Recensé : European Stories. Intellectual Debates on Europe in National Contexts, Justine Lacroix et Kalypso Nicolaïdis éds., Oxford, Oxford University Press, 2010, 409 p.
Qu’il y ait des « histoires » européennes qui ne soient pas des histoires de l’Europe mais des récits (narratives) sur l’Europe conçue comme objet théorique, tel est le point de départ de European Stories : comme l’exposent J. Lacroix et K. Nicolaïdis, l’ambition du recueil est de cerner la diversité des représentations produites par les « intellectuels » des États-membres, ou de ceux qui se trouvent encore aux limes (Norvège, Turquie etc.). Le « grand récit » de l’avènement de la construction européenne depuis les projets de paix perpétuelles qui précédèrent les Lumières, jusqu’aux tentatives avortées de l’entre-deux guerres et à la renaissance du fédéralisme issu de l’antifascisme, n’est ici qu’un préambule. L’objet du volume est de saisir la diffraction des opinions opérée depuis la Guerre froide : n’y a-t-il pas autant de récits sur l’Europe que de nations qui la composent et s’y intègrent avec plus ou moins de réticences ou d’enthousiasme ?
Évoquant la perte de vitesse du mouvement fédéraliste paneuropéen qui jouissait au départ de l’aura de la résistance [1], les éditrices soulignent à juste titre que l’idéal ne parvint plus, très vite, à faire face à la réalité d’une construction initiée puis résolument maintenue dans l’orbe de l’économie. Le paradoxe est le suivant : les intellectuels d’Europe de l’Ouest se sont détournés de l’Europe devenue réalité – que ce soit en réaction à l’idée hitlérienne d’un nouvel ordre européen, en raison de la convergence entre la construction européenne et la domination américaine sous l’égide du « monde libre », ou du fait de la désillusion face au marché commun et à la technocratie croissante. Pour autant, cette « dé-européanisation » des intellectuels dans les années 1950-1960 ne signa nullement la fin de l’histoire : l’idée d’Europe prit un nouvel essor avec l’antitotalitarisme au milieu des années 1970. Depuis les années 1990 surtout, le problème majeur posé aux démocraties est celui de l’érosion de la souveraineté, non compensée par de nouvelles sources de légitimité à l’échelle européenne.
Les nombreuses contributions recueillies dans le volume, issues de spécialistes d’histoire intellectuelle ou de sciences politiques, suivent dès lors le déroulement chronologique de l’intégration européenne : de la première génération (France, Allemagne), à la deuxième (Italie, Grande Bretagne) jusqu’au premier élargissement (Grande-Bretagne, Irlande, Grèce, Espagne) puis au second (Pologne, Roumanie, République Tchèque), un échantillon d’espaces publics nationaux se trouve présenté, sans oublier le sort de ces « outsiders » très différents que sont la Norvège et la Turquie. Bien entendu, on s’interrogera sur le choix d’exclure tel ou tel pays de l’arène du débat (le Bénélux et le Portugal, ou a contrario le Danemark, la Finlande ou la Suisse, qui auraient pu faire l’objet d’analyses spécifiques). Mais ces lacunes ne sauraient amoindrir le mérite de l’entreprise, remarquable par son envergure. Centré sur les deux dernières décennies marquées par de nouvelles étapes de l’intégration européenne, le recueil ne se prive pas de mener des incursions dans l’histoire de longue durée afin de rendre raison de telle ou telle idiosyncrasie (les motifs de l’euroscepticisme dominant en Grande Bretagne ou celles du consensus « eurofondamentaliste » en Italie ou en Espagne). Les auteurs de European stories établissent de manière fort convaincante que l’intérêt national demeure dominant dans les controverses en cours : le plus souvent, la question est moins de savoir ce qui est bon pour l’Europe que de calculer en quoi ses institutions peuvent être bénéfiques à tel ou tel État-membre – non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan politique, en particulier dans les nations tardivement engagées dans des processus de démocratisation (Espagne, Grèce, anciens pays du « Bloc soviétique »).
Une Europe, des nations ?
Le lecteur est pourtant en droit de s’interroger : peut-on parler d’Europe en se contentant d’une série de récits nationaux sur l’Europe ? Cette approche ne détruit-elle pas l’objet même qu’elle prétend constituer ? Loin de s’en tenir à cette objection première, nous serions pourtant tentée de dire l’inverse : restituer la mosaïque des controverses sur l’Europe dans un contexte d’abord national est le préalable indispensable à une réflexion aboutie. En d’autres termes, il serait vain d’anticiper la création d’un espace public commun où les intellectuels pourraient parler en tant qu’Européens, puisque – telle est la démonstration du livre – un tel espace public n’existe pas (ou pas encore). Le pari est plutôt le suivant : c’est en analysant les sources de divergences et de désaccords que l’on pourra alimenter, par-delà la rhapsodie des positions en présence, une réflexion réaliste sur l’Europe politique en voie de constitution. Loin de vouloir étouffer la polyphonie, il s’agit au contraire de donner voix au chapitre à toutes les doxas en présence pour mieux faire vivre une « confrontation raisonnable » jugée plus féconde que le « consensus (rawlsien) par recoupement ».
Cet éloge assumé de la « diversité narrative », dont on ne peut restituer ici toutes les dimensions, s’accompagne néanmoins d’une tentative pour ressaisir des clivages à plus grande échelle. Sans doute ne peut-on exclure l’existence d’un noyau de valeurs partagées par les citoyens européens (liberté, paix, légalité, prospérité, solidarité) ; mais au-delà de ce plus petit dénominateur commun, les désaccords sont profonds : critiquée par de nombreux intellectuels comme une construction artificielle, dénuée de substance, de patrimoine culturel et d’identité substantielle, dénuée en un mot de peuple européen, l’Europe en construction est souvent perçue comme une menace pour l’identité nationale, culturelle et religieuse – véritable « cité du diable » stigmatisée par les conservateurs catholiques polonais ou supermarché sans âme dénoncé par certains intellectuels irlandais attachés aux origines celtes de la culture européenne. Au-delà des singularités nationales explorées ici dans les moindres détails, l’affrontement entre europhiles et eurosceptiques porte donc pour l’essentiel sur l’identité culturelle, sur les finalités morales de l’association ainsi que sur la forme politique que doit prendre l’Europe en voie de constitution.
La question de la civilisation : les promesses contestées de la modernité européenne
L’intégration européenne est-elle synonyme de progrès ou témoigne-t-elle des pathologies menaçantes de la modernité ? À ceux qui font l’éloge du processus de modernisation et qui considèrent que l’Europe a pour vocation de mettre en œuvre les idéaux rationalistes, égalitaristes et universalistes des Lumières s’opposent des voix plus traditionnalistes : au nom du christianisme ou de la défense des « valeurs spirituelles », certains intellectuels tchèques, polonais ou irlandais dénoncent le sécularisme et les perversions du consumérisme que l’intégration européenne ne peut que renforcer. Se pose ainsi la question du « malaise » de la modernité, qui tourne parfois au procès du droit de l’hommisme, de l’individualisme exacerbé ou de la citoyenneté procédurale. Cristallisation des pathologies de la modernité – prédominance de la raison technique et de l’État bureaucratique, déclin de la participation civique qui suscite le fameux « déficit démocratique » –, l’Europe semble discréditée par son réductionnisme (réduction de l’idéal moral à la norme juridique, réduction de la démocratie à la garantie des droits, réduction de la société au marché). Cette critique, au demeurant, n’est pas l’apanage des conservateurs : elle existe également, sous d’autres formes, chez les partisans de la gauche plus ou moins radicale. Si l’on reconnaît parfois les avancées scientifiques, techniques, voire économiques et politiques associées à la libre circulation des hommes, des biens et des capitaux, on dénonce aussi l’Europe comme lieu de perdition des valeurs morales ou comme Cheval de Troie de la mondialisation néolibérale.
D’un point de vue politique, les controverses ne sont pas moindres : comme le montrent les éditrices dans leur excellente conclusion, elles témoignent là encore des inquiétudes créées par le libéralisme (ou par son inaccomplissement). D’un côté, l’illibéralisme supposé de l’Europe continentale a longtemps servi à alimenter l’euroscepticisme en Grande-Bretagne ; de l’autre, la dérive procéduraliste est la cible privilégiée des républicains français ou des partisans d’une démocratie participative, peu enclins à espérer des améliorations politiques issues, par « spill over », du grand marché. Au nombre des attributs du libéralisme politique, le pluralisme, le primat du droit et la neutralité de l’État sont les plus débattus : le pluralisme est-il l’antidote au totalitarisme ou, du fait de la pression croissante des groupes d’intérêt, le fossoyeur de la souveraineté ? Faut-il critiquer les tendances homogénéisantes de l’Europe ou craindre les effets de fragmentation induits par le pluralisme qu’elle défend ? Doit-on considérer que la règle d’or demeure le principe libéral d’impartialité de l’État ou dénoncer un idéal abstrait, anhistorique et désincarné ? Enfin, le libéralisme acclimaté en Europe est-il différent du libéralisme « à l’américaine » ? Si en Grèce, en Norvège ou en France la critique de l’Europe libérale induit des résistances, en Allemagne, certains intellectuels comme Habermas défendent la singularité du républicanisme européen – voie médiane entre libéralisme et communautarisme, plus réticent face aux libre jeu des forces du marché. Prônant le passage au « post-national », ils se montrent partisans d’une forme d’adhésion aux principes de l’Etat de droit (le « patriotisme constitutionnel ») et affirment la nécessité de créer un espace public favorisant la formation d’une opinion et d’une volonté politique communes [2].
Quelle Europe ? Quelle citoyenneté ?
Différentes visions de la démocratie conduisent de la sorte à différentes versions du projet européen. Sous des modalités variables, les analyses recueillies dans European stories sont souvent consacrées à la nature de l’instance politique européenne, entendue comme objet sui generis. Depuis le Traité de Maastricht, trois écoles au moins peuvent être distinguées : les souverainistes arguent du besoin d’une histoire et d’une langue commune contre la menace technocratique et la vacuité de l’identité européenne ; les supra-nationalistes considèrent l’intégration croissante comme le ressort du progrès, et la fédération comme le seul moyen de sauver l’État-Providence menacé par la mondialisation ; enfin, les transnationalistes semblent favorables à une fédération d’États-nations : l’Europe apparaît ici comme un ensemble de procédures, de régulations et de droits permettant d’améliorer les processus internes de démocratisation. Récusant à la fois le nationalisme et le supranationalisme, certains forgent des expressions complexes ou des néologismes (« communautarisme cosmopolitique », « demoicracy », etc.). Mais le cœur des débats concerne la citoyenneté que l’Europe entend promouvoir : demeure-t-elle rivée à celle que confèrent les Etats-membres ou peut-elle émerger de manière supra-nationale, en s’associant au droit de résidence et de libre circulation dans l’espace de l’Union ? Cette citoyenneté par-delà la logique étroite du territoire annonce-t-elle une citoyenneté cosmopolitique ou marque-t-elle au contraire son échec irréductible ?
À cet égard, l’analyse du cas français paraît emblématique. Evoqué par Justine Lacroix à qui l’on doit déjà deux remarquables ouvrages intitulés L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ? (Paris, Cerf, 2004) et La Pensée française à l’épreuve de l’Europe (Paris, Grasset, 2008), le désenchantement croissant des intellectuels français à l’égard de l’Europe est interprété au prisme de la question des droits de l’homme. Là où La Pensée française distinguait « l’Europe rêvée », « l’Europe manquée » et « l’Europe désincarnée », la contribution proposée ici évoque plus brièvement les « nationaux-républicains », défenseurs d’une conception forte de la citoyenneté attachée aux prérogatives de l’Etat-nation (Taguieff, Thibaud, Todd, Debray), pour se concentrer sur la confrontation entre deux « écoles » : à l’école « néo-tocquevilienne » sceptique à l’égard de la logique omnipotente des droits de l’homme s’opposerait l’école « libérale-révolutionnaire » (sic !) marquée par une réappréciation post-marxiste de leur potentiel émancipateur. Pour les premiers (issus du tournant eurosceptique d’Aron et situés sur une palette allant de Marcel Gauchet à Jean-Claude Milner en passant par Pierre Manent), le tort fondamental de la construction européenne serait son incapacité à former un corps aux frontières fixes et au projet civilisationnel ou politique cohérent. Inapte à susciter un sens de l’appartenance, porteuse d’une dissolution universaliste du corps politique, l’Europe est alors considérée comme le symptôme de la religion du droit qui mine la démocratie – kratos sans démos trahissant l’indétermination démocratique. Pour les seconds (dont Étienne Balibar est le plus éminent représentant), l’Europe en construction suscite à l’inverse une déception croissante, à la mesure de son incapacité à rendre effectifs les droits de l’homme qu’elle est censée défendre. À l’espoir d’une citoyenneté réinventée et déprise des confinements du territoire succède ici l’inquiétude face au tournant sécuritaire pris par l’Union vis-à-vis des ressortissants non-Européens.
Pour virtuose qu’elle soit, cette reconstruction du débat est pourtant loin d’être exhaustive : à certaines absences concernant le courant phénoménologique [3] ou « romaniste » [4], à certaines incertitudes factuelles (les « néo-tocquevilliens » ne se sont pas contentés de publier leurs ouvrages après le référendum sur le TCE [5]), on ajoutera un parti-pris plus dommageable : la question centrale du néolibéralisme et des défaillances de l’Europe sociale n’est abordée qu’à la marge. Le compte-rendu du débat qui précéda le référendum sur le TCE ne mentionne pas la réflexion sur la « concurrence libre et non faussée » qui, incluse parmi les objectifs fondamentaux de l’Union, fut pourtant une pomme de discorde majeure. De même, rien n’est dit de l’argument du pouvoir constituant du peuple, dont bien des intellectuels ont souligné à juste titre qu’il ne saurait être confisqué par la coopération intergouvernementale ni limité par un principe de politique économique particulière (néolibérale en l’occurrence). Manque ici une réflexion sur le contenu même des droits de l’homme que l’Europe est censée promouvoir : droits-libertés parfaitement solubles dans le néo-libéralisme ou droits-créances et droits-participations que l’Europe ne semble accréditer que de manière formelle, sans se donner les moyens de les rendre réellement populaires ?
Malgré sa rigueur, malgré son ampleur, le volume laisse donc parfois le lecteur sur sa faim. Serait-ce le parti-pris d’une histoire écrite du point de vue des « intellectuels » [6] – sans que ce syntagme désigne la même chose partout, et sans qu’il puisse résorber les différences entre universitaires (historiens, philosophes ou juristes), journalistes et essayistes, intellectuels militants et idéologues fervents ? Soucieux d’articuler l’optique de ceux qui veulent interpréter le monde et de ceux qui prétendent le transformer, les auteurs du volume omettent d’analyser les modalités d’articulation du discours explicatif et du discours normatif. Ainsi ne trouvera-t-on, à l’issue de l’éloge soutenu (mais un peu convenu) de la diversité narrative, aucune piste réflexive permettant de juger de la pertinence de l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne : le cas est ici traité du seul point de vue des intellectuels turcs attachés ou non au processus d’intégration. À force d’encourager la « confrontation raisonnable » et de clarifier les visions antagonistes, à force de récuser l’utopie d’un « grand récit » qui permettrait de livrer une vérité ultime, les contributions ne fournissent aucune orientation normative. Peut-on se contenter d’un appel à favoriser une mise en forme procédurale des justifications publiques, et à préconiser la création d’un espace de délibération ouvert aux désaccords, à la révision et à la critique ? Sans doute aurait-on aimé voir évoqué ce qui fait la chair même du problème européen aujourd’hui – problème que les intellectuels, les partis ou les associations et syndicats de la société civile sont loin d’ignorer : les errances de l’Europe sociale associées au dumping accentué par le second élargissement ; les avancées de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et l’élaboration (restreinte) d’un véritable droit communautaire [7] ; le statut de la politique étrangère européenne, dans son rapport à l’atlantisme notamment ; le renforcement des populismes dans les démocraties libérales, qui témoignent de la résurgence d’une xénophobie menaçante. Que ces questions cruciales soient passées sous silence laisse songeur : enfermés dans leur tour d’ivoire, les intellectuels seraient-ils à ce point aveugles ?