Les dernières œuvres plastiques de Derek Jarman, “peintures textes” ou “peintures slogans”, traduisent la colère face aux formes d’homophobie spécifiques aux années sida. Elles sont exposées cet automne au Centre d’Art d’Ivry-sur-Seine.
Les dernières œuvres plastiques de Derek Jarman, “peintures textes” ou “peintures slogans”, traduisent la colère face aux formes d’homophobie spécifiques aux années sida. Elles sont exposées cet automne au Centre d’Art d’Ivry-sur-Seine.
I have no words, my shaking hands cannot express my fury. All I have is my sadness.
Ainsi résonne la voix off du narrateur dans The Garden (1990), long métrage de Derek Jarman où il adresse une élégie à ses amis morts du sida, dont il décéda lui-même en 1994. Deux ans après The Garden, la série des Queer Paintings trouve justement les mots qui expriment la fureur de l’artiste face à la cruauté d’une société, d’institutions et de gouvernements qui laissent mourir et incriminent les personnes contaminées par le virus VIH sida. Réalisées alors que l’artiste est physiquement affaibli [1], ces peintures abstraites donnent à voir des mains peut-être parfois tremblantes, mais toujours déterminées, balayant l’espace pictural pour y inscrire avec véhémence les mots de la colère. Parfois les textes se confondent presque avec la matière qui charge la toile : « LOVE », « SEX », « DEATH », sur fond noir, rouge et noir, rouge. Parfois ils y apparaissent finement inscrits « POSITIVE » (à l’envers), entre des vagues de coups de pinceau roses, mauves, verts, bleus. Parfois ils recouvrent méthodiquement, mais furieusement, les gros titres de pages de journaux photocopiées : « SODOMY STRAIGHT HERE’S NEWS FOR YOU 40 % OF BRITISH WOMEN TAKE IT UP THE ARSE/YOU CALL IT MURDER BUT I CALL IT LOVE/SPREAD THE PLAGUE ». (Ce texte renverse le texte du journal, « He called it love but I call it murder ».) Le pigment rouge sur le noir et blanc des pages produit un effet graphique des plus saisissants, sans que le tableau ne se départe d’une plasticité riche tout autant. La peinture gesturale, l’art conceptuel, le Xerox art et l’affichage militant se rencontrent en un tableau monumental, où la dénonciation de la haine véhiculée par les tabloïdes est sans équivoque. [2] D’autres fois enfin, les mots du tableau évoquent des coups de griffe sur le pigment : « DEAD ANGELS… QUEER ».
Ces peintures-textes, que Jarman nomma aussi « peintures slogans » (l’une d’elles mentionne le mouvement militant ACT UP) produites en réponse à « la fureur homophobe » [3] des tabloïdes britanniques pendant ces années de l’épidémie du virus, sont montrées au Centre d’Art Contemporain d’Ivry-sur-Seine (CRÉDAC) cet automne, dans l’exposition consacrée à Jarman et intitulée Dead Souls Whisper (1986-1993), trésor d’intelligence et de sensibilité curatoriales. Dead Souls Whisper donne en effet un éclairage pointu sur les dernières œuvres de Jarman, notamment des œuvres peu souvent montrées (deux séries de peintures, les Black et les Queer Paintings), tout en faisant le lien à son travail plus connu de films longs métrages et ses courts métrages en super 8, mais aussi son jardin sur la plage de Dungeness dans le Kent, près d’une centrale nucléaire. [4] Grâce à un soin particulier mis à rendre les œuvres accessibles et à un accrochage très sûr, l’œuvre de Jarman apparaît dans toute sa densité, son alliage de délicatesse et de puissance. On relèvera par exemple que Blue, le dernier film de Jarman (1994), monochrome filmique réalisé alors qu’il avait perdu la vue, est doublé en français pour les projections tout au long de l’exposition dans la dernière salle du CRÉDAC (Crédakino). L’exposition est accompagnée d’une programmation conceptuellement très complète incluant des projections d’une sélection de longs métrages plus célèbres de Jarman et bien sûr de discussions publiques avec des spécialistes des jardins comme Marco Martella, ou de l’art et des luttes LGBTQI comme Élisabeth Lebovici.
Le contexte élargi de Dead Souls Whisper est celui de la meilleure visibilité des récits sur la mémoire de la crise du sida dans les années 1980-1990 qui s’observe depuis la deuxième moitié des années 2010, de formats et coloration politiques variés. En France métropolitaine, [5] un certain nombre de ces récits présente l’aboutissement de recherches à partir des archives LGBTQI, (et participe de la discussion sur leur nature, leur devenir, leur valorisation et leur accessibilité). [6] Allant du film grand public sur l’histoire d’Act Up-Paris à l’ouvrage érudit d’histoire de l’art militant, à des travaux de recherche universitaires, ces récits trouvent aussi leurs formes via des expositions comme celles du Mucem de Marseille (VIH/Sida : l’épidémie n’est pas finie, qui débute le 15 décembre et qui a associé de jeunes chercheurs). [7] Plus spécifiquement, l’exposition trouve sa place dans un élan relativement récent d’exposition de la peinture de Derek Jarman, notamment via l’exposition rétrospective PROTEST ! À l’Irish Museum of Modern Art (2019-2020), accompagnée de projets auxiliaires au centre d’art VOID (Derry), à la John Hansard Gallery (Southampton), et à la Manchester Art Gallery (qui y débute seulement en décembre à cause de la pandémie de Covid-19). Pour cette seule raison que les peintures de Jarman sont peu souvent montrées, l’exposition du CRÉDAC est capitale. Mais Dead Souls Whisper est bien loin de se contenter de capitaliser sur des œuvres rares : respectueuse de l’intelligence des publics et de l’intelligence plastique des œuvres, l’exposition tient avec aisance l’équilibre difficile qui consiste à présenter un regard très spécifique sur Jarman tout en donnant les clés de lecture qui permettent d’accéder à son œuvre tout entière.
L’une des grandes forces de Dead Souls Whisper réside ainsi dans les passages qu’elle permet d’établir entre tous les différents médiums utilisés par l’artiste. Sur les trois salles d’exposition, chaque accrochage de peinture est ponctué d’un film en super 8. Pour la série des Black Paintings de la fin des années 1980, réparties en deux salles, sont projetés Sloane Square : A Room of One’s Own (1974-76, salle 2) et At Low Tide (The Siren and the Sailor) (1972, salle 3).
L’attention portée aux objets du quotidien dans Sloane Square se concrétise encore plus dans les tableaux, véritables assemblages où cohabitent des objets trouvés ou achetés par l’artiste, pris dans une épaisse couche de goudron (la même que celle qui recouvre les murs extérieurs de sa maison de pêcheur). [8] Et dans At Low Tide, les gros plans sur les trous d’eau où l’aspect des coquillages et des algues se transforme au gré des mouvements de l’eau salée, sur les rayons du soleil reflétés dans les sequins d’une robe de drag queen ou sur les rochers humides, soulignent la passion de Jarman pour les textures et les matières, qui se rejoue autrement dans les Black Paintings, où le mat sourd du goudron étalé rapidement sur la toile rivalise avec des éclats de verre irisés, de la feuille d’or, du bois usé, du plastique sale ou du métal rouillé. Ainsi, une vierge apparaît auréolée d’une résistance de plaque de cuisson, entourée de clés et de clous dorés (The Common Prayer, 1989). Des jouets G.I., représentants par excellence de l’hétéromasculinité obligatoire dès l’enfance, sont ensevelis sous le goudron (Andy, 1989). Le surréalisme n’avait pas dit son dernier mot.
Dans la grande salle, entrent en résonance le film Death Dance (1973) et les Queer Paintings (1992). Death Dance montre filmés au ralenti de jeunes hommes nus tenant chacun un miroir. Le personnage de la Mort les fauche l’un après l’autre. Un contrepoint subtil aux Queer Paintings est ainsi établi, à la fois en termes conceptuels et de tonalité. Ce face à face entre des œuvres qui ont presque vingt ans de différence ne fonctionne pas selon moi de manière anachronique comme une énième itération de la dimension prétendument prophétique de l’art, mais bien comme une réintroduction du contexte politique dans l’art. Le rapprochement spatial avec les Queer Paintings permet de penser Death Dance non pas comme une appropriation queer du thème de la déploration sur la mort prématurée du jeune homme dans l’histoire de l’art, mais comme le rappel que ce type d’actes picturaux trouvait son fond historique dans les guerres et les épidémies. En d’autres termes, ce n’est pas Death Dance qui annoncerait les Queer Paintings, mais les Queer Paintings qui permettent de situer Death Dance dans un horizon politique, plutôt que comme une méditation générique sur la mort. En même temps, Death Dance impose une distanciation esthétique grâce à son rythme lent, à la chorégraphie des corps évanouis, face aux Queer Paintings qui donnent le sentiment d’une proximité maximale entre l’artiste et la toile, entre la toile et la spectatrice. L’urgence de peindre et de riposter s’inscrit bruyamment sur la toile : les textes sont tracés en majuscules, le langage est souvent violent, la toile est tellement striée par le tracé des mots que sa trame se voit par endroits. Les corps qui marquent le tableau sont des corps qui refusent de devenir invisibles et de se laisser réduire au silence par les vociférations du discours dominant (« SILENCE = DEATH » était l’un des slogans-phares d’ACT UP, de même que se rendre visible dans l’espace public était un acte de résistance voire de militantisme pour les personnes contaminées. [9]). À ce titre, le choix d’accrocher les grands tableaux verticaux de la série par deux en recto-verso, sur des tasseaux plantés du sol au plafond ne tire pas seulement habilement parti des contraintes de la salle d’exposition, mais souligne la dimension de défiance politique des Queer Paintings : elles deviennent des corps qui tiennent debout et occupent l’espace (alors que les petits ou moyens formats sont plus simplement accrochés au mur). Dressées à la verticale, ce sont pourtant aussi des stèles funéraires ; et enfin, suspendues entre le sol et le plafond, ces œuvres sont prises entre la terre et le ciel – des âmes mortes qui sont restées parmi nous.
Pour autant, la violence des Queer Paintings et des Black Paintings est tenue par le tableau, en tant que format d’une part, mais aussi en tant qu’objet plastique. Les Black Paintings traduisent une tension constante entre les actes de destruction participant du processus artistique, et leur faible intensité ; entre la diversité des matériaux et des objets sélectionnés. Pour exécuter certaines Black Paintings par exemple, Jarman appliquait rapidement une couche de goudron (toxique) sur la toile, puis y apposait une plaque de verre qu’il brisait ensuite méticuleusement à petits coups secs de marteau. [10] D’autres objets viennent ensuite rejoindre le tableau, dépassant souvent du cadre sans le remettre en question, [11] produisant des tableaux empreints pour la plupart d’une sombre élégance.
Et c’est le parcours tout entier de l’exposition, dans ses moindres détails, qui renforce cette dialectique entre la fureur et le raffinement, la colère et l’attention à la vulnérabilité comme à l’énergie de la vie. Ainsi, dans le couloir qui distribue les salles d’exposition 2, 3 et la Crédakino, sont affichées des photographies du jardin de Jarman, site improbable et ainsi poétique de résilience du vivant dans un lieu sinistré. Lier les dernières créations de Jarman à son jardin est encore une autre manière de faire comprendre comment la matière et les gestes (d’arrangement, de création) sont les ancres de la spiritualité chez Jarman – spiritualité personnelle et incarnée. À cet égard, on apprécie d’autant que les textes d’exposition évoquent Chroma, méditation hybride de l’artiste sur la couleur dans l’histoire de l’art, dans son histoire personnelle, et dans l’immédiateté des conséquences de la maladie sur son corps. Chroma est, en creux, un manifeste contre l’idée formaliste de couleur pure, car chez Jarman la couleur est connectée en permanence à tous les aspects du vivant, y compris la mémoire et l’imaginaire ; et s’il n’y a pas de couleur pure, au sens de couleur non mélangée, ni d’abstraction pure dans les peintures-textes des années 1990, c’est peut-être aussi parce que la pureté n’a pas sa place dans un univers résolument queer, qui combat plastiquement comme idéologiquement les discours de stigmatisation des personnes contaminées.
Dead Souls Whisper, dresse un hommage très dense à la singularité de l’art de Jarman, à son activisme, et à la mémoire des morts du sida ; elle communique une « colère intacte » [12] et une passion pour la beauté.
Dead Souls Whisper. Contre un principe d’élégance, je préfère cette traduction : « Les âmes mortes murmurent », plutôt que « Le murmure des âmes mortes » : tant les âmes qui habitent les quatre salles de l’exposition et ses couloirs, agissent.
par , le 19 novembre 2021
Vanina Géré, « L’abstraction militante . Derek Jarman, dernières œuvres », La Vie des idées , 19 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-abstraction-militante
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[1] Piers Clemett et Peter Fillingham aidèrent Derek Jarman à réaliser les peintures. Voir Claire Le Restif, « Édito », Dead Souls Whisper (1986-1993). Derek Jarman, Pleased to Meet You n°11, 2021, p. 3-4.
[2] À l’opposé de l’ambivalence pour ces produits culturels comme dans le travail d’une artiste queer plus jeune comme Sarah Lucas, qui commence ses séries de photocopies de tabloids en 1991 pour mettre en avant leur réification des corps des femmes.
[3] Claire Le Restif, « Édito ».
[4] L’exposition s’accompagne d’une programmation culturelle films+conférences avec attention pour le jardin
[5] Ne visant pas l’exhaustivité dans un compte rendu d’exposition, et en tant que spécialiste d’art et de culture états-uniennes, je ne mentionne bien sûr ici qu’une sélection. Aux États-Unis, on peut évoquer des projets militants comme celui de Jim Hubbard et Sarah Schulman, The ACT UP Oral History Project ; le documentaire d’archives militantes United in Anger : A History of ACT UP (Hubbard, 2012) ; mais dans un cadre plus institutionnel, on songera à l’exposition du Bronx Arts Museum (Art AIDS America, 2016) ; l’exposition monographique de David Wojnarowicz au Whitney Museum of Art (History Keeps Me Awake at Night, 2018) ; et bien sûr la présentation en 2017 de la série de Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency dans les collections permanentes du MoMA.
[6] Voir les débats autour de la création d’un lieu dédié aux archives LGBTQI à Paris, qui a donné lieu en 2017 à la création du collectif Archives LGBTQI.
[7] Je fais évidemment allusion ici au film 120 BPM (Robin Campillo, 2017), à Ce que le sida m’a fait : art et activisme à la fin du XXe siècle (Elisabeth Lebovici, 2017), et au travail de thèse de Renaud Chantraine sur la patrimonialisation des archives LGBTQ, qui a contribué à l’exposition du Mucem.
[8] Je remercie Olivier Normand d’avoir attiré mon attention sur ce fait.
[9] Voir par exemple Sarah Schulman se remémorant son ami David Feinberg, déterminé à « rendre visible aux yeux du public une personne atteinte du sida à un stade où la plupart disparaissaient dans leur appartement pour attendre leur mort. » (Schulman, La gentrification des esprits, traduction française Émilie Notéris, Éditions B42, 2018, p. 63.)
[10] Voir Andrew Findlay, Derek Jarman : A Portrait. (BBC 2 Arena, 1990.)
[11] L’expérimentation avec les limites de la peinture et de l’assemblage propres aux combines de Rauschenberg (l’une des inspirations de Jarman), demeure à mon sens un horizon lointain.
[12] J’emprunte ces termes à Joseph Confavreux dans son compte rendu critique de La gentrification des esprits, traduction française de l’ouvrage de Sarah Schulman, cf. plus haut.