), présenté à la Berlinale (Expanded Forum) en 2015, constitue un essai ironique mêlant des images d’archives et d’actualité au regard que deux enfants d’Alep jette sur le conflit syrien. Quant au jeune réalisateur Ziad Kalthoum (Le Sergent immortel, 2014), il symbolise d’une certaine façon le passage de Beyrouth à Berlin. Il y a terminé le montage de son dernier documentaire (Le goût du ciment, 2017), consacré à des ouvriers du bâtiment syriens participant à la construction d’immenses buildings dans la capitale libanaise tandis que les maisons de leurs compatriotes sont détruites. Cette implantation a trouvé une expression dans le magazine en langue anglaise A Syrious Look. Syrians in Germany. A magazine about Culture in Exile, dont le premier numéro est paru à la fin du mois de novembre 2016, sans aide financière des acteurs institutionnels. Comme son titre l’indique, il rassemble des contributions portant sur des artistes syriens actuellement hors de leur pays ainsi que sur leur travail.

La circulation et l’émulation artistiques entre les deux villes est encore attestée par le fait que certains acteurs présents à Beyrouth opèrent également à Berlin. La fondation Heinrich-Böll a contribué à la tenue d’un forum intitulé « Writing (in) Exile : A Forum on Literature, Writing and the Experience of Exile » (10-11 juillet 2017) auquel ont participé plusieurs auteurs syriens. La fondation Friedrich-Ebert soutient le « Syria Mobile Films Festival » qui fournit, entre autres, une aide financière à la production et à la diffusion de documentaires. Enfin, le Ministère allemand des Affaires étrangères a soutenu les deux éditions (2012 et 2014) du programme « KunstStoff Syrien » à Berlin qui réunissait des artistes syriens et allemands à travers des expositions, des projections, des ateliers et un programme de résidence pour artistes.

Cette implication dans la crise syrienne par le biais de la création artistique n’est pas seulement l’apanage des fondations ou des autorités allemandes. En effet, le Ministère des Affaires étrangères norvégien figure dans la liste des donateurs de l’Arab Fund for Art and Culture (AFAC), localisé à Beyrouth, qui soutient de nombreux projets artistiques (théâtre et performances, arts visuels, documentaires) portés par des Syriens, tandis que l’ambassade de Suisse à Beyrouth compte parmi les contributeurs du site « The Creative Memory of the Syrian Revolution ». Ce soutien s’exprime également hors des frontières du Liban avec, entre autres, l’action du Fonds Prince-Claus (Pays-Bas) qui a accueilli dans sa galerie d’Amsterdam l’exposition « Culture in Defiance. Continuing Traditions of Satire, Art and the Struggle for Freedom in Syria » (4 juin – 23 novembre 2012). Parmi les œuvres les plus connues figuraient les dessins du caricaturiste Ali Ferzat. L’exposition faisait également la part belle à la jeune génération d’artistes et d’anonymes dont les graffitis se sont répandus sur les murs des villes syriennes et allemandes. Cette exposition a été enrichie et présentée au Danemark sous le titre « Syria’s Art of Resistance », avec pour but de donner à voir la « lutte pour la liberté et la démocratie en Syrie », ainsi que les différents procédés que les « activistes » utilisent pour donner libre cours à leur colère, dire au monde leur frustration et élargir la base populaire de leur soulèvement contre le régime.

L’implication de ces différents acteurs étrangers peut, aussi, être vue comme un outil de politique extérieure. Il est ainsi possible, sur la base des recherches de D. Dakowska, d’établir une analogie avec les autres aires géographiques qu’elle a étudiées afin d’expliquer l’implication conséquente des fondations allemandes dans le domaine artistico-culturel syrien. Pour elle, ces fondations constituent des « courtiers de la politique étrangère », accumulant une certaine expertise qu’ils peuvent faire valoir sur le plan politique :

La connaissance approfondie des équilibres politiques, la familiarité avec les élites politiques, syndicales, mais aussi économiques, scientifiques ou culturelles contribuent à une forme particulière d’expertise ; ils apparaissent comme des ressources accumulées qui peuvent ensuite être converties en visibilité, voire en reconnaissance institutionnelle et politique en Allemagne ou au sein des réseaux européens.

On peut par conséquent considérer que l’ensemble des acteurs européens mentionnés, malgré leurs différences d’approche et de sensibilité, y compris au niveau politique, voient leurs actions de soutien culturel comme des instruments diplomatiques permettant aux États dont ils sont membres de prendre position et d’agir vis-à-vis du conflit syrien, par le biais du champ artistico-culturel.

Cependant, au delà de la diplomatie culturelle et du soft power, on peut se demander dans quelle mesure cette relocalisation affecte la création artistique syrienne en l’orientant davantage sur la question de l’exil, ce qui a pour conséquence de réduire, bien malgré eux, les artistes syriens à leur statut d’exilés et de réfugiés. Outre le forum « Writing (in) Exile : A Forum on Literature, Writing and the Experience of Exile », la deuxième édition du programme « KunstStoff Syrien » en 2014 avait entre autres pour objectif de dépasser, par le biais des arts et de la culture, les notions préconçues, et de permettre ainsi une meilleure intégration des Syriens et plus largement des Arabes en Allemagne :

Le projet est conçu comme un forum d’échange entre l’art, la culture et la politique, et nous espérons vraiment que le projet contribuera à la compréhension des différentes positions. Le démantèlement des préjugés et des frontières mentales par rapport à la culture arabe et syrienne est également un objectif, de même que le soutien actif à l’intégration des Syriens et des ressortissants de pays arabes vivant en Allemagne.

Tammam Azzam, Passport (2014)

Présenté également comme un objectif de politique intérieure, le programme entérine, en mettant en avant le concept d’intégration, le fait que ces artistes s’inscrivent dans l’exil, comme leurs compatriotes et, même, comme d’autres ressortissants des pays arabes (ce qui ouvre des perspectives comparatistes, mais dilue la spécificité du cas syrien). De même, l’un des prix du « Syria Mobile Films Festival », intitulé « Passage », permet à des réalisateurs syriens ou palestiniens de Syrie de terminer leur documentaire – si celui-ci traite de l’expérience de réfugiés. Dans le même ordre d’idée, en 2015, en partenariat avec le British Council, le Fonds Prince-Claus lançait un appel à contribution pour des projets artistiques (danse, musique, écriture, blogs dans le domaine de la culture) portés par des artistes ou associations d’artistes se concentrant sur les personnes déplacées à l’intérieur ou à l’extérieur de la Syrie. L’idée de l’exil est partout posée au fondement de la création artistico-culturelle syrienne.

La relocalisation de la création artistique en Europe et à Berlin principalement, et le glissement dans le choix des thématiques ou dans l’intitulé de plusieurs événements et publications – même si A Syrious Look se défend, dans la note des éditeurs, d’être un « journal de réfugiés » – illustrent le risque que pourraient à terme courir la création des artistes syriens se trouvant en Europe. En ayant choisi pour thème la question de l’ennemi, abordée dans une perspective globale, et en insistant sur les dimensions de « diaspora » et de « déplacement », le deuxième numéro de A Syrious Look, prévu pour mars 2018, semble annoncer une approche plus large :

En novembre 2016, la première édition du magazine a été lancée avec un accent mis exclusivement sur les artistes syriens, les penseurs et les activistes culturels qui étaient en exil allemand. Comme le principal centre d’intérêt du magazine est la culture déracinée de ses origines, la première édition ne concernait pas les réfugiés. Il s’agissait de l’art et de la littérature que les artistes et écrivains syriens ont produits après 2011 et des idées qui ont soutenu les projets. [...] L’attention des médias internationaux nous a encouragés à poursuivre le magazine et à élargir son contexte. La prochaine édition sera « L’Ennemi ». Comment l’ennemi est-il représenté dans l’art et la littérature ? Et comment cette image change-t-elle au temps de la diaspora et du déplacement ? Nous avons tous des ennemis, mais que faire avec eux ? [...]. Par conséquent, l’accent et les contributeurs du magazine passeront des « Syriens seulement » à un contexte plus global.

Même s’il serait formidablement injuste de réduire leur travail à cette seule dimension, il est indéniable que certains artistes contraints de quitter leur pays s’interrogent sur le conflit qui déchire la Syrie à travers la question de l’exil et des réfugiés. Ainsi, l’une des œuvres de Tammam Azzam, intitulée Pass, est un passeport syrien en forme de valise. De nouvelles questions se posent également aux dramaturges syriens en exil, ceux qui participent à des programmes de résidence en Europe notamment, sans qu’ils puisent encore y répondre de façon certaine : à quel public s’adresser, sachant qu’une partie du public syrien se trouve aussi à l’extérieur des frontières [8] ? Dans Le goût du ciment (2017), ce documentaire sur le quotidien d’ouvriers du bâtiment syriens à Beyrouth, Ziad Kalthoum tente de comprendre les dynamiques qui sous-tendent le conflit syrien à partir de la question de l’exil. Le réalisateur s’interroge aussi par là sur la possibilité, en tant qu’artiste, de se consacrer à son pays après l’avoir quitté.

Omar Ibrahim, Sans titre (2015)

Les œuvres des artistes syriens risquent donc d’être appréhendées principalement par le prisme de l’exil, au détriment de la réflexion de leurs auteurs sur la Syrie, ceux-ci étant renvoyés, malgré eux et de façon exclusive, à leur statut d’exilés, d’autant plus que le conflit se prolonge et que les bailleurs de fonds — institutions, fondations, associations — insistent sur cette dimension. Par ailleurs, comme l’explique, à partir de son expérience et de celles de ses collègues, le plasticien Omar Ibrahim, qui est désormais installé à Paris, la tentation existe de vouloir « satisfaire la demande ambiante » encore attisée par les « marchands de crises » qui cherchent « à faire circuler l’expérience douloureuse d’un artiste et d’un pays ». Selon lui, dans ce contexte concurrentiel où le marketing joue un rôle important dans la promotion des artistes, peu importe la valeur réelle de leur travail.

Et retour

Cependant, il ne faudrait pas adopter une vision figée de cette reconfiguration artistico-culturelle, qui se caractérise par la circulation qu’elle permet. Beyrouth demeure un espace de création et de mise en lumière du travail d’artistes syriens comme lorsque la ville accueille, dès 2012, la « Art Residence Alley » (ARA), par ailleurs partenaire de l’édition 2014 du programme « KunstStoff Syrien » qui fournit à des artistes syriens un lieu et les conditions matérielles pour travailler. Cette circulation se matérialise aussi dans des projets comme la plateforme MINA – Artistic Ports and Passages (« An Art Forum in Beirut celebrating Syrian Arts ») –, qui marque, du 30 novembre au 2 décembre 2017, les 5 ans de l’ONG Ettijahat. Né d’un partenariat avec le Goethe-Institut de Beyrouth et du soutien, notamment, des fondations Heinrich-Böll et Rosa-Luxembourg (die Linke), le forum propose des tables rondes, projections, installations, performances, concerts ainsi que le lancement d’un ouvrage consacré aux expériences de création artistique dans le cadre du conflit syrien. De même, des associations continuent, certes avec des appuis extérieurs, à s’investir dans la création artistique, à l’instar de « Bidayyat » (« débuts » en arabe) qui produit et coproduit de nombreux documentaires (dont Le goût du ciment) de formats différents réalisés par des Syriens. Il faut aussi mentionner le rôle primordial des maisons d’édition libanaises, qui ont déjà publié plus d’une centaine de romans syriens depuis le début du soulèvement populaire, dont, pour ne citer que l’un des écrivains les plus connus, les romans de Khaled Kalifa comme Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville ou La mort est un travail pénible (non traduit). Enfin, si des espaces en Europe ou dans le Golfe accueillent l’art syrien, celui-ci n’a pas disparu de Beyrouth, comme l’atteste le choix du prestigieux musée Sursock, rouvert en 2015, d’accueillir différentes manifestations culturelles dans le cadre de Mina ou d’exposer l’installation de Hrair Sarkissian intitulée Homesick (2014), où l’on voit l’artiste détruire une réplique très réaliste de la maison de son enfance à Damas, toujours habitée par ses parents.

Enfin, certains travaux d’universitaires libanais s’interrogent actuellement sur le rôle de la production culturelle dans un contexte de conflit comme celui que connaît la Syrie, à travers le programme « Culture as Resistance  » que chapeaute, à l’Université américaine de Beyrouth, Hassan Abbas, par ailleurs fondateur et directeur de la Ligue syrienne des droits de l’homme. S’il constate un phénomène de « diasporarisation » qui voit les jeunes Syriens quitter Beyrouth, il continue d’animer un cinéclub qui donne lieu à des échanges et discussions, en particulier sur les rapports entre l’art, l’engagement et la citoyenneté. Occupant une position fragile et précaire dans un pays où se joue également le conflit syrien, Beyrouth reste un lieu de création mais également d’échanges à la dérobée entre l’intérieur et l’extérieur de la Syrie, en permettant notamment aux très rares films qui y sont tournés, comme Home of the Rivers (Maya Mounayer, 2017), d’être projetés hors du pays. Comme l’a écrit le dramaturge Mohammad Al-Attar (auteur de While I was waiting, qui vit actuellement à Berlin après 3 ans passés dans la capitale libanaise), « Beirut—the city that is at once the closest to and farthest from Syria  ». Beyrouth, si loin, si proche.

par Nicolas Appelt, le 26 janvier 2018

Pour citer cet article :

Nicolas Appelt, « L’art syrien, entre Beyrouth et Berlin », La Vie des idées , 26 janvier 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-art-syrien-entre-Beyrouth-et-Berlin

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Pour un panorama général de la création culturelle et artistique depuis le début de la révolte et du conflit, voir Malu Halasa, Zaher Omareen et Nawara Mahfoud, Syria Speaks. Art and Culture from the Frontline, Londres, Saqi, 2014 et Miriam Cooke, Dancing in Damascus. Creativity, Resilience, and the Syrian Revolution, Londres, Routledge, 2017.

[2Yassin Al Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Paris, Les prairies ordinaires, 2015, p. 244.

[3Le terme est emprunté au titre d’une conférence de Franck Mermier «  Réseaux et institutions de la scène culturelle syrienne : les reconfigurations de l’exil  », Art Global  ? Circulations et engagements artistiques Monde arabe/Europe, Journée d’études, 29 septembre 2017, Paris.

[4Le Auswärtiges Amt est «  issu de la fusion des services du ministère allemand des Affaires étrangères chargés de l’action culturelle extérieure avec ceux du ministère de la Communication  », d’après le «  Projet de loi relatif à l’action extérieure de l’État  », p. 14.

[5Ibid.

[6Mentionnons l’intérêt que les artistes et organisations syriens portent à ces questions, comme le montrent les travaux d’iba Mehrez («  The Syrian Cultural Product in Exile – Between Democratic Integration and Acculturation  »), elle-même diplômée de l’Institut supérieur d’arts dramatiques de Damas, financés par l’organisation non gouvernementale Ettijahat, basée à Beyrouth. Ses travaux ne sont pas encore publiés mais on en trouve une description dans «  Research : To Strengthen Culture of Knowledge. Programme’s 4thEdition Researchers’ Summary 2017  », p. 13-14.

[7Maymanah Farhat, «  Au temps du cynisme et du deuil  », Afkar/idées, n° 53, printemps 2017, p. 63.

[8Discussion entre J. Al-Yasiri et L-C. Rabih à l’occasion de la rencontre «  Syrie : scènes exilées  », 13 décembre 2017 au Théâtre Le Tarmac.

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