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Recension Histoire

L’Histoire face à la crise climatique

À propos de : J.-F. Mouhot, Des esclaves énergétiques. Regards sur le changement climatique, Champ Vallon.


par Fabien Locher , le 7 novembre 2011


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Que peut nous apporter l’histoire pour faire face au défi du changement climatique ? En discutant des liens entre esclavage et dépendance aux énergies fossiles, J.-F. Mouhot tente un rapprochement destiné à bousculer les consciences et à tirer des leçons pour le présent. Une occasion d’interroger certaines métaphores aujourd’hui influentes au sein de la pensée environnementale.

Jean-François Mouhot, Des esclaves énergétiques. Regards sur le changement climatique, Paris, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire », 2011.

Existe-t-il des liens entre le phénomène historique de l’esclavage et l’usage massif que nos sociétés font des combustibles fossiles, usage qui est en grande partie responsable du changement climatique ? C’est la question que pose Jean-François Mouhot dans ce livre audacieux, qui se donne comme un regard neuf – et historiquement informé – sur les enjeux climatiques contemporains.

Histoire et changement climatique

Le rapprochement a priori surprenant entre esclavage et usage des combustibles fossiles doit se comprendre à la lumière des débats qui agitent la communauté historienne sur les réponses que l’Histoire doit apporter face au constat du changement climatique global (CCG). En France ces débats ont eu peu d’écho : seul l’article de l’historien subalterniste Dipesh Chakrabarty sur le « climat de l’histoire » a été traduit et lu [1]. Le diagnostic du CCG, soutient Chakarbarty, a provoqué la prise de conscience de ce que l’Homme est désormais une force géologique, aux commandes du système-Terre. Cela implique de refermer le hiatus entre « histoire de la nature » et « histoire des sociétés », pour écrire une histoire profonde de l’espèce humaine. Cette prise de position a suscité des réactions, qui pointent notamment sa tendance à minorer la réflexivité environnementale des sociétés du passé et contestent le grand récit de la « prise de conscience » qui la sous-tend [2]. Mais les thèses de Chakrabarty ne résument pas, loin s’en faut, les réflexions en cours sur Histoire et changement climatique.

L’historien de l’environnement John McNeill s’est associé avec Paul Crutzen (prix Nobel de chimie, inventeur du terme « anthropocène ») pour caractériser ce que représente l’entrée dans cette nouvelle ère géologique [3]. Plus récemment, il a aussi utilisé une approche globale et de (très) longue durée pour se demander si « l’histoire peut nous aider face au changement climatique » [4]. Sa réponse est plutôt négative : selon lui les évolutions comparables sont survenues trop loin dans le passé, à une époque où les sociétés humaines étaient radicalement différentes. Au même moment, une partie des praticiens de la climatologie historique opéraient un tournant pour passer de la reconstitution des séries de données à des recherches sur la vulnérabilité et la résilience des sociétés anciennes vis-à-vis des aléas climatiques [5]. L’objectif est d’en tirer des enseignements qui nous aident à faire face aux conséquences du CCG.

Un autre type de réponse est venu des historiens des sciences et des techniques, qui ont analysé les conditions socio-historiques d’émergence du diagnostic sur le CCG, les controverses et les actions concrètes qu’il suscite [6]. C’est dans cette lignée, mais dans un registre plus engagé, que s’inscrit Naomi Oreskes lorsqu’elle combat le climatosceptisme étasunien en montrant que le CCG fait consensus au sein de la communauté scientifique [7] puis en révélant les implications de ses principaux chefs de file dans des campagnes visant à minimiser les risques du tabac, des pluies acides et des CFC [8].

Un dernier ensemble de travaux cherche à utiliser les ressources de la comparaison historique pour aborder les problèmes suscités par le changement climatique. Dans un article récent, Maurie Cohen a ainsi analysé le rationnement alimentaire et énergétique imposé en Angleterre, pendant la Seconde Guerre Mondiale, afin d’enrichir le débat actuel sur la création de quotas carbone individuel [9]. C’est à ce type d’approche que s’apparente le livre de J.F. Mouhot. Après une thèse consacrée aux réfugiés acadiens en France, il travaille à présent sur les thématiques environnementales au sein de l’Université de Georgetown (USA). Des esclaves énergétiques est une version traduite et augmentée d’un article qu’il a publié dans la revue interdisciplinaire Climatic Change [10]. Son lien avec le monde étasunien n’est pas indifférent : car si le rapprochement entre esclavage et environnement peut paraître étrange (voire choquant) vu de France, il a une longue histoire dans la culture politique et académique étasunienne.

En effet l’environnementalisme, tel qu’il se développe aux États-Unis à partir des années 1960, est très marqué par la tradition du libéralisme politique et la référence à un certain roman national. Dans ce contexte, la prise en compte de la Nature est pensée comme une nouvelle phase d’extension de la communauté morale que la constitution étasunienne met en forme juridiquement. Cette communauté, au départ limitée aux seuls colons, a été étendue aux femmes et aux (anciens) esclaves. Pour les environnementalistes, ce sont à présent les entités naturelles qui doivent se voir reconnaître des droits : droits des animaux (mouvement de l’Animal Liberation), droits de la Nature ou de la Terre (voir l’audience de la Deep ecology, cette pensée environnementale issue de la contre-culture étasunienne des années 1970-80 dont le leitmotiv est le passage d’une perspective anthropocentrée à une éthique articulant l’ensemble des besoins de la biosphèr) [11]. Ces militants pensent leur action comme une continuation des luttes abolitionnistes du XIXe siècle et leurs discours sont saturés de références à l’esclavage (esclavage animal, Terre-esclave exploitée par l’homme) [12]. Dans les années 1970-80, cette analogie est exploitée par des travaux de sciences sociales traitant de l’environnement [13]. Elle est ainsi très présente dans l’ouvrage classique de Roderick Nash, The Rights of Nature, dont le dernier chapitre est entièrement consacré à un parallèle entre environnementalisme et abolitionnisme [14].

Travail servile et industrialisation : l’entrée dans la carbo-dépendance

Dans son livre J.F. Mouhot choisit de ne pas revenir sur ces précédents (ce qui aurait pourtant fourni une contextualisation utile à son propos) et il aborde d’emblée la question des liens entre esclavage et usage des combustibles fossiles. Il va la traiter en deux temps et autant de chapitres.

Dans le premier, l’auteur discute des liens possibles entre l’utilisation d’esclaves en Amérique du Nord et dans les colonies des Caraïbes, et l’usage des combustibles fossiles coextensif à la « révolution industrielle » initiée en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Bien qu’il note que ce concept de « révolution industrielle » est aujourd’hui contesté – comme l’est, ajoutera-t-on, l’idée d’une origine purement anglaise du processus d’industrialisation, il justifie son emploi par la « nette rupture historique » que constitue le recours massif aux énergies fossiles expérimenté en l’Angleterre (p 28). Puis il aborde deux questions : le lien entre l’esclavage et ce qu’il appelle le « décollage industriel » anglais ; l’influence que l’essor de l’usage industriel des énergies fossiles a pu avoir sur la montée des revendications abolitionnistes et l’interdiction du travail servile. Le propos est très généralisant et s’appuie presque exclusivement sur des sources secondaires.

L’esclavage a-t-il été une condition nécessaire du « décollage industriel » anglais ? Pour répondre, J.F. Mouhot mobilise tout d’abord la célèbre thèse d’Eric Williams pour qui c’est l’accumulation de capital suscitée par l’économie de plantation qui a permis de financer l’expansion du capitalisme industriel [15]. Mais comme il le note lui-même, cette hypothèse est aujourd’hui remise en cause par les spécialistes de l’histoire économique. Ceux-ci préfèrent souligner l’importance de l’économie coloniale comme pourvoyeuse de matières premières bon marché et débouché pour les productions européennes [16].

Suit une série d’arguments, de portées variables, tendant à rapprocher esclavage de plantation et essor industriel. L’auteur rappelle le parallèle opéré par Sydney Mintz entre plantations et usines [17], et le rôle des produits coloniaux (sucre, tabac, café) dans la formation d’un marché-monde et l’essor du consumérisme en Europe. Il revient également sur les thèses de K. Pomeranz, pour qui les surfaces agricoles exploitées outre-Atlantique furent la condition déterminante du dépassement des limites malthusiennes à la croissance en Angleterre et partant, de sa « divergence » avec les régions les plus avancées de la Chine [18].

Ces rappels sont intéressants mais décalés par rapport à l’ambition de l’ouvrage : en effet on n’y trouve pas de lien spécifique permettant de relier esclavage d’une part, usage des machines thermiques d’autre part. De plus, même à l’échelle englobante des liens entre esclavage et « décollage industriel », on reste dans le flou : « L’esclavage », écrit J.F. Mouhot, « ne fut pas une cause suffisante, ni même, probablement, nécessaire au décollage industriel, mais il eut certainement un impact, tout comme le commerce colonial avec les Amériques, sur ‘son amplitude et son déroulement chronologique’ » (p. 36). En l’absence de précision sur la portée et les modalités de cet « impact », cette conclusion est très peu informative.

Abolitionnisme et machinisme

L’auteur en vient ensuite aux rapports entre montée de l’abolitionnisme et usage des machines thermiques. Leur diffusion, soutient-il, contribua indirectement à l’émancipation des esclaves. Elle aurait induit en Angleterre a) une foi unanimement partagée dans un futur où les tâches seraient toutes entières dévolues aux machines ; b) une revalorisation concrète et symbolique du travail ; c) une amélioration du niveau de vie se traduisant par un rehaussement des standards moraux, propice à l’abolitionnisme.

J.F. Mouhot y insiste : sa thèse, contrairement à ce que laisse entendre la préface de Jean-Marc Jancovici, n’est pas que les machines ont directement remplacé les esclaves sur les lieux de travail — ce qui en effet aurait été intenable car la mécanisation, toujours partielle, du travail des champs n’intervient au mieux que plusieurs décennies après l’abolition anglaise de 1833. Au contraire, l’auteur souligne que l’introduction de machines thermiques a pu dans certains cas augmenter la rentabilité des plantations (par exemple en facilitant la phase de raffinage du sucre) et ainsi contribuer à prolonger l’esclavage (p. 40).

La connexion la plus spécifique que l’ouvrage cherche à établir entre machinisme et abolitionnisme se fait par l’entremise d’une « révolution psychologique » (p. 38) : « c’était », écrit J.F. Mouhot, « une idée largement reconnue par des personnes de toutes les classes sociales – du moins à partir du début du XIXe siècle – que les machines remplaçaient déjà, et remplaceraient de plus en plus à l’avenir, le travail humain » (p. 41). Pour affirmer l’hégémonie de cette conception dans la société anglaise du premier tiers du XIXe siècle, J.F Mouhot s’appuie sur deux sources : les recueils de textes d’époque compilés par l’historienne Maxine Berg et le critique Humphrey Jennings sur le thème des réactions au machinisme et à l’industrialisation [19]. Soit une base empirique fragile pour cet argument-clé du raisonnement.

Gregory Claes a bien montré que l’influent mouvement oweniste véhiculait cette idée d’un remplacement des hommes par les machines dans l’Angleterre de la fin de l’époque georgienne [20]. Mais identifier ce type de conception dans certaines franges du corps social (socialistes utopiques, économistes zélateurs du machinisme) n’autorise pas à d’affirmer qu’elle était généralisée et qu’elle animait les acteurs effectifs de la lutte abolitionniste – d’autant que, comme le reconnaît l’auteur, cette idée d’un remplacement du travail humain par le travail machinique n’intervient presque jamais dans les discours des abolitionnistes anglais et étasuniens. Mais poursuit-il « cette idée était constamment présente dans l’esprit des gens et a, de ce fait, joué un rôle dans le mouvement abolitionniste » (p. 41-42). Le caractère problématique d’une telle proposition n’échappe pas à J.F. Mouhot qui y revient un peu plus loin pour souligner l’existence de « processus inconscients » d’une importance historique décisive et qui pourtant ne laissent aucune trace écrite mobilisable par les historiens. Un argument qui nous paraît soulever de graves problèmes méthodologiques lorsqu’aucune source orale ou matérielle ne vient suppléer aux sources écrites.

La seconde connexion entre machinisme et abolitionnisme tient à l’hypothèse d’une réhabilitation du travail par la mécanisation, qui d’une part aurait permis de rendre le travail moins pénible (pp. 43-44), et d’autre part aurait contribué à la valorisation symbolique du « travail libre » par rapport à l’esclavage. A ce stade le propos est difficile à saisir, parce qu’il est peu périodisé et parce qu’on ne sait pas si l’on parle des machines en général ou seulement des machines à vapeur. Dans les deux cas la thèse pose problème.

Tout d’abord si l’on considère le machinisme dans son ensemble. Faut-il rappeler que l’essor des modes de production industriels déplaça radicalement le rapport de force entre employeurs et employés, au détriment de ces derniers ? On ne peut pas non plus ignorer que l’industrialisation s’est souvent opérée par un mouvement de « désœuvrement », c’est-à-dire par la substitution d’une forme de production orientée par la tâche par un travail de nature répétitive [21]. Comment alors parler d’une réhabilitation du travail par les machines, alors que leur introduction joua un rôle fondamental dans ces évolutions ? Même si la mécanisation n’a pas dégradé les conditions de travail toujours et partout [22], la thèse d’une amélioration générale ne tient pas. Ces différents effets du machinisme ont d’ailleurs été perçus sur le moment et ils ont été dénoncés par la critique luddite dès les années 1810 [23]. Comme J.F. Mouhot le note en passant (p. 42) la réaction des artisans, face à ces évolutions, a d’ailleurs pu être de se présenter comme les « nouveaux esclaves » de l’ère industrielle.La thèse d’une réhabilitation du travail n’est pas moins problématique si l’on se concentre sur les seules machines à vapeur. Les travaux portant sur l’histoire du risque au travail ont montré que les machines thermiques sont, loin dans le XIXe siècle, des dispositifs très dangereux qui blessent, mutilent et tuent [24]. Elles ne fonctionnent pas toutes seules mais réclament une présence continue, des bricolages perpétuels, un entretien constant qui mobilisent les hommes et les fixent aux postes de travail. Quant au charbon qui les alimente, il est produit par une vaste population dont le labeur, d’une pénibilité extrême, est rendu possible par l’emploi de machines à vapeur utilisées comme pompes et dispositifs de levage.

En ce qui concerne la valorisation symbolique du travail « libre », l’auteur reprend à raison les analyses de David Brion Davis sur l’importance de la free labour ideology dans la montée de l’abolitionnisme anglais et étasunien [25]. Cependant ceci n’établit qu’un rapport diffus entre machinisme (machinisme thermique) et abolitionnisme : la free labour ideology est bien un discours en justification de l’expansion du capitalisme industriel, dont la mécanisation est une composante. Mais quelle place les machines occupent-elles au sein de cette idéologie et quel lien structurel avec l’essor de l’abolitionnisme ? Le même type de remarque s’appliquerait à la chaine causale mécanisation-élévation du niveau de vie–rehaussement des exigences morales qui est, selon J.F. Mouhot, le troisième grand processus liant usage des machines thermiques et abolition.

Chez J.F. Mouhot, la thèse d’une amélioration générale des conditions de travail induite par les machines – ou, dans une autre version, par les machines thermiques – semble dériver de l’inspiration qu’il puise chez ceux qu’il appelle les « historiens de l’énergie » (en particulier Vaclav Smil [26], pp. 44-45). Il désigne ainsi les auteurs qui se sont employés, depuis plusieurs décennies, à produire des récits historiques de longue durée, mettant en scène la succession de régimes énergétiques mobilisant la force musculaire, l’énergie hydraulique, le charbon et les autres combustibles fossiles. Cette littérature connaît aujourd’hui un renouveau lié au succès de l’histoire environnementale globale et aux interrogations sur notre dépendance au pétrole [27]. Ce type d’« histoire de l’énergie » peut être heuristique mais en privilégiant des échelles très englobantes et le recours à la quantification, elle produit de forts effets de naturalisation et d’invisibilisation des processus sociaux [28]. Si l’on se contente de comparer le travail fourni, en kilojoules, par un homme et par une machine à vapeur, l’essor du capitalisme industriel peut être raconté comme une épopée qui a libéré l’homme du travail physique, mais au prix de toute vraisemblance historique.

Portrait du consommateur en esclavagiste

Dans le second chapitre, la perspective change : ce sont à présent les homologies structurelles entre l’esclavage et notre usage actuel des combustibles fossiles qui sont analysées, en particulier via une comparaison entre les propriétaires d’esclaves et les habitants des pays développés, dont le mode de vie est dopé au carbone. J.F. Mouhot considère que pour faire face au CCG et au risque d’un épuisement global des ressources, un « changement d’attitude collectif » est indispensable. Ce changement ne se produira que si une majorité de la population est convaincue que « notre consommation immodérée d’énergie fossile est devenue dangereuse et immorale » (p. 73). L’analogie avec l’esclavage doit réveiller les consciences.

Selon l’auteur, les machines ont remplacé les esclaves dans leurs rôles sociaux et économiques. L’énergie produite à partir des combustibles fossiles s’est substituée à celle, musculaire, fournie par le travail servile. Mais ce sont aussi les conséquences, de l’esclavage d’une part, de l’usage des énergies fossiles d’autre part, qui sont mises en rapport. Comme l’esclavage, explique J.F. Mouhot, nos pratiques énergétiques induisent des souffrances : 1) elles sont une cause essentielle du CCG et de ses conséquences délétères, surtout pour les populations qui vivent dans les régions les plus pauvres de la planète (p. 75, 95, 120-125) ; 2) les faibles coûts de transport induits par une énergie bon marché créent les conditions d’une division internationale du travail dans laquelle certaines productions sont délocalisées vers des pays sans protection sociale, où existent des situations proches de l’esclavage (p. 75, 95, 119-120) ; et 3) les conditions d’extraction et d’exploitation des combustibles fossiles sont profondément immorales, les États et les compagnies occidentales usant de la corruption, de la déstabilisation, de l’intervention militaire directe ou indirecte pour s’assurer d’une mainmise sur les ressources des pays du Sud (« guerres du pétrole », réseaux de la « Françafrique ») (pp. 96-105)

Ici J.F. Mouhot reste prudent : il pointe les limites de l’analogie en soulignant notamment que contrairement à celles suscitées par l’esclavage, les souffrances associées à l’usage des combustibles fossiles ne sont pas directement perceptibles car elles sont distantes dans l’espace (concentrées dans les pays du Sud) et dans le temps (effets du CCG sur les conditions de vie des générations futures) (p. 81). De plus l’existence du changement climatique n’a été reconnue que récemment (p. 72, 111).

L’auteur insiste par ailleurs sur les conséquences de notre carbo-dépendance en termes de pollution, d’urbanisation incontrôlée et de santé publique. Mais une analyse circonstanciée des processus de production, de circulation et d’usage des combustibles fossiles et de leurs effets socio-politiques (au Nord comme au Sud) aurait permis d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de notre dépendance au carbone, comme le montrent les travaux récents de Timothy Mitchell [29]. À la place, J.-F. Mouhot choisit de mobiliser une métaphore aujourd’hui répandue dans les débats sur le CCG : celle des esclaves énergétiques, qui donne son titre à l’ouvrage.

Des esclaves énergétiques : le coût politique d’une métaphore

L’expression energy slave est due à l’architecte et théoricien américain Richard Buckminster Fuller, qui l’utilise dès 1940 dans la revue Fortune [30]. Son usage découle d’un calcul : en divisant la consommation énergétique annuelle des USA par une évaluation du travail humain journalier, Fuller conclut qu’en cette année 1940, chaque américain profite de 153 energy slaves. C’est pour lui le moyen de souligner le saut qualitatif qu’ont accompli les sociétés modernes en termes de puissance et de maîtrise de la nature. C’est aussi l’occasion d’une comparaison internationale à l’issue de laquelle il appelle les États-Unis à agir pour le développement des pays qui ne disposent, quant à eux, que de quelques energy slaves par habitant. Le texte célèbre le progrès technique et la tendance continue à une croissance de la production matérielle.

La métaphore est profondément liée au contexte politique et culturel étasunien. Dans un texte plus tardif Buckminster Fuller fait d’ailleurs un lien explicite avec l’histoire de l’esclavage en Amérique : il compare les energy slaves de 1940 au million d’esclaves humains comptabilisé par l’US Census de 1810 et souligne le progrès moral qu’a représenté cette « substitution » supposée [31]. La comparaison renvoie aussi à une autre réalité, encore largem

ent américaine à l’époque : l’essor d’une culture consumériste qui peuple les foyers américains de machines qui, du toaster à la machine à laver, semblent comme autant de domestiques non-humains. Le numéro de Fortune est d’ailleurs saturé de publicité pour ces nouveaux compagnons du quotidien.

La métaphore de l’esclave énergétique est reprise, à partir des années 1950, par les sociologues, les historiens et les économistes qui travaillent sur les processus de modernisation et l’essor de l’american way of life. Mais, avec la montée de l’environnementalisme et de la critique des techniques, l’emploi de la notion évolue : en 1974, lorsqu’Ivan Illich la mobilise dans son livre Energy and Equity, c’est pour montrer que si les occidentaux ont des energy slaves, ils sont eux-mêmes esclaves de leurs machines et de leur mode de vie [32]. C’est cette fonction dénonciatrice qui prévaut aujourd’hui dans les débats sur le changement climatique : la métaphore sert à sensibiliser à la dépendance aux combustibles fossiles et en France c’est Jean-Marc Jancovici qui a fait le plus pour la populariser [33].

La notion d’« esclave énergétique » peut être utile pour promouvoir les objectifs de sobriété énergétique qu’appelle le CCG. Mais ce type de cadrage est très réducteur lorsqu’il inspire, comme c’est le cas ici, une analyse historique de la modernité techno-industrielle où la métaphore de l’energy slave se conjugue à l’inspiration puisée chez les « historiens de l’énergie » et fait de la « substitution » des esclaves par les machines un trait fondamental de l’essor du monde industriel, un moment-clé de l’extension de l’agir humain.

Cette façon de mobiliser la question de l’esclavage n’est pas isolée dans les débats actuels sur la crise environnementale globale et ses racines anthropologiques. On pense notamment à la comparaison que Dominique Bourg et Kerry Whiteside ont proposé de faire, à la suite de Benjamin Constant, entre démocraties antiques et modernes [34]. D’un côté un collectif humain hiérarchisé, une cosmologie de la finitude, une technique limitée dans ses ambitions. De l’autre une démocratie moderne visant l’égalité des hommes au moyen de la domination de la nature : « Le déploiement de la puissance des techniques permet l’affranchissement de la rareté naturelle et autorise la reconnaissance de l’égale dignité de tous. Exit l’esclavage » [35]. Il ne s’agit pas dans ce cas de proposer un scénario historique du déploiement de la modernité. Mais les deux récits ont un point commun : La puissance industrielle est pensée comme une force – temporairement, trompeusement – libératrice, mettant fin à une forme unique d’asservissement (l’esclavage) au prix de dommages massifs causés à la biosphère.

En prenant à ce point au sérieux les promesses d’une technique libératrice, ces narrations paraissent marquées, paradoxalement, par une réelle foi techniciste. Et parce qu’elles se focalisent sur ce que le passage d’une économie organique à une économie minérale [36] a permis en termes d’action de l’homme sur la nature, elles semblent aveugles à ce fait, pourtant massif : loin d’éliminer le travail humain, le capitalisme industriel et son corollaire le machinisme sont indissociables de formes spécifiques d’exploitation des individus passant par la formation de marchés du travail, l’intensification des tâches et la création de dépendances. Ces formes d’exploitation, pour n’être pas celles du travail servile, n’évoquent guère l’aimable « liberté des modernes » évoquée par Bourg et Whiteside. Tous les récits, tous les cadrages théoriques ont leurs angles morts, mais en l’occurrence cette façon de caractériser la modernité a un lourd coût politique et intellectuel.

Quelle utilité, finalement, a cette comparaison entre l’esclavage et notre dépendance aux combustibles fossiles ? Elle visait avant tout à susciter une prise de conscience : pour juger de la réussite de cet objectif, il faudra attendre de connaître l’impact de ce livre dans l’opinion. En attendant, le parallèle avec l’abolition doit, conclut J.F. Mouhot, nous rendre optimiste quant à notre possibilité de décarboner la société. L’interdiction de l’esclavage s’est faite contre des forces économiques et sociales puissantes, et semblait un combat perdu d’avance. Le parallèle avec l’abolitionnisme lui sert aussi à dénoncer les positions écologistes intransigeantes en prenant pour modèle le succès par étapes de l’abolitionnisme anglais. Dans le cas étasunien la sortie de l’esclavage s’est faite au prix d’une guerre civile : J.F. Mouhot suggère que des positions plus souples des abolitionnistes auraient pu permettre une transition en douceur. Mais cet argument contre-factuel peut être renversé : si le gradualisme a été efficace en Angleterre, c’est peut-être parce que, contrairement au Sud des Etats-Unis (et à nos société contemporaines, si on suit l’analogie de Mouhot), l’esclavage n’y était pas une condition déterminante d’un maintien du mode de vie.

Le livre laisse une impression partagée : la démarche est ambitieuse et l’analogie, légitime. Mais les analyses historiques sont peu convaincantes. Le problème n’est pas seulement d’exigence intellectuelle, mais aussi d’efficacité. Aussi audacieuse et bien intentionnée soit-elle, une entreprise historique qui cherche à répondre au défi du changement climatique global en explorant les situations du passé ne peut être féconde que si elle s’appuie sur des analyses fines et approfondies. Sans quoi elle court le risque de n’être que le miroir d’idées élaborées au présent et plaquées sur le passé. De plus, l’approche globalisante et la prégnance de la métaphore des « esclaves énergétiques » tendent à rendre invisibles des phénomènes sociaux, politiques et économiques fondamentaux de la modernité industrielle. L’homologie structurale entre esclavage et mode de vie carboné est moins problématique. Mais elle souffre d’être peu innovante dans son analyse des effets socio-économiques de notre dépendance aux combustibles fossiles. Les conclusions finales, enfin, restent superficielles : il faut rester positifs, modérés et pragmatiques… La pensée stratégique ajustée à l’objectif d’une sortie de la carbo-dépendance reste à élaborer.

par Fabien Locher, le 7 novembre 2011

Pour citer cet article :

Fabien Locher, « L’Histoire face à la crise climatique », La Vie des idées , 7 novembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Histoire-face-a-la-crise

Nota bene :

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Notes

[1Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry, 35(2), hiver 2009, pp. 197-222 (traduit dans la Revue internationale des livres et des idées, janvier-février 2010).

[2Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher « The Frail Climate of Modernity. A Climate History of Environmental Reflexivity », à paraître dans Critical Inquiry, 38(3), printemps 2012.

[3Will Steffen, Paul J. Crutzen, John McNeill, « The Anthropocene : are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature ? », Ambio, 2007, 36(8), pp. 614-621.

[4John McNeill, « Can History Help us with Global Warming ? », in : Kurt M. Campbell (ed.), Climatic Cataclysm. The Foreign Policy And National Security Implications of Climate Change, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2008, pp. 26-48.

[5Christian Pfister, « The vulnerability of past societies to climatic variations : a new focus for historical climatology in the twenty-first century », Climatic Change, 100, 2010, pp. 25-31. Voir par exemple les travaux de Georgina Endfield et notamment : Climate and Society in Colonial Mexico : a Study in Vulnerability, Oxford, Blackwell, 2008.

[6Spencer R. Weart, The Discovery of Global Warming, Cambridge Ms./London, Harvard University Press, 2003 ; Paul Edwards, A Vast Machine. Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming, Cambridge Ms., MIT Press, 2010. Voir aussi le livre récent de Jim Fleming sur la géo-ingénierie : Jim Fleming, Fixing the Sky : The Checkered History of Weather and Climate Control, New York, Columbia University Press, 2010.

[7Naomi Oreskes, « The scientific Consensus on Climate Change », Science, 3 décembre 2004, 306, pp. 1686.

[8Naomi Oreskes, Erik M. Conway, Merchants of Doubt : How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, Bloomsbury, Bloomsbury Press, 2010.

[9Maurie J. Cohen, « Is the UK preparing for ‘war’ ? Military metaphors, personal carbon allowances, and consumption rationing in historical perspective », Climatic Change, 104, 2011, pp. 199-222.

[10Jean-François Mouhot, « Past connections and present similarities in slave ownership and fossil fuel usage », Climatic Change, 105, 2011, pp. 329-355.

[11Les textes fondateurs de ces deux approches paraissent la même année (1973) : Peter Singer, « Animal Liberation », New York Review of Books, 20(5), 5 Avril 1973 ; Arne Næss, « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement », Inquiry, 16, 1973, pp. 95-100. Ces courants sont par ailleurs nettement distincts, en terme d’acteurs et d’outillage conceptuel (approche holiste de la Deep ecology, approche utilitariste de l’Animal liberation).

[12Cela réactive des réflexions plus anciennes : dès 1933 l’un des « pères » de la pensée écologique américaine, Aldo Leopold, fait le parrallèle entre l’esclavage antique et l’appropriation des territoires à des fins d’exploitation des ressources. Aldo Leopold, « The Conservation Ethic », Journal of Forestry, 31, oct. 1933, pp. 634-643 (p. 635).

[13Voir par exemple Elizabeth Dodson Gray, Why the Green Nigger ?, Wellesley, Roundtable Press, 1979.

[14Roderick Nash, The Rights of Nature : a History of Environmental Ethics, Madison, University of Wisconsin press , 1989.

[15Eric Williams, Capitalism and Slavery, Richmond, University of North Carolina Press, 1944.

[16Philippe Minard, « Du charbon et des plantations », introduction à Kenneth Pomeranz, La Force de l’Empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Paris, Chercheurs d’ère, 2009, p. 22.

[17Sydney Mintz, Sweetness and Power : The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking, 1985.

[18C’est ce que Pomeranz appelle les « hectares-fantômes » mis à disposition de l’économie anglaise. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.

[19Maxine Berg (ed.), Technology and Toil in Nineteenth Century Britain : documents, London, CSE Books, 1979 ; Humphrey Jennings, Pandaemonium : the coming of the machine as seen by contemporary observers, 1660-1886, New York, Free Press, 1985. J.F. Mouhot cite aussi Sadi Carnot (p. 38), mais sans mesurer semble-t-il tout ce que sa foi dans la technique doit à son profil d’ingénieur polytechnicien habité par les idées de réforme et de modernisation de la France.

[20Gregory Claeys, Machinery, Money and the Millennium : From Moral Economy to Socialism. 1815-1860, Princeton, Princeton University Press, 1987.

[21L’expression est de Guillaume Carnino et Cédric Biagini : Les Luddites en France. Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation, Paris, L’échappée, 2010, p. 9.

[22Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire économique britannique », Revue d’Histoire du XIXe siècle, 2008/2, 37, pp. 87-110 (pp. 94-95).

[23Voir Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Paris, Ère, 2006 et François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.

[24Voir en particulier Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, coll. l’Évolution de l’Humanité, 2011 et Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, coll. L’Univers historique, 2012 (à paraître).

[25Davis Brion Davis, Inhuman bondage. The Rise and Fall of Slavery in the New World, Oxford, Oxford University Press, 2006 (particulièrement pp. 231-268). Sur l’abolitionnisme, la bibliographie est immense. Citons simplement Seymour Drescher, Abolition : A History of Slavery and Antislavery, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 et Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard-NRF, 2004 (particulièrement pp. 238-254).

[26Vaclav Smil, Energy in World History, Bolder, Westview Press, 1994. Voir aussi Vaclav Smil, General Energetics : Energy in the Biosphere and Civilization, New York, John Wiley and Sons, 1991.

[27Voir les derniers travaux d’Alfred Crosby, l’un des fondateurs de l’histoire environnementale (Alfred Crosby, Children of the Sun : a History of Humanity’s Unappeasable Appetite for Energy, New York, W.W. Norton, 2006) et ceux d’Edmund Burke III dans le livre qu’il a coordonné récemment avec Kenneth Pomeranz (Edmund Burke III, « The Big Story : Human History, Energy Regimes, and the Environment », in : Edmund Burke III & Kenneth Pomeranz (ed.), The Environment and World History, Berkeley, University of California Press, 2009, pp. 33-53).

[28De plus elle est souvent marquée par un fort évolutionnisme technique.

[29Timothy Mitchell, « Carbon democracy », Economy and Society, 38(3), 2009, pp. 399-432. Une version traduite et augmentée vient d’être publiée en français : Timothy Mitchell, Pétrocracia. La démocratie à l’âge du carbone, Paris, Ère, Chercheurs d’ère, 2011.

[30Et pas dans les années 1950 comme le pense l’auteur (p. 93). Richard Buckminster Fuller, « U.S Industrialization », Fortune, XXI(2), février 1940, pp. 50-58 et 158-164 (sur les energy slaves, p. 164). Sur ce personnage fascinant, inventeur des « domes géodésiques », figure majeure de la prospective technologique, voir Martin Pawley, Buckminster Fuller, New York, Taplinger Publishing Company, 1991.

[31Richard Buckminster Fuller, « Accelerating acceleration », texte non daté (circa 1970) : http://www.bfi.org/about-bucky/resources/articles-transcripts/accelerating-acceleration

[32Traduit en français l’année suivante : Ivan Illich, Énergie et équité, Paris, Éditions du Seuil, 1975, pp. 9-21.

[34Dominique Bourg, Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, coll. La République des idées, 2010, pp. 26-27.

[35Voir aussi p. 82 : « Les esclaves en chair et en os ont disparu au profit des centaines de machines dont nous profitons tous ».

[36Selon la distinction célèbre de Wrigley : Edward Anthony Wrigley, Continuity, Chance and Change : The Character of the Industrial Revolution in England, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

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