Le transfert de compétences aux communes et aux établissements intercommunaux a donné une acuité aux enjeux d’action publique locale. Mais comment en débattre dans le cadre d’une campagne municipale ?
Le transfert de compétences aux communes et aux établissements intercommunaux a donné une acuité aux enjeux d’action publique locale. Mais comment en débattre dans le cadre d’une campagne municipale ?
Les élections municipales, comme tout scrutin, voient se confronter différents programmes, portés par chacune des listes en course. Le contenu de cette offre programmatique peut cependant être très variable, de l’affichage de grandes valeurs aux propositions d’action concrète en passant par des engagements chiffrés. Le renforcement des responsabilités des communes et groupements intercommunaux, au gré des différents « actes » de décentralisation, donne en tout cas matière à une mise en débat des orientations à prendre et des actions à mener, que ce soit en matière de services de proximité, d’aménagement urbain, de logement ou de transports mais aussi d’action sociale, d’éducation, de culture... A priori, les sujets de controverses et de disputes ne manquent pas. Les élections locales suscitent d’ailleurs des interpellations de toute une série de groupements et de citoyens et se prêtent, dans la presse locale et nationale, à des bilans commentés et des comparaisons de projets présentés par les candidat.e.s en compétition.
Les élections municipales concrétisent-elles vraiment cette opportunité démocratique de mise en débat des choix collectifs dans des collectivités aux pouvoirs étendus ? Poser cette question invite à voir ce que la « politique électorale » fait à la « politique des problèmes », et inversement. Les campagnes électorales sont-elles des moments de controverses, voire de confrontation entre différentes visions de l’action publique territoriale (municipale et intercommunale en l’occurrence) ? À travers ces questions, il s’agit de se demander si l’action publique territoriale est vraiment un « enjeu » [1] des campagnes municipales : la compétition électorale locale se joue-t-elle sur l’action publique (passée ou à venir) ? On peut par ailleurs se demander dans quelle mesure la mise en débat de l’action publique, à l’occasion d’une campagne électorale, détermine, oriente ou contraint l’action publique déployée à l’échelle municipale ou intercommunale. Ce texte revient sur les évolutions du traitement des enjeux d’action publique dans les campagnes municipales, pour mieux questionner les tendances observables lors de la campagne 2020. La relative standardisation [2] de l’action publique territoriale et la relative dépolitisation des élections municipales n’empêchent pas des formes de démarcation par l’action publique dans le cadre de la compétition électorale. Les effets sur les politiques menées ne sont pas nuls, mais restent difficiles à modéliser.
Si l’on s’en tient à la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, trois cycles se dégagent, qui correspondent à trois façons d’associer l’action municipale à une « vision politique », c’est-à-dire à la fois à des valeurs et à des orientations d’action polarisées, et donc potentiellement conflictuelles. Ces variations ne sont pas sans incidence sur la façon de traiter les enjeux d’action publique dans les campagnes municipales. Néanmoins, elles s’expriment inégalement selon la taille des communes. Les plus petites sont assurément moins portées à connaître une politisation des campagnes électorales, même si parfois des sujets éminemment concrets (comme des permis de construire) nourrissent une compétition politique intense [3].
Le premier cycle, courant jusqu’aux années 1970, est marqué par la célébration locale de l’apolitisme, confinant les espaces municipaux à une fonction administrative, tout au plus à un rôle de prestataire de services techniques (eau, assainissement, voirie). Dans cet esprit, l’agir communal est résolument gestionnaire, ce qui prête peu le flanc à des débats d’orientations et à la conflictualité. Ceci s’adosse à une représentation classique de l’espace local en des termes unitaires, consistant à associer cet échelon à une idée de communion et tenant à l’écart de la communauté locale les ferments de division (ce que l’universitaire américain Mark Kesselman a qualifié de « consensus ambigu »). L’apparente dépolitisation n’est alors pas sans lien avec la configuration politique de nombreuses municipalités, dirigées par des alliances de partis à géométrie variable d’une ville à l’autre. La SFIO se retrouve parfois aux commandes de la municipalité aux côtés de forces de centre droit et de droite, comme à Nantes ou Marseille, quand ailleurs des notables, tels J. Chaban-Delmas, s’emploient à vassaliser des rivaux de différents bords [4]. La conservation du pouvoir implique un certain flou dans les propositions, afin de faire tenir les alliances. Ce modèle est néanmoins contrebalancé par les municipalités communistes qui prétendent faire de leur gestion un contre-modèle, via des politiques d’équipement volontaristes notamment.
Le second cycle s’amorce dans les années 1970 autour d’une dynamique d’investissement et de mise en débat des possibilités d’action offertes par les municipalités. L’échelle communale apparaît aux forces politiques de gauche comme une échelle de conquête du pouvoir pouvant permettre la mise en œuvre de programmes de transformation des conditions de vie des habitants et préfigurer une alternance politique nationale. Ce cycle débute avec des expériences citoyennes, incarnées par le mouvement des GAM (Groupes d’action municipaux) [5] et longtemps symbolisées par l’expérience grenobloise autour du maire Hubert Dubedout élu en 1965. Ce cycle se prolonge avec l’ambition du Parti socialiste, refondé au début de la décennie, de « changer la ville » pour commencer à « changer la vie ». Les élections municipales de 1977 donnent ainsi l’opportunité à toute une génération de candidats socialistes de porter des enjeux en termes de « cadre de vie », de « démocratie locale », d’« animation socioculturelle » [6], avec l’appui d’un appareil partisan développant une véritable réflexion programmatique sur l’échelon municipal, comme l’illustre par exemple le programme Citoyen dans sa commune, qui fait plus de 100 pages (avec des développements sur l’autogestion communale, le droit à la ville, l’information des citoyens, la justice sociale autour des équipements collectifs…). Cette séquence de forte repolitisation des questions locales se prolonge avec l’élection municipale de 1983 qui signe un retour gagnant de la droite dans de nombreuses municipalités. Celle-ci saisit ce scrutin comme une opportunité de mettre en exergue les atouts d’une politique néolibérale, ce qui se traduit notamment par des promesses de privatisation des services locaux, de réduction des dépenses, de transformation des modes de gestion du personnel municipal, de développement économique local, etc. Émerge une génération d’édiles se targuant d’être des entrepreneurs modernes (tels A. Carignon à Grenoble ou J. Bousquet à Nîmes). Au tournant des années 1970-1980, le clivage droite/gauche tel qu’il se structure nationalement se décline ainsi à l’échelon municipal, avec des programmes partisans et des prises de position homogènes sur l’ensemble du territoire. Daniel Gaxie et Patrick Lehingue parlent alors d’une « nationalisation » des élections municipales [7].
Le troisième cycle s’esquisse dans les années 1990 avec le développement d’une conception de plus en plus standardisée et dépolitisée des politiques locales. L’action publique territoriale, ses grandes orientations ou sa valorisation même ne sont plus construites en marqueurs politiques. Les formations politiques délaissent peu à peu le travail programmatique sur les questions locales. Elles se contentent de plateformes limitées à quelques grands principes et dépassant rarement le format du « quatre pages », comme pour le PS en 2008 et 2014. Aujourd’hui encore, les partis semblent plus enclins à vanter des « initiatives locales » (site internet du PS) ou « la bonne gestion locale » (pour le président des Républicains). Dans ce cadre, les sortants privilégient la technicisation des discours et le pragmatisme pour vanter leur capacité à dynamiser leur territoire, tandis que leurs rivaux sont enclins à dénoncer des efforts insuffisants ou une méthode trop peu ouverte et démocratique. La « gestion compétente » devient un étalon de référence dans les expériences municipales. Les ressorts de cette standardisation et de cette dépolitisation sont aujourd’hui assez bien connus : développement des bureaucraties locales, avec de hauts fonctionnaires territoriaux souvent formés à des savoirs formels de la « bonne gestion publique » [8] ; professionnalisation du personnel politique local, avec une proportion accrue de cadres, et notamment de cadres de la fonction publique territoriale ou de collaborateurs d’élu.e.s [9] ; transferts de compétences importants à des structures intercommunales dont le fonctionnement repose sur des arrangements et des compromis neutralisant la mise en avant de clivages politiques [10]. Cette standardisation n’exclut évidemment pas des formes de différenciation locale mais celle-ci ne repose pas que sur des fondements partisans. La campagne 2020 témoigne de cette standardisation des programmes électoraux, et bien au-delà des seules questions environnementales fortement médiatisées.
Aujourd’hui, tout porte à croire que les candidat.e.s se sentent tenu.e.s de s’approprier et de prendre position sur les mêmes sujets. Plusieurs enjeux témoignent ainsi de la convergence des politiques et des programmes ces dernières années. Même la sécurité, qui a longtemps été un marqueur politique, est devenue un objectif revendiqué par des élu.e.s et des candidat.e.s de différents bords politiques : moins clivante au sein des « partis de gouvernement » à l’échelle nationale, elle l’est aussi dans les programmes municipaux et les politiques locales et si des différences persistent dans les discours et les politiques menées, du moins la question sécuritaire se diffuse-t-elle comme enjeu de campagne et comme objet de politique municipale depuis la fin des années 1990 [11]. En 2020, des listes « Les Républicains » comme des listes « France insoumise » peuvent afficher parmi leurs grandes orientations celle d’une ville « plus en sécurité ». Plus encore que la question sécuritaire, c’est celle du développement local et de l’attractivité qui fait consensus. Pour bon nombre d’élu.e.s et de candidat.e.s dans les communes, il s’agit désormais d’œuvrer à l’attractivité d’un territoire pour se positionner dans une compétition territoriale à coups de réseaux de transports, de salles de spectacle et de zéniths, de requalification des espaces publics et des centres-villes, de pôles de compétitivité et de plateformes collaboratives... De ce volontarisme apparent est attendu un territoire « en mouvement ». Se dessine ainsi une trame commune que se disputent les candidat.e.s, de telle sorte qu’il devient difficile de considérer ces enjeux comme la propriété de forces politiques. Il est de ce point de vue frappant de constater que les différentes listes en compétition reprennent les mêmes thématiques : la sécurité, le développement économique et/ou l’attractivité, mais aussi la démocratie participative et l’environnement.
C’est en effet une caractéristique de cette campagne que de laisser une large place aux questions écologiques et environnementales, présentes dans les programmes de listes relevant de l’ensemble de l’échiquier politique. Cette omniprésence semble relever de facteurs qui dépassent quelque peu les mécanismes de standardisation rappelés ci-dessus. Sans même retenir l’hypothèse d’une « prise de conscience » de l’importance de ces enjeux, plusieurs explications peuvent en effet être avancées : les mobilisations, nationales et internationales, qui ont précédé la campagne (de Greta Thunberg aux marches pour le climat en passant par les occupations d’extinction rébellion) ; la mise en avant, par des médias et des militants écologiques, du rapport du GIEC avançant que 50 à 70 % des mesures d’atténuation et d’adaptation au changement climatique pourraient passer par des actions locales ; le bon score de EELV aux élections européennes [12], qui a incité les Verts à partir seuls en campagne dans nombre de villes, poussant les autres listes à se verdir par d’autres moyens que par la présence d’écologistes ; les débats et mobilisations locales suscitées par des projets controversés, récents ou en cours (St Sauveur à Lille, Notre Dame des Landes à Nantes, Cigéo à Bure, la LGV Lyon-Turin, Europa-City à Garges-Lès-Gonesse…). Nombre de listes déclinent leur souci environnemental à travers un ensemble d’actions très précises, parfois partagées par des listes d’obédiences pourtant très différentes. Ainsi en est-il par exemple de l’appropriation, à partir de quelques villes pilotes (Dunkerque), de la proposition de transports en commun gratuits, déclinée ici et là, éventuellement en faisant varier les publics bénéficiaires. Dans un contexte de fort intérêt pour les questions environnementales, la circulation des recettes d’action publique va bon train : les équipes candidates sont attentives à ce que proposent les autres et reprennent certaines propositions, tandis que certains groupes d’intérêt profitent de la campagne pour défendre des mesures, qui peuvent être reprises par plusieurs listes.
Cependant, si des mécanismes spécifiques aux questions écologiques semblent avoir conjointement favorisé leur mise à l’agenda électoral, leur large présence dans les programmes électoraux tient sans doute aussi à leur intégration dans le paradigme de l’attractivité territoriale : les propositions « vertes » sont souvent mises au service de villes propres et agréables à vivre, soucieuses de la santé de leurs enfants (les propositions de cantines bio et d’amélioration de la qualité de l’air figurent en bonne place). Les enjeux environnementaux sont ainsi plus souvent associés à l’attractivité des villes qu’à des projets globaux de dé-densification et de transformation de la ville, et encore moins à des stratégies de décroissance. La promotion d’une ville plus verte n’est dans ces conditions pas incompatible avec des programmes valorisant également le développement d’industries innovantes et le rayonnement de la ville, voire de grands aménagements urbains (comme celui du candidat Les Républicains à la Métropole de Lyon suggérant un « central park » de plus de 100 hectares comprenant une forêt urbaine et un pôle tertiaire, ou encore celui d’extension de la « coulée verte » défendue par Christian Estrosi à Nice pour faire miroiter une « ville-jardin »). L’environnement devient ainsi un levier de plus de la ville attractive.
Enfin, la standardisation des programmes électoraux se manifeste aussi dans les absences récurrentes : comme dans les élections précédentes [13], l’intercommunalité est largement invisibilisée par les candidat.e.s. Pourtant, elle a, au fil des réformes territoriales, renforcé sa capacité à agir dans de nombreuses domaines (transports, déchets, logement, développement économique…) et sur des périmètres de plus en plus étendus (d’au moins 15 000 habitants). Elle attise logiquement les convoitises des principaux leaders politiques locaux pour lancer des projets et contrôler un territoire élargi. Malgré cela, les candidat.e.s préfèrent passer sous silence le pouvoir d’action croissant de cet échelon, ou au mieux le présentent comme une simple agence de moyens. Alors que certains enjeux mis en avant dans leurs programmes dépendent désormais du pouvoir communautaire, les candidat.e.s cultivent des discours municipalistes plus en phase avec leur territoire d’élection. L’invisibilisation des structures et des jeux intercommunaux reste ainsi une constante du métier politique au local.
Dans ce contexte de standardisation de l’action publique territoriale et de croyance largement partagée dans les vertus du rayonnement territorial, seules quelques listes se placent ouvertement à contre-courant, souvent dans un positionnement explicite de dénonciation de ce qui peut apparaître comme la norme en matière d’action publique territoriale : des listes citoyennes, « gilets jaunes » ou d’extrême gauche dénoncent ainsi « le délire sécuritaire », d’autres prônent l’inclusion plutôt que l’attractivité, d’autres encore défendent la démocratie directe contre la « démocratie participative », autre référence devenue un standard de l’action publique territoriale. Elles tentent de renouer avec une politisation des affaires locales en cultivant une opposition entre une citoyenneté reconquise à la base et des appareils partisans.
Sur des registres différents, la différenciation s’observe également entre des listes qui semblent partager nombre de constats, de croyances et d’orientations. D’une part, la démarcation peut passer par d’autres arguments que les enjeux mis en avant, notamment celui de la compétence : les élections tendent alors vers une compétition mettant en jeu la capacité des différents candidats à porter le même horizon et visant à accréditer leurs meilleures performances. Il s’agit de démontrer sa capacité à faire mieux que les autres, comme quand un rival prétend disposer d’entregent pour attirer davantage d’entreprises ou qu’un sortant s’enorgueillit d’une connaissance des dossiers pour négocier avec davantage de succès des aides de l’État. D’autre part, la distinction peut s’opérer sur un registre plus politique que gestionnaire, même entre des programmes défendant les mêmes options, voire les mêmes actions. Elle peut s’exprimer via la hiérarchisation des enjeux ou les modes de légitimation des orientations et des propositions. Il y a alors bien politisation des listes et des programmes par l’action publique, que celle-ci soit ou non accompagnée d’une politisation par l’étiquetage partisan. Pour ce qui est de la hiérarchisation des enjeux, elle passe par le choix des thématiques placées en tête de programme (la sécurité, l’emploi, le logement…). Pour reprendre l’exemple de l’environnement, on observe non seulement une priorisation différente d’une liste à l’autre mais aussi un positionnement différencié de cette question dans les programmes (thématique transversale ou « rubrique » spécifique). Le traitement des questions environnementales dans les programmes illustre également la façon dont une même question peut être « colorée » différemment. Le même souci de promotion des circuits courts, rangé dans la rubrique « écologie/environnement », peut être associé à la défense d’une agriculture alternative à l’agriculture productiviste mais aussi à une rhétorique de la « préférence locale » et de la défense de ceux « de chez nous », comme le font certain.e.s candidat.e.s du Rassemblement national. Suivant les listes et les candidat.e.s, la défense de transports en commun gratuits associe, ou non, objectifs environnementaux et objectifs sociaux de lutte contre les inégalités. Si la « préoccupation environnementale » semble largement partagée, elle se prête par ailleurs à des focales contrastées : quand beaucoup se concentrent sur la végétalisation des espaces (par une surenchère de promesses de plantations d’arbres) ou sur les modes doux (à coups de kilomètres de pistes cyclables), d’autres, plus rares, préfèrent mettre l’accent sur les problèmes de pollutions publicitaires, de santé environnementale, ou encore de place des animaux. L’association entre préoccupations écologiques et dénonciation de la « marchandisation » est, pour sa part, encore plus rare.
D’autres stratégies de politisation des orientations et propositions sont également observables, à travers par exemple le ciblage de certains groupes sociaux qui apparaissent comme des clientèles électorales privilégiées. L’énoncé de projets de transformation s’article alors avec des signes d’attention prêtée à certaines franges de la population locale : le souci affiché d’une « ville plus sûre », d’une « ville plus propre » ou encore d’une ville « mieux desservie en transports en commun » peut ainsi être rattaché aux problèmes rencontrés par les commerçants de centre-ville comme il peut l’être au « sentiment d’abandon » ressenti par les habitants de quartiers populaires. En d’autres termes, les publics privilégiés par les candidat.e.s révèlent non seulement des visions différentes du monde social, mais aussi des transactions sociales qui pèseront ensuite sur leurs manières de gouverner.
L’action publique en campagne oriente-t-elle les politiques territoriales ou n’est-elle qu’une ressource dans la compétition électorale ? S’il parait évident, au regard des travaux de sociologie de l’action publique, que les agendas électoraux ne peuvent être confondus avec les agendas d’action publique, plusieurs recherches incitent cependant à prendre au sérieux le moment électoral pour comprendre la fabrique de l’action publique territoriale. Par-delà l’effet de la temporalité électorale – la proximité d’une échéance électorale peut favoriser une politique budgétaire plus dispendieuse, alors que les premières années d’un mandat seront davantage propices à un relèvement de la fiscalité –, les travaux sur les politiques de sécurité [14] ont par exemple montré comment la mise à l’agenda municipal d’un enjeu d’action publique pouvait être favorisée par certaines configurations électorales, plus que par la couleur politique de la municipalité en place. Les campagnes électorales restent aussi des moments privilégiés de mise en débat et de visibilisation de certains enjeux, favorisant ainsi leur mise à l’agenda municipal ou intercommunal. Le travail de Clément Arambourou et Fanny Bugnon sur la campagne municipale à Bordeaux en 2014 illustre ainsi la façon dont les politiques et controverses d’action publique nationales (en l’occurrence le « mariage pour tous ») peuvent, à l’occasion d’une élection municipale, renouveler des entreprises politiques locales et introduire de nouveaux enjeux d’action publique territoriale, comme la promotion du travail des femmes et l’égalité femmes/hommes [15].
Ainsi, sans considérer que la mise à l’agenda de nouveaux enjeux d’action publique est le propre des moments électoraux, on peut néanmoins s’arrêter sur ce qui se joue dans cette conjoncture politique particulière qu’est une campagne, notamment parce qu’une campagne électorale est aussi un moment investi par des groupes d’intérêt pour défendre leurs propres revendications et interpeller les candidats [16]. L’offre programmatique repose ainsi en partie sur les transactions des candidats avec de nombreux groupements de la société locale. Dans de nombreuses communes, on voit aujourd’hui des groupes écologiques, économiques, citoyens profiter du scrutin pour solliciter l’avis des candidats sur les sujets qui les concernent. Ces groupes n’hésitent pas à organiser des plateformes, des auditions, des débats, des chartes pour obtenir des engagements publics des prétendant.e.s au pouvoir municipal. Cette pratique de l’interpellation en campagne — loin de concerner pour autant tous les groupes — n’est pas sans provoquer une multiplication d’engagements et de promesses. Confrontés au discrédit des partis, les candidat.e.s sont plus que jamais tenus de montrer leur empathie avec la « société civile ». On le voit bien également avec leur souci d’afficher le caractère « co-construit » de leurs programmes grâce à la mise en exergue d’ateliers, de groupes de discussion, de cercles ou de plateformes numériques. Ce sont là assurément des opportunités pour des groupes pour faire valoir des propositions qui conféreront un aspect de catalogue aux programmes électoraux.
Comme d’autres élections, la campagne actuelle pose alors plus généralement la question du devenir d’engagements multiples et pas toujours hiérarchisés. La tendance à inclure dans les programmes toute une série d’actions assez précises, s’apparentant à des « listes de courses », peut être lue comme le souci d’adresser un certain nombre de « signes » en direction de différents groupes mobilisés et clientèles électorales, qui seront sensibles à une question plus qu’à une autre. La construction de tels programmes introduit cependant des contraintes complémentaires pour les futur.e.s élu.e.s, dans la mesure où il est plus facile de demander des comptes sur des promesses précisément formulées que sur de grandes orientations difficilement évaluables. Le devenir des promesses et engagements de campagne dépendra donc aussi de la mobilisation sur la durée des groupes d’intérêt qui se mobilisent à l’occasion des campagnes électorales.
Il est donc bien question d’action publique dans les campagnes municipales, dans les programmes comme dans les réunions publiques. C’est une matière incontournable que les candidat.e.s en compétition doivent décliner et se disputer. Sa mise en débat est cependant tronquée : elle occulte très largement la dimension intercommunale de l’action publique territoriale tandis que le jeu électoral et ses stratégies de démarcation tendent à minimiser les tendances à la standardisation des politiques territoriales, pourtant régulièrement constatée. En même temps, si les campagnes municipales sont des moments de mise en débat de l’action, c’est aussi parce que les candidat.e.s ne sont jamais seuls maîtres de l’agenda électoral. Il faut compter avec l’activisme de groupes mobilisés ou encore avec le travail de journalistes pour mettre en avant certains sujets. Il faut également compter avec des enjeux nationaux qui s’invitent parfois dans les campagnes municipales, non seulement parce que l’action publique territoriale dépend de politiques gouvernementales (budgétaires, réglementaires ou incitatives) mais aussi parce que certain.e.s candidat.e.s peuvent difficilement occulter leur étiquette politique ou leur appartenance à une majorité parlementaire. Les candidats LREM en font aujourd’hui parfois l’expérience en étant rattrapés localement par les réformes des retraites, de l’enseignement supérieur ou encore de la fiscalité locale.
par & , le 12 mars 2020
Stéphane Cadiou & Anne-Cécile Douillet, « L’action publique en campagne », La Vie des idées , 12 mars 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-action-publique-en-campagne
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[1] Sur la discussion de ce qui fait « enjeu », voir : Frédéric Sawicki, « Les questions de protection sociale dans la campagne présidentielle française de 1988. Contribution à l’étude de la formation de l’agenda électoral », Revue française de science politique, vol. 41, n°2, 1991, p. 171-196.
[2] La standardisation de l’action publique désigne la tendance à l’homogénéisation des politiques menées localement, quelle que soit la couleur politique des municipalités.
[3] Jean-Yves Nevers, « Entre consensus et conflits. La configuration des compétitions aux élections municipales dans les communes rurales », Revue française de sociologie, vol. 33, n°3, 1992, p. 391-416.
[4] Jacques Lagroye, Société et politique. Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pedone, 1973.
[5] Les GAM se mettent en place en marge des partis politiques pour défendre une nouvelle façon de faire de la politique à l’échelle municipale. Les objectifs promus par ce groupement sont parfois très concrets (généralisation de l’eau courante) mais s’inscrivent dans le cadre d’une volonté plus large de rénovation de l’urbanisme, de promotion de l’emploi ou encore de la culture. Les GAM font aussi la promotion d’une nouvelle démocratie, plus participative, pour que les citoyens « reconquièrent le pouvoir dans la cité ».
[6] Albert Mabileau, Claude Sorbets (dir.), Gouverner les villes moyennes, Paris, Pedone, 1989.
[7] Daniel Gaxie et Patrick Lehingue, Enjeux municipaux. La constitution des enjeux politiques dans une élection municipale, Paris, PUR, 1984.
[8] Émilie Biland, La fonction publique territoriale, Paris, La Découverte, 2012.
[9] Pouvoirs, « Le maire », n°148, 2014 ; Luc Rouban, « Les sommets de l’exécutif urbain : les maires des villes de plus de 30 000 habitants », Revue française d’administration publique, n°154, 2015, p. 377-390.
[10] Fabien Desage, David Guéranger, La politique confisquée, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2005.
[11] Tanguy Le Goff, « L’insécurité saisie par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, vol. 55, n°3, 2005, p. 415-444.
[12] Avec 13,5 % des voix, les listes « Europe Ecologie les Verts » arrivent en troisième position à l’échelle nationale, derrière le Rassemblement nationale et La République en marche.
[13] Rémy Le Saout, Sébastien Vignon (dir.), Une invitée discrète. L’intercommunalité dans les élections municipales de 2014, Paris, Berger Levrault, 2015.
[14] Audrey Freyermuth, « L’offre municipale de sécurité : un effet émergent des luttes électorales. Une comparaison des configurations lyonnaise, niçoise, rennaise et strasbourgeoise (1983-2001) », Revue internationale de politique comparée, vol. 20, n°1, 2013, p. 89-116.
[15] Clément Arambourou, Fanny Bugnon, « Retournement et reproduction : l’usage des questions sexuelles dans la campagne municipale d’Alain Juppé (2013-2014) », Politix, n°115, 2016, p. 179-200.
[16] Guillaume Courty, Julie Gervais (dir.), Le lobbying électoral, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2016.