« Négro, bamboula, salope » : la violences des assignations raciales et sexuelles prononcées par les policiers qui ont interpellé Théo, 22 ans, résidant à la Cité des 3000, le 2 février 2017 à la suite d’un contrôle d’identité, s’est accompagnée d’un tabassage à coup de poings, de pieds et de matraque télescopique. Cette dernière a également été utilisée pour provoquer une « grave blessure rectale » constatée par un médecin de l’hôpital Robert-Ballanger à Aulnay. À la violence verbale et physique s’ajoute donc un viol commis avec une arme de service [1]. Sans ambigüité, la force, la soumission et la dégradation se sont substituées au droit. Dans les jours qui suivent, une procédure judiciaire est engagée, tandis qu’à Aulnay et dans d’autres communes alternent émeutes et mobilisations pacifiques organisées par les proches du jeune homme et des collectifs mobilisés contre les violences policières. Fait inhabituel, l’affaire est également rapidement relayée dans le champ politique. On notera la prise de position en faveur de la victime, a priori étonnante de la part d’un ancien syndicaliste policier, du maire Les Républicains d’Aulnay-sous-Bois Bruno Beschizza, ainsi que le déplacement du président de la République François Hollande au chevet de la victime. Cette « cérémonie de dégradation » [2], rendue visible par la caméra de surveillance, est donc devenue une affaire judiciaire, médiatique et politique.
Les violences perpétrées à Aulnay-sous-Bois peuvent être rapprochées des faits qui se sont déroulés à la fin de l’année 2015 dans le 12e arrondissement de Paris, où 18 adolescent.e.s ont porté plainte contre des policiers d’une brigade de proximité pour « violences volontaires aggravées », « agression sexuelle aggravée », « discrimination » et « abus d’autorité ». Comme dans le cas de Théo à Aulnay, l’affaire du 12e arrondissement confronte des adolescent.e.s et de jeunes adultes issus des immigrations postcoloniales au triptyque de la violence d’État, du racisme et des violences sexuelles. Ces cas de déviances policières laissent apparaître deux dynamiques qui seront successivement analysées dans ce qui suit : d’un côté, la domination d’un style policier répressif dans les quartiers de banlieue et, d’un autre côté, la structuration et l’élargissement de la critique des déviances policières.
Une répression de proximité
La police, comme toute institution, est le produit des histoires nationales. En France, les techniques policières de contrôle s’inscrivent dans une histoire de l’encadrement policier de populations décrites comme « indésirables », comme les prostituées, les mendiants et les vagabonds. Lors de la guerre d’Algérie, ces techniques de contrôle (contrôles d’identité, rafles, création de brigades spécialisées) ont été utilisées pour cibler les « Nord-Africains » en métropole : dissoutes en 1944 puis réactivées en 1953 sous le nom de Brigade des agressions et violences, les Brigades Nord-africaines ont eu massivement recours aux contrôles d’identité et aux rafles à l’encontre des immigrés algériens en métropole, Français de droit depuis 1944 (Blanchard, 2006). Dans les décennies qui ont suivi, le souvenir des violences policières de l’époque, notamment celui de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, est régulièrement réactivé par les militants, comme lors de la Marche de l’égalité en 1983, ou lors de l’état d’urgence décrété par le Premier ministre Dominique de Villepin en réponse aux émeutes de l’automne 2005. Ce ciblage policier des anciennes populations colonisées trouve des prolongements dans les insultes (« négro », « bamboula ») comme dans les pratiques policières mises en cause à Aulnay et dans le 12e arrondissement.
Les politiques contemporaines de contrôle policier des quartiers pauvres offrent de fait un cadre propice à la réactivation de ces héritages coloniaux. Il existe en effet différentes manières de penser et de mettre en œuvre les politiques de sécurité, chacune d’elles privilégiant telle ou telle technique policière. Le choix d’un style de police est le produit conjoint du pouvoir d’orientation du politique (de Maillard et Jobard, 2016) et de la marge de manœuvre propre à l’institution policière (Monjardet, 2002). Les stratégies dites d’ « anti-criminalité » reposent sur le pari que les contrôles discrétionnaires réalisés lors des maraudes permettront de détecter des infractions en flagrant délit [3]. D’autres utilisations de la police de sécurité publique font appel à sa capacité à répondre à la demande sociale : résolution de conflits, médiation, communication, traitement des plaintes, etc. Depuis plusieurs décennies, ce clivage oppose au sommet de l’État, les tenants de la « police de proximité » à ceux de la « politique du chiffre ». Il joue aussi entre les élus locaux, qui demandent des ilotiers visibles pour empêcher le crime, et les acteurs policiers et préfectoraux, qui réclament des BAC et des unités spécialisées discrètes (Monjardet, 1999). Dans les banlieues paupérisées, où la seconde conception s’est imposée, la capacité à interpeller en flagrant délit est considérée comme centrale dans la définition de l’efficacité policière, et le contrôle d’identité, comme son moyen privilégié (Gauthier, 2015 ; Fassin, 2011).
La multiplication de brigades spécialisées dans l’anti-criminalité permet l’épanouissement d’une identité professionnelle du policier comme « chasseur » [4]. Dans le 12e arrondissement comme à Aulnay-sous-Bois, les policiers mis en cause travaillent dans des brigades spécialisées qui sont « fidélisées sur un territoire », selon la terminologie policière. Dans le 12e, l’unité mise en cause est une Brigade de soutien de quartier (BSQ), qui s’auto-désigne par l’appellation virile « les Tigres ». À Aulnay-sous-Bois, le quatuor de policiers qui se sont acharnés sur le jeune Théo appartient à une Brigade Spécialisée de Terrain (BST). Ces unités, composées de policiers en tenue, ont été créées en 2010 par Brice Hortefeux pour remplacer les UTeQ (Unités Territoriales de Quartier) et implantées, comme ces dernières, dans les quartiers dits « sensibles » en milieu urbain. À partir du retour des socialistes au pouvoir en 2012, les BST deviennent un instrument privilégié de la politique dite des « Zones de sécurité prioritaires » (ZSP) mise en œuvre par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls.
En pratique, les policiers des BST sont de jeunes gardiens de la paix [5], ayant éventuellement reçu une brève formation, encadrés par un brigadier. Composées majoritairement d’hommes, ces brigades disposent en principe d’un équipement spécial (uniforme noir, jambières, casques balistiques, flashball, caméras portatives fixées à l’uniforme) destiné à l’usage ou à la démonstration de force physique. Cette valorisation des tâches associées à l’usage de la force consacre l’entre-soi masculin et explique la domination de normes de genre valorisant la masculinité hétérosexuelle virile, tant dans les sociabilités policières que vis-à-vis des populations-cibles (Darley et Gauthier, 2014).
Quelle est la doctrine de la BST ?
C’est une police qui ressemble un peu à jadis la police de proximité mais dans un but plus répressif que préventif. On est là pour faire de l’anti-criminalité, de la lutte contre le deal de rue, les rodéos de scooters et de motos. On a un deuxième gros objectif : être une police connue de la population du secteur, avoir des relations privilégiées avec les gens pour avoir un max d’infos qui remontent. (F., Chef d’une BST de l’est de la France, 2013.) [6]
À l’instar des BAC, les BST se perçoivent comme le fer de lance de l’anti-criminalité, à la recherche active de la « belle affaire », c’est-à-dire des stupéfiants ou des armes, au gré des maraudes et des contrôles d’identité (Darley et Gauthier, 2015). Derrière l’emploi de ce type de brigades spécialisées se dessine une vision sécuritaire de la « proximité » policière à destination des territoires urbains paupérisés et de leurs habitants.
Chaque unité spécialisée est encadrée par un brigadier ayant bien souvent la main sur les recrutements, qui s’opèrent donc par cooptation. C’est également lui qui imprime un style et un état d’esprit particuliers à la brigade spécialisée et qui, en fonction de ses inclinations personnelles, va rendre possible le développement de pratiques violentes, discriminatoires et/ou racistes. À cet égard, la tolérance ou l’ignorance coupable des cadres policiers dans le 12e arrondissement constitue une dimension cruciale au sein d’une institution qui aime à se présenter comme fortement hiérarchisée. À Aulnay-sous-Bois, le commissaire divisionnaire, lorsqu’il était chef de la BAC-nuit parisienne avait été condamné en 2008 pour « abstention volontaire d’empêcher un crime ou un délit » dans une affaire de violence sexuelle commise par un de ses subordonnés sur un individu interpellé à l’issue d’une course-poursuite.
Comment expliquer la centralité des contrôles d’identité ?
Les unités spécialisées, comme les BST, les Brigades anti-criminalité (BAC), les Unités de sécurisation (US) ou encore des Compagnie départementales d’intervention (CDI), sont perçues comme l’élite des commissariats et sont de ce fait très prisées par les jeunes policiers du bas de l’échelle hiérarchique (Gauthier, 2015). Dans ce contexte, « faire de l’anti-crime » constitue à la fois un idéal professionnel et une fausse promesse pour les jeunes recrues. En effet, la majorité des policiers dans les services de sécurité publique n’ont pas le temps, la formation ni les moyens d’effectuer un travail de police judiciaire. C’est ce décalage entre la réalité du terrain et une vision idéalisée de la profession, encouragée par les politiques publiques, qui rend la pratique du contrôle d’identité et de la « chasse au voyou » si populaire parmi les policiers, au détriment d’autres définitions du travail policier (service au public, résolution de conflits ou encore médiation). Dans ce contexte, beaucoup de policiers estiment que le contrôle d’identité discrétionnaire constitue le seul moyen de détecter une infraction :
Ce n’est qu’en contrôlant qu’on peut tomber sur des affaires, si on attend que ça vienne, on n’aura rien du tout [...] Donc on essaie de tourner au maximum là où on pense qu’il pourrait y avoir quelque chose. (Julien, 23 ans, Gardien de la paix, Unité de police de proximité, Banlieue parisienne, juin 2006.)
Or, à rebours de cette croyance policière, les données disponibles montrent que la détection d’une infraction lors des contrôles est peu fréquente. Selon une enquête sur les contrôles d’identité à Paris, seuls 14 % des personnes contrôlées ont fait l’objet d’une conduite au commissariat (Jobard et Lévy, 2010). Dans l’enquête récente du Défenseur des Droits, seules 5,9 % des personnes contrôlées rapportent avoir été emmenées au poste de police à la suite du dernier contrôle d’identité (Défenseur des Droits, 2016) [7]. Une enquête de l’Agence Européenne pour les Droits Fondamentaux permet de préciser ces données en fonction de l’apparence des personnes : parmi les personnes contrôlées dans les douze derniers mois, 18 % des « majoritaires », 9 % des « Nord-Africains » et 8 % des « Subsahariens » repartent avec une amende ; 1 % des « majoritaires », 3 % des « Nord-Africains » et 7 % des « Subsahariens » font l’objet d’une interpellation (FRA, 2009). Enfin, la Direction Générale de la Police Nationale (DGPN) a elle-même expérimenté, du 1er avril au 30 septembre 2014, la comptabilisation des contrôles d’identité dans deux départements. Le bilan est sans appel : dans l’Héraut, environ 95 % des 8 919 contrôles effectués n’ont eu « aucune suite » ; dans le Val d’Oise, c’est le cas d’environ 93 % des 10 683 contrôles effectués (DGPN, 2014). Ces chiffres soulignent la faible rentabilité pénale des contrôles d’identité. Un enregistrement administratif des contrôles permettrait, entre autres choses, d’en évaluer l’impact en terme de lutte contre la délinquance.
Cependant, dans les territoires caractérisés par de fortes tensions entre la police et les habitants, les contrôles d’identité poursuivent d’autres objectifs que la détection d’infraction (Gauthier, 2015). Il peut tout d’abord s’agir de contrôles disciplinaires visant à déloger d’un endroit donné, à empêcher la réunion, ou bien à « calmer » des jeunes en instaurant un rapport de force physique. Ces contrôles sont destinés à affirmer le pouvoir policier auprès d’individus n’ayant pas forcément commis d’infraction mais mettant à l’épreuve l’autorité des policiers. Dans ces situations, l’autorité prime sur le droit, comme le remarquait déjà le sociologue américain Howard Becker : « Une bonne part de l’activité du policier ne consiste pas directement à faire appliquer la loi mais bien à contraindre les gens dont il s’occupe à le respecter lui-même » (Becker, 1985). Les contrôles disciplinaires permettent de comprendre le recours au contrôle sur des personnes déjà connues par les policiers ainsi que la déconnexion fréquente entre contrôle et infraction.
Enfin, les contrôles visent également à recueillir des informations sur les populations-cibles de l’action policière. Les interactions répétées avec certains jeunes sont destinées, aux dires des policiers, à améliorer la « connaissance de la circonscription » et à obtenir du « renseignement ». En pratique, les informations obtenues sur la voie publique prennent le statut de renseignement lorsqu’elles acquièrent une valeur d’usage pour les services de police judiciaire. À ce titre, les BAC sont pensées par leur hiérarchie comme un maillon de renseignement intermédiaire entre la police de sécurité publique et la police judiciaire (Gauthier, 2015).
Ces trois rationalités du contrôle (pénalité, discipline et renseignement) sont particulièrement mises en œuvre au sein des brigades spécialisées dans l’anti-criminalité. Leur organisation favorise en effet la pratique de la « chasse » car elles sont exemptées d’une grande partie des missions de police-secours. Les membres de ce type d’unités agissent aussi relativement loin des regards de leur hiérarchie, notamment des officiers et des commissaires. Disposant d’une grande marge de manœuvre sur le terrain, les brigades spécialisées ont donc tout loisir de s’adonner à la chasse aux voyous, principalement par le biais de contrôles d’identité qui ne font pas l’objet d’enregistrement administratif. Un policier d’une BST expliquait lors d’une patrouille que nombre de contrôles étaient réalisés en « free style », euphémisme pour désigner le relâchement des règles déontologiques.
Ces aménagements policiers avec la loi sont rendus possibles par le flou qui entoure la définition des contrôles d’identité dans le Code de procédure pénale et qui ouvre le champ au ciblage fondé sur la couleur de peau.
Comment décidez-vous de contrôler une personne ?
En général, c’est lié à une infraction, un signalement par radio, un mec qui fume un joint, un mec qui nous voit et qui se barre. Faut toujours qu’il y ait un cadre légal. Tu n’as pas le droit de contrôler à la tronche, c’est interdit par la loi, le délit de faciès ça n’existe pas. Même si nous on s’en sert pour trouver quelque chose à la base, la loi ne le détermine pas. (Ben, 37 ans, Brigadier, Banlieue sud de Paris, mars 2009.)
La remarque de ce brigadier souligne le caractère routinier et l’ambivalence de l’usage des catégories d’apparence (la tronche, le faciès) qui constituent une ressource bien que leur usage soit proscrit par la loi : c’est « interdit par la loi » donc « ça n’existe pas » mais « on s’en sert ». Malgré l’interdit de la loi, l’apparence est à la fois une compétence professionnelle et une catégorie d’action dans le quotidien policier [8].
Évidemment, tous les policiers ne se comportent pas comme ceux de la BST d’Aulnay-sous-Bois ou comme les « Tigres » du 12e arrondissement de Paris. Le monde policier est un univers clivé où différentes conceptions du métier, du rapport à la loi et du rapport aux gouverné.e.s s’opposent (Monjardet, 1994 ; Coulangeon et al. 2012). Les logiques internes de concurrence, voire de rivalité, entre les services et les brigades viennent renforcer l’hétérogénéité de la profession. Néanmoins, les quelques arguments évoqués plus haut font comprendre comment il est possible, dans un État de droit, que certaines équipes de police violentes et racistes exercent leur métier sur le mode du harcèlement et de la ratonade. En effet, les actes individuels des policiers prennent place dans une organisation normée et hiérarchisée. Par conséquent, on ne peut analyser le déchaînement des violences policières individuelles sans prendre en compte leurs causes structurelles [9].
Interventions et mobilisations contre les déviances policières
Face à cette inertie de l’institution policière qui ne veut, ou ne peut, réformer ses routines, des contre-feux ont émergé depuis le milieu des années 2000. On retiendra ici trois aspects : la structuration de l’activisme, la production de données en sciences sociales et les avancées sur le plan juridique.
Depuis le début des années 1980, les protestations contre les violences policières dans les territoires urbains paupérisés ont le plus souvent pris la forme de « rébellions urbaines » (Hajjat, 2014), c’est-à-dire d’affrontements entre des jeunes hommes et des policiers. Si ces heurts ont toujours lieu (comme ce fut le cas à Beaumont-sur-Oise ou à Aulnay-sous-Bois), le répertoire d’action de la lutte contre les violences policières s’est considérablement élargi, notamment depuis la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois en 2005. Un front militant a ainsi vu le jour autour des familles et des proches des victimes, qui se sont appropriés les répertoires d’action légitimes de la contestation : pétition, manifestations, recours au droit, aux médias et aux réseaux sociaux. Ces « militants de l’incertitude » se sont ainsi politisés au gré des violences policières (Jobard, 2002). Récemment, l’activisme de la famille Traoré, relayé par différents collectifs (Stop le contrôle au faciès et Urgence notre police assassine notamment), est parvenu à donner un certain écho médiatique à l’affaire du décès d’Adama Traoré entre les mains des gendarmes le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise. Cette configuration militante élargie a permis de porter la cause des victimes des violences policières hors des quartiers populaires, et à faire le lien avec des organisations politiques plus traditionnelles. Parallèlement, les sciences sociales et le droit se sont saisis de la question.
Depuis une dizaine d’années, les avancées des travaux en sciences sociales permettent de mieux cerner les dysfonctionnements de l’institution policière. Des enquêtes de terrain auprès des policiers ou des habitants des quartiers de relégation, des analyses comparatives [10], des enquêtes quantitatives par questionnaires ou par observation directe des contrôles offrent désormais un corpus de données fiables, même si celles-ci gagneraient évidemment à être complétées [11]. Comme il est d’usage dans le champ scientifique, ces travaux font l’objet de débats entre chercheurs, tant sur les méthodologies que sur l’interprétation des résultats. Néanmoins la majorité des enquêtes pointe la surreprésentation, parmi les cibles des contrôles policiers, des jeunes hommes urbains issus des immigrations postcoloniales et appartenant aux catégories populaires, toutes choses égales par ailleurs. Les recherches soulignent également la rareté des violences policières mais pointent que, lorsqu’elles ont lieu, elles s’exercent quasi systématiquement sur ce groupe. Les travaux soulignent par ailleurs la faible efficacité des contrôles dans la détection d’infractions. Enfin, les enquêtes internationales comparatives mettent en lumière le style particulièrement répressif de la police française, ainsi que son ciblage des personnes issues des immigrations africaines et nord-africaines (Lévy, 2016). Le rapport récent du Défenseur des droits, Jacques Toubon, dresse le même constat (Défenseur des droits, 2017).
Du côté du droit, la condamnation de l’État pour « faute lourde » par la cour d’appel de Paris en 2015, qui avait estimé que des contrôles policiers avaient été réalisés en fonction de l’apparence physique et l’appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, constitue une jurisprudence sans précédent en France. La décision d’attaquer l’État au civil, et non au pénal, a permis d’alléger la charge de la preuve pour le requérant : ce n’est pas à ce dernier de prouver le caractère discriminatoire du contrôle d’identité, il lui appartient seulement d’apporter les éléments de nature à établir une discrimination. L’État, pour sa part, doit prouver que le contrôle subi est étranger à toute discrimination. Le travail des avocats, appuyé par des rapports et des recherches en sciences sociales puis relayé par l’intervention du Défenseur des droits, a conduit à la condamnation de l’État dans trois dossiers de contrôles policiers. L’arrêt établit que les policiers doivent respecter les principes d’égalité et de non-discrimination. La Cour de cassation a confirmé la décision initiale le 9 novembre 2016, en condamnant définitivement l’État et en considérant qu’ « un contrôle d’identité fondé sur des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable, est discriminatoire : il s’agit d’une faute lourde ». Enfin, le 24 janvier 2017, le Conseil constitutionnel a statué sur deux questions prioritaires de constitutionnalité (QCP) portant sur les contrôles d’identité menés dans le cadre de réquisitions du procureur de la République [12]. S’ils en valident le principe, les Sages émettent toutefois trois réserves : les lieux et les périodes des contrôles doivent être en lien avec des recherches d’infraction ; un cumul de réquisitions contrevient au respect de la liberté d’aller et venir ; les réquisitions ne peuvent avoir pour finalité le contrôle de la régularité du séjour des étrangers. Ces décisions sur l’usage abusif et sur l’encadrement des contrôles sur réquisition ne doivent cependant pas faire oublier les difficultés et la lenteur de traitement des affaires de violences policières par la justice.
Dans le contexte des violences policières qui ont eu lieu à Aulnay-sous-Bois, cet article met au jour deux dynamiques opposées : face aux évolutions de la société civile, du droit et de la recherche, le ministère de l’Intérieur campe sur une position de déni des causes structurelles des déviances policières. Arc-boutée sur la prétendue nécessité des contrôles d’identité dans la lutte contre la délinquance, qu’elle ne peut démontrer par aucune statistique faute d’enregistrement, la hiérarchie policière valorise l’ethos professionnel d’une partie des policiers de terrain, qui voient dans la pratique débridée du contrôle un des seuls moyens d’incarner la posture du « vrai flic ». À Aulnay-sous-Bois et ailleurs, certains policiers semblent y avoir perçu un blanc-seing pour le déchaînement de la violence raciste. C’est cette rencontre entre la déviance individuelle de certains policiers et des causes structurelles qui a rendu possible l’agression raciste et sexuelle du jeune Théo.