Recensé : Michael Sandel, What money can’t buy. The moral limits of market, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2012, 244 p. Traduction française : Ce que l’argent ne saurait acheter, les limites morales du marché, traduit par Christian Cler, préface de J.-P. Dupuy, éditions du Seuil, octobre 2014.
« Money can’t buy me love » entonnaient les Beatles dans les années 60. Au risque de les contredire, il semble désormais que l’amour soit à vendre. On pouvait aussi, jusqu’à récemment, s’acheter des amis et les faire figurer sur son profil Facebook. Pour seulement 90 cents par mois, le site internet laissait des commentaires fictifs sur la page du client et garantissait même que, sur sa photo, le nouvel ami affiche un sourire avenant. C’est un exemple parmi tous ceux que Michael Sandel rassemble dans What money can’t buy qui révèlent, chacun à leur façon, l’emprise d’une logique de marché dans des domaines qui semblaient jusqu’alors lui échapper.
Depuis les années 1980, les principes de l’économie marchande ont, selon l’auteur, gagné des domaines protégés comme la culture, le sport ou l’éducation. Le livre fait apparaître cette tendance en relatant des faits récents, parfois drôles, souvent effrayants, révélés par des coupures de journaux ou des enquêtes scientifiques. On apprend ainsi qu’il est possible de s’offrir une chasse au rhinocéros, de compenser l’émission de CO2 produit par son vol Londres-New York par un don en faveur d’un parc éolien mongole sur le site de British Airlines, que l’on peut compter sur le site theperfecttoast.com pour écrire nos discours aux mariages ou sur une société chinoise pour rédiger des lettres d’excuse personnalisées. Tout cela à condition d’y mettre le prix. On apprend aussi qu’une association charitable paie de jeunes droguées pour les stériliser en Caroline du Nord ou que l’assurance-vie d’un de ses employés, contractée à son insu, a récemment rapporté environ 300 000 dollars à une chaîne de supermarchés. Ces chroniques pourraient sembler anecdotiques et répétitives si elles ne rassemblaient pas des histoires que Sandel juge symptomatiques de notre époque.
La séparation des sphères : une question de justice
Le livre n’en reste pas au constat que l’argent fait dorénavant loi. Il lui oppose la nécessité de protéger certains objets et certaines relations dans une sphère morale régie par d’autres normes que celles du marché. Sandel a construit sa pensée à partir d’une critique dite « communautarienne » du libéralisme en confiant à la politique la mission d’encourager la vie bonne et pas seulement de garantir des droits. Son diagnostic évoque pourtant celui d’une autre tradition philosophique : la critique marxienne de la « marchandisation du monde » accusée de réduire les relations entre les hommes à des relations entre des marchandises. Quand la logique de marché s’applique à des biens non-matériels (la procréation, les politiques d’immigration, la justice pénale), nous dit Sandel, elle calcule des préférences individuelles sans prendre en compte ni la valeur des préférences ni celle des biens préférés (p. 89). Lorque Peanut Butter recouvre une plage du New-Jersey avec 5000 pots de son beurre de cacahuète “Skippy” pour faire sa publicité (p. 188), on est tenté de déplorer, dans cette même veine marxienne, la disparition de la culture derrière l’accumulation incessante d’objets consommables. Mais l’ambition du livre n’est pas de condamner la violence des rapports sociaux contenus dans l’économie marchande ou de renverser l’illusion sur laquelle reposerait le bonheur des sociétés de consommation.
Sandel est l’auteur d’ouvrages importants sur la justice distributive [1] et sa démarche s’en ressent. Il s’intéresse, avant tout, aux principes qui gouvernent la distribution des ressources, des services, des droits ; de tout ce que Michael Walzer appelle des biens sociaux : « Tout ensemble de biens sociaux constitue pour ainsi dire une sphère distributive à l’intérieur de laquelle seuls certains critères et dispositifs sont appropriés [2] ». Sandel semble partir de ce cadre théorique quand il revendique de séparer nettement les critères de la sphère marchande et de la sphère morale, définie par la valeur intrinsèque que les membres d’une communauté devraient accorder à certains biens et à certaines actions. La justice, comprise comme adéquation entre des normes et la nature des biens qu’elles régissent, est menacée quand le marché s’impose dans des sphères qui ne lui correspondent pas. C’est ce qui arrive si des parents achètent l’admission à Princeton de leur enfant : ils substituent un principe distributif à un autre, ici, le marché au talent.
Ce livre veut poser des limites, et toutes les histoires qu’il rapporte résonnent comme autant d’alarmes déclenchées par leurs nombreuses transgressions. Le premier chapitre s’inscrit explicitement dans une réflexion sur la justice en comparant le marché à des principes distributifs concurrents, comme celui de la file d’attente. Ce mode de répartition des biens, « premier arrivé, premier servi », a l’avantage d’être plus égalitaire que d’autres (p. 39). Une file d’attente se forme, par exemple, dès le matin devant les guichets du New York City’s Public Theater qui délivre des tickets gratuits pour aller voir une pièce de Shakespeare donnée à Central Park le soir-même (p. 21). Les représentations sont très courues et le théâtre choisit comme critère l’attente, signe d’enthousiasme moins discriminant et plus légitime que l’argent. Le New York Daily News révèle pourtant que les plus occupés peuvent trouver sur le site Craigslist quelqu’un pour faire la queue à leur place pour 125 dollars (p. 21). Ces coupe-files monnayables sont d’ailleurs devenus courants dans les aéroports, dans les parcs d’attraction et même aux urgences de certains hôpitaux (p. 25). Dans tous ces cas, l’éthique de la file d’attente est supplantée par celle du marché et l’argent réapparaît comme critère de distribution là où un autre principe l’en avait écarté.
Ces exemples invitent à discuter des critères adéquats pour distribuer les biens : faut-il laisser faire le marché, favoriser les plus patients, récompenser les plus méritants ? On pourrait leur opposer une théorie soucieuse de corriger les inégalités produites par ces critères en affirmant que ce sont les plus riches qui s’offriront finalement des places de théâtre, même gratuites, et qui placeront leurs enfants dans les meilleures universités. Mais Sandel semble sortir d’une réflexion sur la justice lorsqu’il s’agit de certains biens : s’il faut refuser d’appliquer les lois du marché à l’adoption des enfants, par exemple, ce n’est pas parce que cela serait inégalitaire et que les plus pauvres se verraient contraints de vendre leurs enfants aux plus riches. Pour répondre aux demandes d’adoption, le marché serait d’ailleurs plus efficace que le système actuel, d’après Richard Posner, car les agences d’adoption, qui ont un quasi monopole sur l’offre d’enfants, sont soumises à des règles très strictes, notamment dans leurs transactions avec les parents biologiques. L’offre s’en trouve limitée, très inférieure aux demandes d’adoption et les agences en viennent à choisir arbitrairement les parents adoptifs. Elles créent alors une pénurie d’enfants à adopter et encouragent le marché noir (p. 96) [3]. Mais il y a une autre raison de ne pas laisser faire le marché. Une raison qui nous fait sortir du domaine de la justice pour nous faire entrer dans le champs de la morale.
L’effet corrosif du marché : une question morale
Cette distinction constitue le cœur de l’argument du livre. La logique de marché discriminerait les individus dans leur accès aux biens et aux droits fondamentaux. Elle impliquerait des situations inacceptables comme de faire de la vente d’enfants ou d’organes le gagne-pain des plus démunis. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’il est immoral de laisser faire le marché. Sandel oppose à cette première objection (fairness objection) un argument qui se fonde sur l’idée de corruption.
La corruption a un autre sens que celui d’offrir des pots-de-vin : « corrompre un bien ou une pratique sociale, c’est les dégrader, ne pas les considérer à leur juste valeur » (p. 34). Lorsque Barbara Harris, fondatrice de l’association caritative « Project Prevention », offre 40 dollars à une Kényane séropositive pour la stériliser (p. 44), elle ne corrompt pas la procréation au sens où elle agit en dehors du circuit légal mais parce qu’elle traite cette femme comme une machine à faire des enfants endommagés et son appareil reproductif comme un moyen de gagner de l’argent (p. 46).
L’objection fondée sur l’équité se soucie de la répartition des biens, « l’argument de la corruption, au contraire, s’intéresse à la nature des biens eux-mêmes et aux normes qui doivent les gouverner » (p. 113). Cela implique alors, d’une part, d’identifier les biens qui recèlent ce caractère sacré et doivent pour cette raison échapper à la logique marchande. Et cela suggère, d’autre part, que si les lois du marché s’appliquent néanmoins à ces biens, on ne substitue pas seulement un principe distributif à un autre, on dégrade l’objet. On altère sa nature et on lui dérobe son caractère sacré. Ces deux conséquences expliquent deux ambitions qui nous semblent structurer le livre : identifier ces objets (la vie et la mort, au quatrième chapitre, les lieux publics ou privés au cinquième chapitre) et montrer les dommages que lui font subir les normes marchandes quand elles s’appliquent à eux (deuxième et troisième chapitre).
Développer des exemples et les comparer entre eux permet à Sandel de saisir avec précision à quel moment le marché touche à un objet qui devrait lui échapper. Kendal Morrisson, un New-yorkais malade du SIDA, a vendu son assurance-vie à un investisseur du Michigan pour s’acheter des médicaments jusqu’à sa mort, jugée imminente. Entre temps, la médecine progresse et un traitement lui permet de retrouver un état quasiment stable. Depuis, il reçoit régulièrement un courrier du Michigan lui demandant avec de plus en plus d’insistance s’il est toujours en vie (p. 138). Qu’est-ce qui nous dérange dans cette histoire ? Ses conséquences ? La possibilité pour de tels investisseurs de faire du lobbying pour freiner la recherche médicale ? Pas seulement. Ces viatiques permettent aussi à des malades d’obtenir l’argent requis pour se soigner, ce qu’ils n’auraient pu faire autrement. Est-ce le fait que des investisseurs abusent d’un pauvre malade qui nous choque ? Les sommes énormes misées dans les paris sur la mort de Margaret Thatcher ou de Muhammad Ali nous gênent aussi. Peut-être parce que la vie et la mort sont des biens qui doivent en eux-mêmes échapper à de telles transactions.
La seconde enquête souligne l’effet corrosif du marché sur les biens qu’il gouverne et l’impact causé par le principe marchand sur la sphère morale. Pour défendre cette proposition, Sandel s’appuie principalement sur l’étude des motivations (incentives) [4]. Deux économistes israéliens posent la question suivante : si l’on confie à des lycéens la mission de récolter de l’argent pour une bonne cause, que l’on dispense à trois groupes distincts un exposé sur les bienfaits de cette action en promettant au deuxième et au troisième groupe une rémunération, respectivement, de 1% et de 10% de la somme récoltée (en précisant qu’elle n’en sera pas déduite), quel groupe reviendra avec le plus d’argent ? C’est étonnamment le groupe qui agit gratuitement, suivi de celui à qui on a promis 10% puis 1% de la collecte. De la même façon, des avocats de renom acceptent de défendre gratuitement des accusés démunis mais n’accepteraient pas de le faire pour une petite somme d’argent (p. 122). Ces deux réactions révèlent que certaines motivations échappent à la logique marchande mais surtout que l’incitation financière entache l’action morale : les motivations extrinsèques (une récompense) se substituent aux motivations intrinsèques de la moralité. Les parents qui paient leurs enfants pour être polis ou pour bien travailler à l’école n’ajoutent pas de l’argent à leur motivation initiale, ils la transforment.
L’économie en question
Le troisième chapitre est consacré à cette thèse : l’étude économique des motivations indique que la logique de marché évince les valeurs morales. Sandel déplore cet effet et accuse la science économique de manquer la spécificité des motivations morales. Les fonctions d’utilité échouent à expliquer pourquoi les candidats aux dons de sang sont moins nombreux quand ils sont rémunérés (p. 126). La loi de la rareté ne s’applique pas aux vertus civiques, car faire preuve d’altruisme, par exemple, ne revient pas à épuiser un lot fini de ressources morales (p. 128) [5]. D’un point de vue épistémologique, Sandel critique ce réductionnisme scientifique. D’un point de vue moral, il accuse les effets de l’économie sur nos comportements, notamment lorsqu’elle prétend que le marché n’altère pas les biens qu’il gouverne. Sandel soutient au contraire que mettre un produit sur le marché n’est pas neutre pour le produit, qu’il modifie sa valeur et laisse sa marque sur les normes sociales, en vertu de ce que Fred Hirch appelle le « commercialization effect [6] » : ainsi s’expliquent les effets négatifs de la commercialisation sur des échanges informels ou altruistes (p. 121). La prétention de l’économie à s’appliquer en dehors de ses objets d’étude traditionnels, notamment à nos actions morales, sous-entend que la maximisation de nos utilités individuelles constituerait toujours le dernier ressort de nos comportements et elle aurait l’effet performatif d’encourager l’esprit marchand.
Mais la distinction entre ces deux arguments souffre parfois d’une certaine confusion dans le livre. S’agit-il de montrer que certaines choses échappent au principe d’utilité économique ou de limiter l’emprise du marché dans certains domaines ? Privilégier la recherche d’utilité comme ressort explicatif de nos actions peut avoir un impact sur nos esprits et influencer notre vision du monde. Mais montrer qu’un type de motivations échappe à la description économique ne suffit pas à prouver l’existence de motivations purement morales. Et si le lycéen voulait se forger une image de philanthrope auprès de ses camarades ? et si l’avocat se complaisait dans la gratitude que lui témoignent les clients qu’il défend gratuitement ? Ce n’est pas l’échec de l’économie à rendre compte des raisons de nos actions qui justifie d’accorder de la valeur à ces actions.
Et critiquer l’économie, comme discipline unifiée, n’est sans doute pas le moyen le plus efficace pour imposer des limites au marché. En voulant protéger des biens, Sandel se pose deux questions qui demandent à être distinguées : qu’est-ce qui est ou n’est pas une marchandise et qu’est-ce qui ne devrait pas le devenir ? Déterminer s’il existe des actions désintéressées ou des biens particuliers qui échappent intrinsèquement aux lois du marché ne suffit pas pour identifier les principes à même de les réguler. Une communauté politique peut décider de confier la gestion des ressources ou la garantie de droits à un pouvoir public qui a en vue l’intérêt collectif sans devoir statuer sur la nature des biens non-marchands ou des actions morales, car il s’agit d’opposer un contre-pouvoir au marché et non de protéger ce qui échappe intrinsèquement aux lois économiques qui le décrivent. Ce sont d’ailleurs les travaux d’une économiste [7] qui ont récemment été récompensés pour avoir décrit des modèles de gouvernance alternatifs à la loi marchande.