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Essai International

L’ « affaire Kallas » : peut-on réguler les lobbyistes ?


par Florence Autret , le 4 juillet 2008


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L’idée du commissaire européen Siim Kallas de créer un registre européen des lobbyistes a relancé le débat sur l’exposition des décideurs européens aux efforts d’influence des groupes d’intérêts et ses conséquences sur les choix politiques de l’Union.

Une première version de cet article a été publié dans les Chroniques de la gouvernance

Le 23 juin, le commissaire européen en charge de l’administration et de la lutte contre la fraude, l’ancien Premier ministre estonien Siim Kallas, a ouvert le premier « registre des lobbyistes européens ». Il en fera un temps fort de son mandat. À un an du renouvellement du Parlement et de la Commission européenne, il s’agira de couronner l’initiative lancée en avril 2005 sous le nom de « European Transparency Initiative » (ETI). Si elle n’est pas l’unique élément de l’ETI, la création du registre a été de loin le plus controversé. Aujourd’hui encore, les conseils en lobbying redoutent les effets pervers d’une action apparemment frappée au coin du bon sens. « L’enfer est pavé de bonnes intentions », murmurent-ils off the record.

L’inscription sur le registre Kallas est volontaire mais elle doit contenir des éléments financiers précis (distribution approximative des revenus entre clients pour les conseils en lobbying, budget total et sources de financement pour les autres). Ce trade-off – un registre, mais facultatif – est une fausse bonne solution, estiment les conseils en affaires publiques qui, parfois et à des fins commerciales évidentes, divulguent le nom de leurs clients. Ils redoutent de perdre une partie de leur clientèle dès lors que celle-ci saura que, sinon l’objet précis, au moins le montant de la mission confiée à un consultant, devra être rendu public. « Je ne suis pas sûr de pouvoir avoir une conversation ouverte avec un client pour savoir ce qu’il fera lorsque le registre va s’ouvrir », confie un consultant inquiet. « On va recréer de l’opacité », prévoit un autre, qui craint qu’un certain nombre de cabinets se soustraie à la nouvelle réglementation, laquelle reposera notamment sur un code de conduite inspiré de l’autorégulation actuellement en vigueur. « La réglementation est au lobbying ce que les taxes sont aux cigarettes : plus vous les augmentez, plus vous encouragez la contrebande », résume, en connaisseur, le conseil d’une multinationale du tabac.

« Devons-nous attendre d’avoir notre propre affaire Abramov [1] ? » se défendait le commissaire estonien lors d’une audition au Parlement européen en octobre 2007. Pour lui, il ne fait aucun doute que la crédibilité et la légitimité des lobbyistes et des décideurs publics européens sortiront grandies de ce surcroît de publicité fait à leurs relations. Le fait le moins ironique de ce débat n’est pas que le scandale Abramov a bien eu lieu en dépit du Lobbying Disclosure Act de 1995 qui soumet les représentants d’intérêts auprès du Congrès à des règles de publicité très strictes. L’avenir dira si ce registre produit ou non un effet d’éviction, comme le craignent certains lobbyistes. Il nous semble néanmoins douteux qu’il apporte le surcroît de légitimité et de crédibilité attendu par le commissaire.

L’histoire du registre ne s’écrit pas sur une page blanche. Le lobbying et sa régulation sont un sujet à Bruxelles depuis plus d’une décennie (cf. chronologie « Douze ans de débat européen »). Ce débat a été lancé en 1996, au moment où les professionnels des « affaires publiques » se mettent en quête de reconnaissance après dix années d’expansion extraordinaire de leur profession. Dire que la réunion organisée à l’initiative de l’industrie chimique européenne (sans doute l’une des représentations industrielles les plus imposantes, avec 140 collaborateurs chargés uniquement de suivre et influencer les travaux européens) en marque le débat n’est pas une provocation. À Bruxelles, comme d’ailleurs à Paris, le débat sur le lobbying émane des professionnels eux-mêmes. Il procède d’une demande de reconnaissance, pas seulement symbolique. La première mission de la toute jeune Society of European Affairs Professionals (SEAP), qui a fêté ses dix ans en 2007 [2], a consisté à obtenir pour ses membres un droit d’accès (une accréditation permanente) au Parlement européen, exactement comme l’Association française des conseils en lobbying créée en 1994 par Thierry Lefébure et Olivier Le Picard, les deux fondateurs de la profession en France. La différence ici entre Paris et Bruxelles est que la SEAP a mis un code de conduite… et dix-huit mois pour y parvenir, alors que l’AFCL, qui s’est elle aussi construite autour d’un projet d’autorégulation, est toujours « sur le point » d’obtenir gain de cause. Si le même processus d’autodéfinition est à l’œuvre à Paris et à Bruxelles, le parallèle ne doit pas être poussé beaucoup plus loin. Le lobbying européen a une histoire bien à lui qui l’inscrit au cœur du processus d’intégration, alors qu’on ne saurait sérieusement faire l’histoire de la République française à la seule lueur des influences exercées sur ses institutions par les milieux d’affaires.

Le lobbying, facteur d’intégration

On ne peut pas comprendre l’importance prise par le lobbying européen sans passer par cette interrogation qui est au centre de toute réflexion sur l’intégration : comment des gouvernements nationaux ont-ils pu, au fil des décennies, accepter et même contribuer à l’émergence d’un pouvoir supranational à Bruxelles ? Là réside le paradoxe fondateur du pouvoir européen, ce que l’on est tenté d’appeler son mystère. Ne nous dit-on pas que l’Europe a ceci d’inouï qu’elle est sinon un État, au moins une entité politique qui ne s’est pas forgée autour du vainqueur d’un conflit, qui n’a pas été imposée par une nation aux autres mais qui est, depuis l’origine, un acte de volonté collectif réunissant vaincus et vainqueurs ? Revenir sur le lien entre la création des communautés et la défaite allemande lors de la Seconde Guerre mondiale nous éloignerait du sujet. Toujours est-il que la construction communautaire est admise de l’intérieur en dépit des limitations de pouvoir évidentes qu’elle impose à ses composantes.

La chronique communautaire fournit maints exemples de conflits d’intérêts ou de divergences de vue entre, d’un côté, les dirigeants nationaux, de l’autre, les dirigeants européens. Les moins savoureux ne sont pas tirés de la politique de concurrence. La Commission européenne, qui dispose en la matière de pouvoir quasi judiciaire, puisqu’elle prend des décisions (autorisation/autorisation sous conditions/interdiction des fusions entre entreprises, contrôle des aides d’État, sanction des cartels et abus de position dominante), se heurte constamment aux autorités publiques nationales ou locales. Souvenons-nous des échanges entre Nicolas Sarkozy, alors ministre des Finances et de l’Économie du gouvernement Raffarin, et Mario Monti, commissaire européen à la Concurrence, au moment du renflouement par l’État français du groupe industriel Alstom. Bercy dut se plier aux impératifs de Bruxelles afin que les fonds publics investis dans le groupe ne créent pas de distorsion de concurrence vis-à-vis, notamment, de Siemens, son grand concurrent européen. Quelques années plus tôt, il était question de sauver Air France, mise en péril par l’insuffisante préparation à la libéralisation du transport aérien décidée à Bruxelles avec les gouvernements nationaux. Passons sur les batailles récurrentes entre la Commission et Berlin, Munich ou Düsseldorf au sujet, cette fois-ci, du soutien des Länder aux banques publiques régionales allemandes, ou encore sur l’épique dossier du financement du logement social néerlandais qui aboutit à rendre plus d’autonomie aux États en matière de services publics dans le cadre du futur traité de Lisbonne. Et pourtant, les traités où figurent les principes du droit de la concurrence européen ont été signés par les chefs d’État.

Les directives qui les mettent en œuvre ont été adoptées par le Parlement et par le Conseil des ministres. Les dirigeants nationaux seraient-ils idiots ou masochistes ?

Il serait plus juste de dire qu’ils sont myopes. Ils sous-estiment les conséquences de leurs actes par ignorance des usages qui seront faits du droit qu’ils coproduisent. L’intégration est un processus de sédimentation juridique qui se construit dans la durée avec l’aide de cette institution méconnue mais ô combien centrale dans l’édifice : la Cour de justice des communautés européennes. Serait-on jamais passé, sans la Cour de Luxembourg, des deux articles griffonnés dans un sous-sol du Commissariat général au Plan en 1950, portant sur les ententes et les positions dominantes et visant à contrôler la vague de concentration de l’industrie de la Ruhr, à l’édifice majeur qu’est le droit européen de la concurrence actuel ? Certainement pas. C’est au milieu des années 1970, dans la phase creuse de l’intégration européenne, que la Cour a donné à la Commission la base juridique lui permettant (ce que les traités ne prévoyaient nullement) d’élaborer, à partir de ces brefs articles, un droit secondaire, autrement dit les règlements du Conseil et autres décisions de la Commission sur lesquelles repose aujourd’hui encore son pouvoir d’autorité de la concurrence européenne. On pourrait aussi revenir sur l’effet de cliquet provoqué par l’arrêt Cassis de Dijon de 1979, qui va créer un environnement juridique nouveau et particulièrement favorable à l’« abaissement des barrières non tarifaires » au sein du marché intérieur. Il y a, au fondement de l’activité communautaire, l’articulation entre un droit (la lettre des traités), une volonté d’affirmation institutionnelle (de la part de la Commission, du Parlement et de la Cour de justice), et l’utilisation du levier institutionnel, juridique et juridictionnel par des groupes d’intérêts. Le lien de la machinerie européenne avec l’univers politique nationale est ténu. C’est d’autant plus vrai en France où la marginalisation et l’inféodation du Parlement au pouvoir exécutif empêche tout débat comparable à celui qui peut avoir lieu à Copenhague ou à Berlin au sujet des décisions passées ou futures en matière de politique européenne. Comme l’a noté Christian Lequesne dès 1993, la fabrique de la politique européenne de la France échappe complètement au contrôle législatif [3]. Elle reste aujourd’hui entre les mains d’un service de coordination interministériel rattaché au Premier ministre.

Pour se déployer, la politique européenne a besoin de maintenir les dirigeants nationaux à distance. Cette mise à distance procède de plusieurs phénomènes. La myopie naturelle des autorités nationales vis-à-vis du fait européen en est un. La politique judiciaire de la Cour de Luxembourg en est un autre. Prenons seulement trois exemples d’initiatives prises par les juges et par eux seuls, et sans lesquels la construction politique européenne ne serait pas devenue ce qu’elle est : l’affirmation en 1964 de la primauté du droit communautaire, le principe de compétence implicite de 1971, et enfin celui de la reconnaissance réciproque, affirmé en 1979.

Cette jurisprudence permet à la Commission de tirer des traités une force décuplée. Enfin, le vote à la majorité qualifiée au Conseil libère la capacité d’initiative de la Commission européenne en facilitant l’adoption des textes.

Toutefois, les États membres et leurs gouvernements ne sont pas seulement la source première du pouvoir de la Commission et du Parlement, ils ne sont pas seulement une force d’inertie qu’il faut savoir tempérer, ils sont également une source de légitimité. La mise à distance de la politique nationale s’opère au prix d’une perte potentielle de légitimité, comme le montre le débat déjà ancien sur le « déficit démocratique » européen (mais parle-t-on du déficit démocratique français ?). Cette perte doit être compensée. L’affirmation des lobbies y contribue. Leur fonction quasi institutionnelle est de contribuer à pallier les manques de la représentation démocratique, au sens classique, en lui adjoignant une participation active des groupes d’intérêts. « La commission a toujours été une institution ouverte aux apports extérieurs. La Commission croit que ce processus est fondamental pour le développement de ses politiques. Ce dialogue s’est avéré valable tant pour la Commission que pour les parties extérieures intéressées. Les fonctionnaires de la Commission reconnaissent la nécessité d’un tel apport et l’estiment bienvenu », peut-on lire dans un document du secrétariat de la Commission de 1992.

Le lobbying, facteur de légitimité

Compte tenu des conditions dans lesquelles la Commission peut s’affirmer, une représentation proprement européenne des intérêts économiques et sociaux est pour elle une question de survie. Faut-il au reste s’étonner que, dans un système organisé à l’échelle d’un continent, avec un demi milliard d’habitants et un système productif aussi sophistiqué et régulé que le sien, la représentation appelle d’autres relais que la voie parlementaire classique ou la médiation des exécutifs nationaux ? Les lobbies participent d’une forme nouvelle de la représentation adaptée à la fois à la nature et à l’objet, économique, du projet européen.

On aurait pu penser que l’émergence du Parlement européen comme institution à part entière, capable d’infléchir les choix de la Commission et les compromis du Conseil des ministres, démonétise le lobbying en substituant à des influences multiples et parfois peu visibles une forme de représentation « vraiment représentative ». Il n’en a rien été. Le Parlement fournit au contraire un surcroît de travail aux professionnels de l’influence car il allonge le processus décisionnel et est une source d’incertitudes supplémentaire. En réalité, le lobbying européen croît et embellit à mesure que les institutions européennes consolident leurs compétences et étoffent leur agenda. Dire que la représentation parlementaire ne suffit pas à l’exercice législatif européenne relève pas d’une affirmation de principe mais d’un constat de fait. Plus d’Europe, c’est plus de lobbying.

Pour la Commission, les représentants d’intérêts sont une source d’expertise indispensable et, pour tout dire, un allié dans l’entreprise de régulation et de normalisation à l’échelle continentale dans laquelle elle investit l’essentiel de ses forces. Elle a cherché à en faire en outre un élément de légitimité en plaçant la bonne gouvernance, la pratique systématique de la consultation mais aussi la diversification des intérêts présents à Bruxelles au centre de sa politique. L’initiative consistant à « mieux légiférer », et par laquelle la Commission s’impose de passer tout projet législatif au crible d’une étude d’impact, n’en est que le dernier avatar. C’était au reste également un moyen de répondre aux critiques de la « régulation excessive » venues du Royaume-Uni, de l’Irlande et des Pays-Bas à partir de la fin des années 1990. La Commission finance également une multitude d’associations, notamment en matière de protection de l’environnement et de défense des consommateurs, ce qu’au reste lui reprochent les conseils en lobbying travaillant généralement pour des grands groupes. Ils y voient une source d’instrumentalisation du lobbying par la Commission européenne et, pour tout dire, de concurrence déloyale. Les grands groupes payent leur influence au prix fort, alors que les ONG sont subventionnées, protestent-ils en substance.

Le financement du lobbying sur fonds communautaires, s’il répond à un souci de diversification des intérêts, n’a rien de nouveau. La confédération européenne des syndicats reçoit depuis toujours un soutien décisif du budget communautaire. Il est de notoriété publique, par exemple, que le COPA/COGECA, la confédération agroalimentaire qui est aussi l’une des plus anciennes organisations présentes à Bruxelles, établit son agenda interne en fonction de celui des groupes de travail pilotés par la Commission, afin de faire de substantielles économies de frais de déplacement, le poste habituellement le plus lourd de toute organisation constituée à l’échelle européenne. Parler à ce sujet de subvention n’est pas abusif, comme le reconnaissent les intéressés eux-mêmes.

Il est enfin frappant que la Commission n’ait réellement commencé à faire la théorie de ses relations avec les lobbies que poussée par le Parlement – avec lequel elle entretient une relation complexe de coopération et de concurrence – et bien plus lentement que lui. Le rapport Ford sur les groupes d’intérêts, publié en 1996, s’était rapidement accompagné d’une première salve de régulation, consistant à rendre publiques les demandes d’accès au Parlement faites par des lobbyistes mais aussi à exiger, de la part des eurodéputés, plus de transparence dans leurs relations avec les lobbies. Il débouchera sur la création du seul registre qui existe actuellement, en attendant celui annoncé par Siim Kallas, et qui consiste dans une liste de personnes accréditées auprès du Parlement, où figure également leur employeur. Le Livre blanc sur la gouvernance de la ComMission, où celle-ci exprime très ouvertement son besoin de lobbying, ne paraît qu’en 2001. Il débouche sur l’obligation faite aux fonctionnaires de traiter de façon équitable les groupes d’intérêts, autrement dit de veiller eux-mêmes à l’équilibre et à la proportionnalité des influences auxquelles ils sont exposés. Ce Livre blanc sera suivi, un an et demi plus tard, d’une communication intitulée « Vers une culture renforcée de la consultation et du dialogue ». L’ETI n’est que le prolongement de ce travail d’autorégulation et d’autolégitimation lancé il y a sept ans.

« Peu importe qui est assis autour de la table : Français, Anglais, Indien, Américain ou Polonais, confie un haut fonctionnaire européen, ce que je vise, c’est la meilleure réglementation qui soit, celle qui, si possible, s’imposera dans le reste du monde. » Ce point de vue est très révélateur de la culture politique de la Commission. La « bonne gouvernance » – la consultation extensive des stakeholders, autrement dit des parties prenantes (ONG, entreprises, États tiers, représentants des consommateurs ou des salariés), en théorie mises sur un pied d’égalité –, associée à un travail selon les canons de la démocratie représentative, avec le Parlement et le Conseil, est devenue une marque de fabrique communautaire, le savoir-faire propre du pouvoir communautaire européen. Mais la consultation, autrement dit la négociation non institutionnelle, est pensée et vécue par la Commission comme un atout dans le rapport de force qui l’oppose à d’autres institutions européennes. Et elle l’est probablement.

Que penser de l’initiative Kallas ?

Dans ce contexte, comment comprendre l’initiative du commissaire Kallas, exigeant plus de transparence ? La Commission européenne se découvre victime du succès de sa propre politique de soutien à la représentation des intérêts. Elle entreprend donc de la réguler pour lui donner plus de légitimité et de crédibilité. Elle entend donner des gages d’équité. Mais son initiative a été prise à son tour dans le maelström des jeux d’influence bruxellois. Les ONG se sont défendues d’être des lobbies et, à tout le moins, d’être traitées comme des intérêts économiques et leurs conseils. L’ETI a été l’occasion pour le CEO, Corporate Europe Observatory (basé à Amsterdam), comparable à Citizen Watch aux États-Unis, de dénoncer le lobbying d’entreprises et d’affiner ainsi son profil de « lobby anti-lobbies ». L’organisation publie, par exemple, un amusant guide du quartier européen de Bruxelles, consacré aux bureaux de lobbying de l’industrie [4]. La position du CEO, qui a publié d’intéressants ouvrages aux accents altermondialistes, sur la politique européenne est claire : les décideurs publics européens subissent une influence excessive des intérêts industriels. Avec trois autres ONG (Friends of the Earth Europe, Spinwatch et Lobbycontrol), elle décerne chaque année un « Prix du pire lobbyiste » (Worst Lobby Award). Était nominé pour 2007 EPACA (European Public Affairs Practioners Association), fédération européenne des conseils en lobbying créée en 2005, au titre de son lobbying contre l’initiative transparence de Siim Kallas [5] !

À l’opposé, les conseils en lobbying et leurs clients critiquent l’influence excessive des ONG sur les députés et certaines directions de la Commission européenne (DG environnement, DG affaires sociales). Ils reprochent à cette dernière de leur donner une importance disproportionnée pour pallier son déficit démocratique. Ce faisant, ils feignent d’ignorer que leur propre présence procède non seulement d’un besoin de leurs clients mais aussi d’une demande institutionnelle, et ils reproduisent, en le retournant, le discours des ONG qui justifient leur activisme par l’importance du lobby adverse.

De nombreuses ONG demandent en outre que l’inscription sur le futur registre de la Commission soit obligatoire plutôt que facultative. Tout en restant apparemment ferme sur ce point, la Commission a proposé de renforcer l’incitation à s’inscrire en liant cet acte à la possibilité de participer aux consultations en ligne qu’elle organise. Pour les organisations représentatives qui travaillent en leur nom propre, cela revient pratiquement à créer une obligation de s’enregistrer. Pour les cabinets de conseil en affaires publiques, en revanche, cela ne constituera pas une incitation aussi évidente car ils agissent uniquement au nom de leurs clients et n’ont pas vocation à prendre position en tant que conseil (sauf précisément sur la régulation du lobbying). Par conséquent, le risque est bien réel de voir une partie de la profession rester hors de toute réglementation, y compris de l’autorégulation (certains cabinets n’ont jamais signé les codes de conduite des deux associations professionnelles, EPACA et SEAP). Par ailleurs, la participation aux consultations est très loin, on l’a vu, d’être le seul moyen d’exercer de l’influence sur la politique européenne. Elle n’est que le moyen le plus visible et sollicite au reste les organisations les plus facilement repérables dans le paysage.

Ces mesures auront donc une portée limitée sur la pratique du lobbying européen, car elles n’en touchent pas les ressorts. Obliger les lobbies à divulguer leurs sources de financement fournira une information supplémentaire et certes intéressante sur les moyens d’influence déployés dans la capitale européenne. Mais l’observation de faits simples comme la taille des locaux occupés et le nombre de personnes employées fournissait déjà des informations précieuses. Ajoutons qu’à défaut d’inclure tous les conseils en lobbying dans le système, il sera toujours possible de recourir à des forces « auxiliaires » échappant à toute publicité. Dans un système ouvert, la transparence ne fait que repousser les limites de l’opacité, elle ne l’élimine pas.

Les contrepoids les plus sûrs à une influence excessive d’intérêts spécifiques résident dans la force des institutions elles-mêmes. La Commission européenne ne s’y est pas trompée qui propose de renforcer ses « standards de consultation », comme l’avait fait jadis le Parlement. Se pose alors la question de l’autonomie de ces institutions, en termes d’expertise notamment, lorsqu’on voit l’usage parfois abusif d’expertises économiques fait par les lobbies. La Commission européenne a conscience de ce point faible : pendant l’examen de son projet de règlement des produits chimiques, qui a suscité à Bruxelles la mobilisation de lobbyistes probablement la plus importante de toute l’histoire communautaire, la Commission avait organisé un exercice consacré à la synthèse et à la critique de plus de trente études d’impact qui avaient été produites par les groupes d’intérêts.

Plus encore, au Parlement européen, l’insuffisance des moyens de recherche propre est frappante compte tenu des enjeux des législations examinées. Le renforcement des services internes du Parlement serait, de l’avis unanime des députés, utile à une approche plus éclairée des sujets. Par ailleurs, une mesure toute simple consistant pour les députés à annexer à leur rapport la liste de tous les intérêts qu’ils ont reçus et entendus constituerait un réel progrès en matière de transparence. Bien qu’évoquée par certains élus, elle n’a pas fait à ce jour l’objet d’une proposition concrète.

Un autre contrepouvoir consiste dans l’équilibre interinstitutionnel et dans le jeu politique entre États (au Conseil européen) et entre élus (au Parlement). Là encore, Reach fournit un exemple saisissant de la politisation d’un sujet et de la polarisation du débat comme moyen de parvenir à une solution équilibrée. Les organisations environnementalistes dénoncent les reculs, en termes de protection de la santé et de l’environnement, occasionnés par les changements apportés au texte au cours de son examen parlementaire. Mais personne ne nie qu’il constitue un progrès immense par rapport à la situation antérieure. Rappelons pour l’anecdote que, sur ce dossier, le rapporteur socialiste italien Guido Sacconia reconnu qu’entre les innombrables consultations qu’il avait faites, celle de la Confédération européenne des syndicats lui avait été particulièrement précieuse. Non, ou non seulement, parce qu’étant lui-même ancien syndicaliste, il lui attacherait un intérêt particulier, mais parce que la CES, étant elle-même tiraillée entre la logique productiviste et compétitive, qui tendait à demander un assouplissement des normes de protection proposées, et la logique de protection de la santé et de l’environnement, qui allait en sens inverse, aurait réalisé une sorte de synthèse qui pourrait préfigurer celle qui s’établirait au niveau des eurodéputés. Le lobbying, fléau ou mutation de la démocratie ?

La prime aux plus grands

Il est en revanche une réserve jamais formulée à l’égard du lobbying européen et néanmoins irréfutable. Par sa nature européenne même, il introduit un biais dans la représentation à laquelle, nous le répétons, il concourt. Le fait communautaire favorise par nature les intérêts pan-européens. Une entreprise organisée à l’échelle du continent aura plus de facilité, pas tant à se faire entendre, qu’à élaborer et exprimer une position européenne, dans les termes propres des institutions européennes dont le discours roule sur l’« intégration » des marchés, par rapport à une organisation réunissant des structures nationales plus promptes à défendre l’idée de subsidiarité. Entre Axa, d’un côté, et une réunion de mutuelles d’assurances nationales (non intégrées au sein d’une entreprise), de l’autre, il y a un écart de capacité d’influence qui n’est pas imputable à un quelconque a priori idéologique des décideurs communautaires, mais est inhérent au fait européen. Cet écart est tout sauf neutre. Les lobbies les plus entendus à Bruxelles ne sont pas les lobbies industriels contre les lobbies environnementalistes, ce sont les lobbies intégrés ou intégrationnistes, contre les lobbies décentralisés, voire « subsidiaristes » (au sens de défenseurs du principe de subsidiarité). Il peut être difficile, même avec des arguments solides, de résister à une politique d’intégration. Les services financiers de détail en fournissent un exemple frappant. La Commission européenne s’est engagée dans un travail d’harmonisation de certains services comme le crédit à la consommation en dépit du caractère éminemment décentralisé et local de la distribution de ce type de produits. Elle agit ainsi à la fois selon sa vocation et sous une pression réelle d’une poignée d’établissements financiers qui ont acquis ces dernières années une taille européenne et voient dans une harmonisation une source d’économie d’échelle.

Pourtant, les arguments économiques pour une telle harmonisation sont relativement faibles et surtout l’opposition politique forte, comme l’ont montré les cinq années de débat, inachevé au reste, sur ce projet de texte. Cet exemple montre le biais intégrationniste européen mais dément en même temps l’idée selon laquelle on aurait affaire à une machine folle, sans pilote, à une sorte de rouleau compresseur de l’harmonisation. Il est d’ailleurs frappant de noter que cette harmonisation se traduira probablement par une amélioration conséquente du niveau moyen de protection des consommateurs en Europe dans ce domaine.

À défaut d’avoir formulé le diagnostic de ce biais intégrationniste, la Commission et le Parlement risquent de prêter le flanc à la critique du nivellement aveugle et de la prime à la taille. Les antidotes existent pourtant. Ils se nomment Parlement et Conseil des ministres, où les positions nationales sont vertement défendues. Ils résident aussi dans un apprentissage de l’activisme européen par les regroupements d’entités décentralisées, la directive européenne sur les services et les débats sur les services d’intérêt général ont produit à cet égard un effet d’apprentissage impressionnant sur les acteurs locaux.

Le lobbying n’est plus, et cela depuis longtemps, une manière contestable de faire de la politique à Bruxelles mais la réponse apportée à une double demande, institutionnelle (de légitimation) et sociale (de représentation). Composante endogène de l’intégration européenne, il est probablement, à côté du monopole d’initiative de la Commission, du vote à la majorité au Conseil européen et du principe de primauté du droit communautaire, le quatrième pied sur lequel repose l’édifice politique européen. En ce sens, il contribue à démocratiser l’édifice européen, n’en déplaise aux tenants du « retour du politique » et aux parangons de la « représentation nationale ». Mais le contraste existant entre la place qu’il occupe de fait et l’inconfort que ce constat engendre montre que l’analyse du processus d’intégration n’a pas été menée à son terme. Le débat actuel sur le lobbying le confirme. La grammaire politique de l’Union reste à écrire.

Histoire du lobbying en Europe

Dès les années 1980, fleurissent à Bruxelles les consultancies : transfuges de la Commission, des cabinets d’avocats ou spin off des grands cabinets qui tentent l’aventure en indépendant.

Dans son très informé Lobbying européen [6], Daniel Guéguen distingue quatre étapes dans l’évolution du phénomène de lobbying. Une étape de construction, d’abord, qu’il appelle celle du « lobbying fusionnel », entre 1957 et 1970. Ce sont les temps héroïques de la Politique agricole commune et des débuts de la politique commerciale, lorsque le GATT crée un immense appel d’air à Bruxelles et permet de définir une position commune européenne, l’époque où les syndicats agricoles sont, sinon aux commandes, au moins copilotes. Suit une phase dite de « reflux » entre 1971 et 1987, lorsque la machine européenne est bloquée par les dissensions entre États et que l’exercice de toute influence par une entreprise ou un secteur exige de véritables qualités de « diplomate ». Les leviers juridiques et institutionnels européens étant freinés, les fonctionnaires nationaux ont la main. Puis vient l’époque dite du « lobbying stratégique » qui coïncide avec l’avènement du Grand Marché. L’Acte unique, qui trace la voie de sa réalisation sous la forme d’un immense agenda réglementaire, est signé en 1986, à peine plus d’un an après l’arrivée à la tête de la Commission européenne de Jacques Delors, l’ancien ministre de l’Économie de François Mitterrand. C’est un âge d’or du lobbying car la mécanique fédérale (monopole d’initiative de la Commission et vote à la majorité qualifiée du pouvoir législatif, dans ses branches parlementaire, au Parlement, et intergouvernementale, au Conseil) se remet en place et se renforce. Ces deux décennies sont fondatrices, comme l’explique Daniel Guéguen, qui y voit apparaître « les grandes techniques de lobbying encore employées aujourd’hui » : « la crédibilité technique », une approche globale qui inclut tous les relais d’influence (Commission, Parlement, groupes d’experts, syndicats, ONG, presse), et enfin une communication qui assure de la visibilité sur une scène politique saturée.

À ces trois étapes, Daniel Guéguen en ajoute une quatrième, qui aurait débuté en 2006 : celle du lobbying « transversal », dans ce qu’il appelle, avec le sens de la provocation qui lui est propre, « L’Europe à 30 ». La taille actuelle de l’Union, ne fût-elle que de 27 États, appelle selon lui une « modification radicale » des techniques de lobbying. Elle remet en cause les associations professionnelles, handicapées par leur taille même (les fédérations professionnelles s’élargissent au rythme de l’Union, parfois même avec un peu d’avance sur elle, si bien qu’elles comptent souvent autour de 30 membres). Guéguen plaide pour le passage d’un lobbying sectoriel (ou catégoriel) à une approche « transversale » qui couvre « toute la chaîne de valeurs » et coalise entreprises, syndicats, consommateurs, ONG. Ce séquençage, qui s’appuie sur des éléments objectifs, est un appel aux entreprises à repenser leur stratégie d’influence. Daniel Guéguen, qui a été pendant plus de vingt ans l’un des principaux lobbyistes de l’industrie sucrière puis agricole (il fut secrétaire générale du COPA/ COGECA, la puissante confédération agricole et agroalimentaire) à Bruxelles, a été l’un des deux premiers Français à créer un cabinet de conseil en affaires européennes, Clan Public Affairs.

Cependant, les différentes formes de lobbying décrites par Daniel Guéguen ne se sont pas strictement succédées dans le temps (ce qu’il ne prétend pas) ; elles se superposent, comme en témoigne le paysage actuel du lobbying qui regroupe, selon les estimations, plus ou moins 15 000 professionnels. Fédérations professionnelles et syndicales, européennes et nationales, côtoient les bureaux de représentations d’entreprises, les coalitions sectorielles de groupes internationaux, les ONG environnementales ou sociales et les cabinets de conseil en lobbying, grands (environ 50 personnes) ou petits. Les one man shop ne sont pas rares, les cabinets d’une dizaine de personnes, courants. La crise de la représentation des grandes fédérations européennes ne date pas d’hier. Les grandes banques et assurances européennes, par exemple, ont créé dès 2000 une European Financial Services Roundtable dont le lobbying très proactif a eu une influence réelle sur la politique de libéralisation des marchés et des services financiers menée ces dernières années. Exemple plus ancien, l’European Roundtable of Industrialists, qui a joué dès les années 1980 un rôle décisif dans la mise en place de l’Acte unique de 1986, a été créée en partant du constat de l’incapacité de la confédération patronale européenne,l’UNICE, à porter la voix des grandes entreprises transnationales.

La modernisation et la professionnalisation du lobbying à partir du milieu des années 1980 coïncide avec la création d’une industrie de l’influence sui generis. Elle travaille avec les entreprises, notamment extra-européennes, qui voient dans la politique de libéralisation et de normalisation, résumée dans le terme d’« achèvement du marché unique », une source d’opportunité et de risques. Dès cette époque, le carcan de la représentation classique, institutionnelle des fédérations professionnelles, commence à sauter. On a alors vu fleurir à Bruxelles les consultancies dont quelques grands noms restent encore présents dans le paysage tandis que d’autres apparaissent régulièrement : transfuges de la Commission, des cabinets d’avocats ou spin off des grands cabinets qui tentent l’aventure en indépendant.

Après cette phase initiale de floraison qui remonte aux années 1985-1995, est venue une période de concentration, de nombreux cabinets ayant été rachetés par les grandes enseignes internationales des relations publiques et des affaires publiques que sont Fleishman Hillard, Burson Marsteller, Hill & Knowlton ou Weber Shandwick. Dans une industrie où, à l’instar du conseil juridique, toute la valeur réside dans le « capital humain », ces grandes enseignes ont trouvé chez les pionniers du lobbying des connaisseurs des institutions qu’à l’époque aucune école ni université en Europe ne pouvait encore proposer (exception faite du Collège de Bruges, créé en 1947). Or le lobbying « stratégique » et même « transversal » décrit par Daniel Guéguen, celui qui ne se soucie pas des contraintes de représentativité mais mise sur les coalitions (notamment avec des ONG), sur la communication et les relations avec la presse, qui use et abuse du recours à l’expertise économique et juridique, fait de l’« agenda setting » pour intervenir le plus tôt possible dans le processus législatif, ce lobbying-là est précisément le savoir-faire spécifique de ces conseils en affaires publiques. L’intérêt est à l’industrie du lobbying ce que l’aiguillon de la demande et son corollaire, l’innovation, sont au monde productif.

Le secteur financier fournit un exemple frappant de la cohabitation entre une forme de représentation traditionnelle, celle des grandes institutions professionnelles que sont la Fédération européenne des banques et le Comité européen des assurances, d’un côté, et des formes plus « pointues » comme, par exemple, l’European Financial Roundtable ou l’European Parliamentary Financial Services Forum. Chacun joue son rôle. Les premiers servent de représentation de l’ensemble d’un secteur et, par là même, de légitimation et de test des choix réglementaires proposés par la Commission européenne, les seconds d’aiguillon de l’agenda européen. La proposition de créer un cadre paneuropéen pour les retraites privées n’aurait pas pu être portée par une organisation comme le CEA, qui intervient beaucoup plus comme un instrument de validation technique et politique a posteriori.

F. A.

couve chroniques

Cet article a été publié dans les Chroniques de la gouvernance, Éditions Charles Leopold Mayer, Paris, 2008.

par Florence Autret, le 4 juillet 2008

Aller plus loin

 Plus de transparence dans le processus législatif européen, communiqué de la Commission européenne, 23 juin 2008

 Douze ans de débat européen sur le lobbying : initiatives politiques

Source : Chroniques de la gouvernance, 2008.

 Douze ans de débat européen sur le lobbying : initiatives de groupes d’intérêts ou de professionnels

Source : Chroniques de la gouvernance, 2008.

Pour citer cet article :

Florence Autret, « L’ « affaire Kallas » : peut-on réguler les lobbyistes ? », La Vie des idées , 4 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-affaire-Kallas-peut-on-reguler

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Notes

[1Affaire révélée en 2006 dans laquelle le lobbyiste Jack Abramov fut convaincu d’avoir corrompu plusieurs membres du Congrès américain, démocrates et républicains, pour le compte de certains de ses clients.

[2Rogier Chorus, qui fut président de la SEAP, a établi à cette occasion un récit de l’histoire de l’association « The SEAP saga : ten years of organising a young profession » qu’il est probablement possible d’obtenir auprès du secrétariat de la SEAP.

[3« Paris-Bruxelles : comment se fait la politique européenne de la France », presses de la FNSP, 1993.

[4« Lobby Planet. Brussels the EU quarter. Explore the corporate lobbying paradise », téléchargeable sur le site du CEO.

[5Ce sont finalement les constructeurs automobiles allemands qui l’ont emporté pour les pressions qu’ils ont exercées sur la Commission européenne pour empêcher, et à tout le moins retarder, la réduction obligatoire des émissions de CO2 des voitures.

[6Europolitique, L.G.D.J., février 2007

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