Le 24 juin 2016, 51,9 % des électeurs britanniques votaient pour sortir de l’Union européenne. Cinq ans plus tard, on s’interroge toujours sur les raisons qui ont poussé à ce cataclysme politique, que peu avaient cru possible. Dans La finance autoritaire, Marlène Benquet et Théo Bourgeron tentent d’apporter une explication originale. Leur approche matérialiste propose de « suivre l’argent » (p. 15), dont le but est de révéler les motivations profondes du Brexit. Leur méthode est d’analyser « les rapports de force des groupes sociaux, y compris patronaux » (p. 13). La thèse du livre est que le Royaume-Uni, mais aussi les États-Unis et le Brésil, ont basculé d’un système néo-libéral à un modèle libertarien-autoritaire. Il s’agirait d’un système politique visant à la fois à limiter le rôle de l’État, en particulier le « deep State » bureaucratique, tout en étant autoritaire sur le plan politique, ce qui passerait notamment, selon les auteurs, par la répression des mouvements sociaux. Les racines profondes du Brexit seraient à trouver dans l’essor de ce système.
Une mutation du capitalisme
Pour comprendre l’apport de cette thèse, il faut d’abord la resituer vis-à-vis de deux courants historiographiques dominants. Tout d’abord, l’interprétation désormais classique du Brexit – que les auteurs récusent – consiste à y voir le résultat de l’affrontement entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Les données électorales montrent en effet que Londres, ville mondialisée et capitale de la finance à l’échelle du globe, a fortement soutenu le camp du Remain (en faveur du maintien dans l’UE), alors que les villes de province désindustrialisées du Nord de l’Angleterre ont majoritairement voté Leave (pour sortir de l’UE). Le populisme, qui a nourri le camp du Leave, serait ainsi animé par un désir de revanche des villes déclassées envers la riche capitale. Cette thèse fut entre autres développée par David Goodhart dans The Road to Somewhere : The Populist Revolt and the Future of Politics paru en 2017 (traduction française : Les deux clans, éditions des Arènes, 2019).
Deuxièmement, sur un plan purement politique, les auteurs critiquent une autre hypothèse, celle d’un accident politique. David Cameron aurait fait un pari : soutenir ce référendum pour se faire élire en 2010, tout en étant persuadé que le Brexit n’aurait aucune chance. Un vote Remain retentissant aurait permis aux Conservateurs de se débarrasser des Eurosceptiques qui commençaient à peser lourdement sur l’échiquier politique, au sein du parti conservateur, et particulièrement depuis la reprise du UKIP par Nigel Farage. Selon cette thèse, le Brexit s’apparenterait donc à une mésaventure politique, fruit du calcul erroné d’un Premier ministre ayant sous-estimé les forces de contestation en place.
Benquet et Bourgeron s’inscrivent en faux contre ces thèses, qu’ils jugent incomplètes car elles ignorent les rapports de force au sein du Royaume-Uni. Penser que le peuple britannique s’est levé seul contre l’UE conduit à « une lecture idéaliste des processus électoraux » (p. 12). Pour eux, le Brexit est avant tout le signe, la preuve que le capitalisme financier a mué, thèse qu’ils étayent dans leur premier chapitre. La sortie de l’UE serait en réalité le fruit d’un conflit au sein du système capitaliste, entre « une faction récente du patronat en concurrence avec un patronat financier plus ancien » (p. 15).
Les auteurs distinguent deux couches de financiarisation : la première, soutenue par une idéologie néo-libérale, aurait largement profité des fonds de l’UE. Il s’agit des banques traditionnelles, dont le mode d’accumulation du capital repose sur les marchés boursiers. La seconde financiarisation, caractérisée par les hedge funds (fonds spéculatifs), est plus récente. Elle correspond à un mode d’enrichissement via des opérations de gré à gré. Si les auteurs concèdent que la frontière entre ces deux groupes est poreuse, ces derniers forment néanmoins des entités aux intérêts divergents en termes de régulation des marchés.
Le Brexit serait le fait des acteurs de cette seconde vague, qui l’ont nettement soutenu. En effet, grâce à leur analyse des comptes de campagne du Brexit tenus par la commission électorale britannique, Benquet et Bourgeron montrent que 94 % des dons à la campagne du Leave provenait d’acteurs issus de la seconde financiarisation, comme l’homme d’affaires Arron Banks, qui soutint le UKIP par exemple. Pour les auteurs, le soutien massif de cette seconde financiarisation au Brexit prouve « que le mode d’accumulation financière est le principe explicatif des prises de position » concernant l’UE (p. 47). Les données de la commission électorale étant en accès libre, ce soutien n’est donc pas occulté, mais il aurait en tout cas été minimisé ou ignoré dans le débat public. Cette sous-médiatisation tiendrait au fait que ces financiers « sont des acteurs de l’ombre, qui s’expriment peu et aiment à faire des affaires à l’abri du feu médiatique » (p. 112).
Le « libertarianisme-autoritaire »
Le second chapitre de l’ouvrage s’attache à expliciter l’évolution historique de la régulation financière au sein de l’UE. Celle-ci aurait tenu les acteurs de la seconde financiarisation pour responsables de la crise de 2008. L’adoption d’une régulation qui leur sera défavorable créera un ressentiment de leur part contre Bruxelles. La City se sera finalement alignée sur les régulations européennes, ouvrant un nouveau chapitre du capitalisme, marqué par l’essor d’un courant à la fois libertarien et autoritaire. Cette thèse est développée dans le troisième chapitre. Les auteurs défendent l’idée selon laquelle l’intégration européenne « serait (…) une innovation institutionnelle ingénieuse déresponsabilisant les gouvernements nationaux, masquant les bénéficiaires de l’accumulation, interdisant la contestation et justifiant l’impuissance collective à contrer la puissance des marchés » (p. 107). Mais le projet de sortie de l’UE n’a pas conduit à une reprise en main de leur liberté par les Britanniques, contrairement à ce que les tenants du Leave avaient promis aux électeurs en amont du référendum de 2016. Le slogan « Take Back Control », qui enjoignait les Britanniques de reprendre le contrôle qu’ils auraient perdu du fait d’une mainmise bruxelloise bafouant leur souveraineté nationale, illustre bien cette promesse, si vague, qui trouva pourtant un fort écho auprès de l’électorat. La souveraineté retrouvée « sert au contraire les intérêts capitalistes qui se coalisent derrière le Brexit » (p. 110). Il s’agirait surtout de faire de Londres le centre financier le moins régulé du monde. Libérée de la tutelle bruxelloise, Londres peut alors devenir « Singapour-sur-Tamise » (p. 111).
Benquet et Bourgeron, qui distinguent le libertarianisme du néo-liberalisme, avec lequel il est souvent confondu en France, expliquent comment un vaste réseau de think tanks libertariens a été mis en place depuis l’ère Thatcher et a pris son essor autour du Brexit. Cette mouvance servirait à convertir les intérêts économiques des acteurs de la seconde financiarisation « en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination » (p. 112). La présentation de cette galaxie libertarienne britannique est éclairante. Le troisième chapitre de l’ouvrage montre comment cette nébuleuse cherche à étendre la vague de privatisations amorcée sous Thatcher, pour se muer en un détricotage progressif du tissu de l’État-providence sous les gouvernements Major, Blair, Brown et Cameron.
La notion de « libertarianisme-autoritaire » proposée peut surprendre de prime abord. A priori le libertarianisme, toutes tendances confondues, se caractérise par l’affirmation des droits individuels, et donc le rejet de l’autoritarisme [1]. Pourtant, les auteurs montrent que les arguments libertariens peuvent conduire à un nouvel autoritarisme. L’individu est entièrement libre en théorie, mais en pratique, il est soumis aux rapports de force du marché. Cependant, il semble moins convaincant d’affirmer, comme le font les auteurs, que le libertarianisme induit nécessairement une répression des mouvements sociaux. Les libertés d’expression et d’association sont le fer de lance du libertarianisme. Les libertariens sont en général contre la censure, pour la liberté d’expression. Aux États-Unis, ce ne sont pas les libertariens qui souhaitent limiter la liberté d’expression sur Internet par exemple, mais les libéraux.
Les auteurs démontrent en tout cas avec force le lien étroit entre ce nouveau libertarianisme-autoritaire et le climato-scepticisme. Les acteurs de la seconde financiarisation s’opposent à la régulation financière exercée par l’UE, mais aussi à toute mesure visant à décarbonater l’économie, qui nuirait aussi à leurs intérêts. Ils seraient engagés dans un processus de marchandisation de la nature. L’argument présenté quant au refus même de chercher à légitimer leur propre domination par les nouveaux acteurs de la finance est brillant – difficile de ne pas être convaincu en pensant aux parcours de certains, comme Aaron Banks par exemple. Accusé d’évasion fiscale, ce multimillionnaire cité par les Panama Papers aurait également trempé dans une entreprise de trafic de diamants et de corruption.
Libertarianismes et populisme
La thèse globale que défend cet ouvrage est éclairante et utile à la compréhension française du Brexit, qui tend à ignorer le libertarianisme. Elle pose toutefois quelques difficultés tenant au fait qu’elle minore d’autres interprétations pourtant compatibles avec la conclusion des auteurs.
Tout d’abord, l’analyse faite du libertarianisme interroge. Courant de pensée politique issu de la famille libérale, qui érige la liberté en valeur cardinale, le libertarianisme ne forme pas un tout cohérent, et se divise en de nombreux groupes et sous-groupes, ce qui n’est pas mentionné dans l’ouvrage. Il existe en effet de nombreux variants : libertarianisme de droite, de gauche, mais aussi féministe, vert, etc. Les auteurs le réduisent à son aspect économique alors que son attrait réside aussi dans son refus du paternalisme, prônant une liberté absolue en matière de mœurs.
La thèse du livre est la suivante : les intérêts économiques propres à la seconde financiarisation auraient poussé celle-ci à défendre le Brexit, qui promettait de déréguler la finance. Cette idéologie – la dérégulation – trouverait sa justification dans le libertarisme.
Nous partageons cette conclusion, si ce n’est que ces acteurs pro-Brexit ne s’en sont pas cachés, contrairement à ce que semblent avancer les auteurs. En effet, si le Brexit a pris tout le monde par surprise, de Cameron aux instituts de sondage, le soutien de la nouvelle finance à une sortie de l’UE s’étalait au grand jour depuis le début de la campagne du Leave. Le Financial Times titrait par exemple en février 2016 « Hedge funds seek refuge from unfair European regulations » (Les hedge funds cherchent une alternative aux injustes régulations européennes). À la même époque, le Guardian posait la question suivante : « Why are hedge funds supporting Brexit ? ») (Pourquoi les hedge funds soutiennent-ils le Brexit ?). De plus, Aaron Banks, cité comme un des « acteurs de l’ombre », n’a pourtant pas dissimulé son soutien au Leave. Il était régulièrement l’invité de nombreux plateaux télévisés, s’affichant souvent au côté de Nigel Farage.
On peut également arguer que l’influence du libertarianisme au Royaume-Uni dépasse très largement le Brexit. Depuis les années 1970, l’électorat tout entier penche de plus en plus vers cette tendance politique, que ce soit en termes de laissez-faire économique ou sur les questions de société [2]. Ensuite, ce n’est donc pas par hasard que sous Nigel Farage, le UKIP se soit redéfini comme parti « libertarien » en 2010 [3]. Boris Johnson s’est aussi souvent défini comme tel [4]. Le Brexit est donc plutôt le symptôme d’un certain libertarianisme, qui coïnciderait avec les intérêts des acteurs de la seconde financiarisation.
Ensuite, l’analyse que propose cet ouvrage des revirements politiques au sein des Conservateurs peut sembler incomplète. En promettant un référendum sur le Brexit, David Cameron a en effet perdu son pari. Mais on pourrait penser que d’un point de vue strictement politique, en remportant un vif succès électoral en 2010, le UKIP avait forcé la main à Cameron, le contraignant ainsi à organiser un référendum sur le Brexit presque contre son gré.
De plus, l’approche matérialiste du livre semble ignorer le rôle des individus. Boris Johnson a pourtant joué un rôle majeur dans la victoire du Leave. Moins sulfureux que Farage, il était perçu en 2016 comme un politicien excentrique et charismatique, connu pour sa bonhomie et son humour. Cameron avait parié contre le Brexit, sans savoir que son ancien camarade d’Oxford finirait par diriger la campagne du Leave.
Au sujet de Boris Johnson, les auteurs citent Karl Marx, pour qui seule une situation exceptionnelle pouvait permettre « à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros » (p. 93) [5]. Johnson incarne au contraire ce libertarianisme que les auteurs identifient, comme nous avons pu le soutenir ailleurs [6]. Loin d’être accessoire, il est un des acteurs de ce basculement. Son jeu populiste peut évidemment déplaire, il n’en demeure pas moins qu’il a su mieux que quiconque dédiaboliser le Brexit. Il aura donc joué un rôle important pour emporter l’adhésion de l’électorat populaire.
Enfin, le retour des USA au sein de l’Accord de Paris après l’élection de Joe Biden, ainsi que l’aboutissement du projet BEPS de l’OCDE visant à fixer un impôt minimum sur les sociétés, diluent peut-être la conclusion des auteurs, qui voyaient triompher la dérégulation de l’ère Trump. De plus, les auteurs, qui tentent de dresser un état des lieux des relations internationales, n’abordent pas le rôle capital de la Chine ou encore de la Russie, dont l’idéologie étatique, en concurrence avec le libertarianisme, complique le tableau à l’échelle internationale.
Nous recommandons vivement cet ouvrage, dont la force est de démontrer la montée en puissance du libertarianisme, comme idéologie et comme force politique. L’analyse fine du monde financier britannique ainsi que des mécanismes européens en termes de régulation, et l’historique précis du Brexit en font une ressource utile pour comprendre comment et pourquoi le Royaume-Uni est sorti de l’UE, mais aussi l’influence du libertarianisme dans le monde.
Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’agir Éditions, 2021, 156 p., 10 €.