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Essai Philosophie

L’État social et la mondialisation


par Jean-Fabien Spitz , le 2 novembre 2010


La mondialisation de l’économie implique-t-elle inévitablement une baisse de nos protections sociales ? Le penser, c’est comme le montre Jean-Fabien Spitz considérer qu’elles ne sont qu’un luxe auquel il faudrait renoncer en période de crise, alors qu’elles sont plus profondément ce qui permet à une société démocratique de fonder sa propre légitimité.

La plupart des commentateurs sont d’accord sur un constat : le mouvement contre la réforme des retraites est le signe de la réticence de la société française à accepter les effets de la mondialisation. Quels sont ces effets ? La protection sociale coûte cher et pèse sur la compétitivité des entreprises et, en clair, cela signifie que le fait que les salariés français bénéficient de retraites décentes, d’une éducation gratuite et d’un accès aux soins qui le demeure en principe également, entre dans les coûts des biens et des services produits en France et qui, de ce fait, ne peuvent rivaliser sur les marchés avec des produits et des services venant de pays dont la protection sociale est inexistante. La seule solution serait donc de couper dans les dépenses sociales, de réduire les déficits publics qu’elles entraînent, et de restaurer par ces moyens douloureux mais indispensables la compétitivité de notre pays sur le marché mondial. Ce raisonnement est simple et les dirigeants de la droite française ne comprennent pas qu’il y ait encore des égarés pour ne pas en admettre la pertinence et pour défendre des « acquis sociaux » dont le coût entraîne sans cesse plus notre pays vers le bas.

Les « avantages acquis »

Les choses sont cependant moins évidentes qu’elles n’en ont l’air. Quelques mots d’abord sur le vocabulaire. Dans l’analyse dont on vient de tracer l’esquisse, les « acquis sociaux » paraissent comme un luxe, une sorte de transfert généreux de la part des entreprises, que l’on pouvait se permettre en période de prospérité mais auquel on devrait renoncer en période de vaches maigres. Ils s’apparentent aux bienfaits et avantages que le patronat paternaliste du XIXe siècle voulait bien consentir aux ouvriers par esprit de charité et par désir de paix sociale. Mais lorsque la survie de l’entreprise et de l’emploi est en jeu, cette bienveillance n’est plus de saison. Le marché polarise naturellement la richesse et, lorsque le jeu spontané des accords contractuels et des transactions volontaires est seul en action, les inégalités qui en naissent sont considérables sous le double impact de la différence des qualités naturelles des individus et du hasard. La redistribution d’une partie des richesses produites sous la forme de l’État providence est donc une anomalie par rapport à cette situation par défaut ; elle s’est produite – au lendemain de la seconde guerre mondiale – par le biais d’un ensemble de facteurs politiques où la montée en puissance de l’idée démocratique et la pression des idées socialistes jouent un rôle essentiel. Le résultat est que, au milieu des années 1970, la répartition de la richesse produite entre le capital et le travail s’était considérablement modifiée au bénéfice du second. Progressivement, et non sans pleurs et grincements de dents, on revient à une situation « normale » et les pays qui sauront le plus rapidement et le plus énergiquement tailler dans leurs dépenses sociales sont ceux qui retrouveront le plus vite le chemin de la compétitivité et donc de la prospérité. Revenir à la normale, cela signifie revenir à une situation où la collectivité ne s’emploie pas à transférer des richesses de ceux qui en produisent le plus à ceux qui en produisent le moins, mais où elle se contente de garantir les résultats des initiatives et des transactions privées, laissant chacun maître d’acquérir à leur prix marchand les biens et services en faveur desquels il veut arbitrer.

Existe-t-il une répartition « naturelle » des richesses ?

On peut avoir quelques doutes sur cette vision des choses qui laisse supposer que les transferts sociaux s’opèrent par rapport à une situation neutre dans laquelle ils seraient absents et qui n’aurait pas besoin de justification particulière parce qu’elle serait le produit du jeu « normal » du marché et la conséquence d’un ensemble d’initiatives privées. La réalité est très différente : toute structure de la répartition de la richesse – celle qui résulte prétendument du seul jeu des initiatives privées comme celle existe lorsque l’État social est en place – sont le produit d’un système institutionnel, d’un ensemble de dispositions législatives et juridiques qui sont un choix politique et qui ont pour effet de dire quelles sont les capacités des différents acteurs économiques et sociaux à attirer à eux une part plus ou moins importante des richesses produites. Lorsqu’il existe un État-providence, les salariés, par la voie de leurs syndicats, se créent des avantages institués et défendus par le droit : salaire minimum, retraite, allocations familiales, sécurité sociale etc. Si la législation change en faveur d’une dérégulation et d’une diminution de l’emprise de l’État social, les propriétaires du capital sont à leur tour en mesure de sanctuariser leurs revenus par le biais de lois qui les libèrent de certaines obligations et protègent leurs acquis. Mais dans un cas comme dans l’autre, la répartition des ressources est un effet de la législation, et il n’existe pas de société sans institutions, pas de société qui ne serait rien d’autre qu’une série d’accords privés sans règle collective contraignante qui en impose le respect. La position par défaut n’existe pas : si les dividendes des actionnaires sont indemnes de toute taxation, cette situation n’est pas plus normale ni plus « naturelle » que la situation inverse dans laquelle les bénéfices sont taxés de manière à financer l’état social. Les effets en termes de prospérité et les flux de ressources qui s’ensuivent sont certainement différents, mais nul ne peut prétendre que l’une des deux situations serait la norme par rapport à laquelle il conviendrait de juger les avantages et les désavantages de l’autre comme on le fait aujourd’hui.

On pourrait objecter que ceci est une vue de l’esprit car, entre la redistribution et son absence, il y a une différence du tout au tout. Lorsque l’État social existe, la collectivité intervient pour transférer des richesses qui appartiennent aux uns pour en faire bénéficier les autres alors que lorsque seul le marché est en jeu et qu’il n’y a ni transactions bloquées ni transferts obligatoires, chacun demeure le maître de ce qu’il a produit avec son travail et son énergie. Mais s’il y a bien une vue de l’esprit, c’est dans cette objection qu’elle s’incarne le mieux, car personne n’est le maître de quoi que ce soit sans le secours d’une règle qui le lui attribue, donc sans une décision collective qui statue que telle personne possède un droit exclusif sur tel élément de la richesse produite, et qu’il peut exiger que les autres se soumettent aux conditions qu’il aura lui-même choisies pour leur permettre d’y avoir accès. Les transactions volontaires, en ce sens, ne sont pas plus légitimes que les transactions forcées car elles sont tout autant tributaires du cadre législatif et coercitif qui leur donne force et qui en impose le respect. Dans le second cas, la contrainte légale s’exerce sur les détenteurs de ressources qui ne peuvent exercer sur elles un droit exclusif ; mais dans le premier cas, la contrainte légale – tout aussi réelle – s’exerce au bénéfice de ceux qui ont ces ressources en mains en leur conférant précisément sur elles un droit exclusif. Mais ces biens n’appartiennent pas « naturellement » à ceux qui les ont en mains indépendamment d’une sanction sociale sans laquelle la notion même de propriété n’aurait aucun sens. L’idée que, dans une société complexe, une personne pourrait avoir « par la nature même du processus productif » un droit exclusif sur le résultat de ses propres actions sans aucune décision collective qui le lui confère est une absurdité : tout produit, quel qu’il soit, tout service rendu, est une collaboration et une conséquence d’une multitude de contributions présentes et passées, ainsi que d’un ensemble de services publics et d’institutions qui le rendent possible. Tout essai pour déterminer la contribution d’un individu à une production sociale en réfléchissant à ce que serait cette dernière en son absence est vouée à l’impasse et, par conséquent, l’idée qu’il existe une répartition des ressources susceptible de récompenser justement, ou en juste proportion, le mérite ou la contribution de chacun, est un leurre. Quant à prétendre que la répartition actuelle de la richesse pourrait être le reflet des initiatives des différents acteurs, c’est tout simplement inconcevable, car la valeur des biens est fonction de facteurs qui n’ont rien à voir avec l’activité des individus, comme la rareté, l’état de la demande, le phénomène de la rente, etc. le propriétaire d’un appartement dont la valeur a été multipliée par quatre au cours des trente dernières années est-il en possession d’une richesse qui représente son travail ?

Encore ce raisonnement laisse-t-il de côté des questions essentielles qui en renforcent les conclusions négatives : à supposer qu’il soit possible de mesurer les mérites de chacun, pourquoi les individus seraient-ils nécessairement les seuls propriétaires des avantages qu’ils sont ainsi en mesure de produire alors qu’ils ne sont certainement pas les auteurs des qualités naturelles qui sont en eux ? Pourquoi serait-il légitime que les individus puissent seuls tirer parti des hasards favorables qui s’offrent à eux, aussi bien en termes de possession de qualités internes que de hasard externe ? Pourquoi, inversement, serait-il légitime que d’autres aient à supporter seuls les conséquences négatives de hasards défavorables aussi bien, à nouveau, sous la forme du manque de qualités productives que de la rencontre de hasards externes particulièrement malheureux ? Et ceci sans rien dire des doutes que l’on peut avoir sur la naturalité d’une répartition des ressources à laquelle certains acteurs participent en y apportant des avantages extrinsèques manifestes comme l’héritage ou une éducation de bonne qualité.

La conclusion s’impose : il n’y a pas de répartition « naturelle » de la richesse dans une société complexe. Le marché soi-disant « pur » n’est qu’un système d’allocations des ressources juridiquement déterminé par des règles collectives au même titre que des systèmes alternatifs dans lesquels les individus disposeraient de revenus non marchands grâce à l’existence de transferts sociaux et ce second système n’a pas besoin de plus de justification que l’autre. Cependant, comme l’ont montré les fondateurs du libéralisme, les marchés possèdent bel et bien une propriété miraculeuse qui les met à part en tant que systèmes d’allocation des ressources : ils sont capables de réaliser l’harmonisation de milliers ou de millions d’actions et de jugements individuels par la loi de l’offre et de la demande qui permet l’adaptation constante de la production aux besoins. Mais cela n’implique pas que la satisfaction des besoins soit le seul paramètre dont une société doive se soucier, car elle doit aussi se préoccuper de la répartition de la richesse et de la manière dont celle-ci affecte les positions respectives des groupes les uns par rapport aux autres, ainsi que la liberté des individus qui en sont membres. Au lieu de se demander, comme le fait l’économie moderne, comment maximiser la satisfaction des besoins exprimés pour des individus conçus exclusivement comme des centres de recherche de satisfaction, les économistes classiques – au premier rang desquels Adam Smith – tentaient aussi de comprendre comment la répartition des richesses affecte les individus, comment elle structure leurs désirs et forme leurs préférences et comment, par conséquent, il n’est pas possible de considérer un système social comme meilleur que les autres au seul motif qu’il est capable de satisfaire des préférences qu’il a lui-même contribué à engendrer et à former. Ce qu’il convient d’évaluer et de comparer, ce n’est donc pas la capacité d’un système de répartition des ressources à satisfaire les besoins dont il constate l’existence en son sein, mais l’ensemble du dispositif qui, conjointement, produit des besoins et les satisfait. L’idée que le marché satisfait les besoins mieux que tout autre système n’est donc pas une réponse à la question du mode de régulation sociale qu’il convient de sélectionner car elle revient à juger les systèmes alternatifs à l’aune d’un critère qui est propre à leur concurrent. Lorsqu’un village se demande s’il vaut mieux avoir un cordonnier qu’un tailleur, le bon critère de choix n’est sûrement pas de savoir lequel des deux fabrique les meilleures chaussures et chacun, aujourd’hui, ressent aisément la pertinence de ce point lorsqu’il constate à quel point nous vivons dans une forme de régulation sociale qui se glorifie d’être en mesure de satisfaire des besoins qu’elle a elle-même suscités.

La protection sociale n’est donc pas une concession généreusement consentie par les propriétaires naturels des ressources qui accepteraient d’en redistribuer une partie lorsqu’ils le peuvent mais qui seraient en quelque sorte contraints de resserrer leur générosité lorsque les circonstances l’exigent. C’est un choix politique qui s’est imposé pour de multiples raisons entre la fin du XIXe siècle et la fin des années 70 du siècle suivant. Il est très important de le remarquer, à un moment où l’offensive contre l’État social dénonce les avantages acquis comme autant de rentes de situation dont les bénéficiaires auraient pour ainsi dire sanctuarisé la protection par le moyen de la législation sociale et qui seraient à la fois des écarts par rapport au jeu naturel des facteurs en même temps qu’une atteinte à l’impartialité de la loi et – par conséquent – à la liberté de ceux qui sont ainsi « spoliés » au bénéfice des rentiers, fonctionnaires et profiteurs de toute sorte qui vivent aux dépens des autres. Comme si la protection juridique de la propriété du capital et des ressources naturelles n’était pas elle aussi une rente constituée par le droit ! La question n’est pas de savoir s’il existe des règles de droit qui protègent certains revenus – c’est une nécessité incontournable – mais quelles sont les règles de droit, protégeant quels flux, qui conduisent à la société la plus harmonieuse.

Pourquoi l’État social ?

Or, pour répondre à cette question, nous devons tenter de comprendre quelles sont les raisons qui ont présidé à l’essor de l’État social. Une des raisons essentielles de ce choix collectif a été la prise en compte du fait qu’une société d’individus sans solidarités objectives a énormément de difficultés à fonder sa propre légitimité en tant qu’ordre de contrainte si elle n’assure pas, comme l’a suggéré Robert Castel, une certaine continuité des places, une certaine homogénéité dans les positions des uns et des autres en particulier en matière de sécurité face aux risques majeurs que sont la vieillesse, la maladie et la perte d’emploi. Les dispositifs qui garantissent à tous une forme d’assurance dans ce domaine ne sont pas des luxes mais des composantes essentielles d’une société qui veut être à la fois individualiste et démocratique. Ils sont nés, précisément, sous l’impact de la constatation qu’il était impossible de conserver une société faite de libertés individuelles et de procédures démocratiques de décision sans mettre en place une régulation juridique et institutionnelle des activités privées qui aboutisse à cette relative continuité des places. Cette expérience n’est pas dépassable : la démocratie n’est pas possible dans une société durablement profondément et structurellement inégalitaire parce que les sources de conflit y sont potentiellement très sérieuses et qu’elles alimentent les tentations autoritaires et populistes comme on ne le voit déjà que trop aujourd’hui en Europe. L’État social est donc un élément clef de la légitimité des sociétés modernes, car c’est lui qui permet la coexistence de l’individualisme et de la normativité collective, c’est lui qui permet à la fois qu’une société soit composée d’individus qui se respectent et s’ignorent, et que l’ordre de contrainte et de régulation collective qu’elle impose apparaisse comme légitime en raison du caractère démocratique des procédures et du respect des libertés fondamentales qui préside à sa constitution. Sans cet arbitrage en faveur d’une relative homogénéité des places qui s’incarne dans l’État social, les sociétés d’individus subiraient la double attraction des replis communautaires et de l’autoritarisme politique, des solidarités sub-étatiques et du populisme. Or ces deux tendances sont déjà suffisamment fortes dans les pays développés et dans certains pays émergents pour qu’on y soit attentif.

Ce modèle social avancé coûte cher à ceux qui le pratiquent, c’est vrai. Il met les pays où il existe – dont le nôtre – dans une situation de compétitivité défavorable non seulement par rapport aux pays émergents dont les coûts salariaux sont très bas et qui n’ont aucun système de protection sociale collective, mais aussi par rapport aux pays avancés qui ont déjà renoncé à des pans entiers de leur État social et envisagent de plus en plus de distribuer les biens et avantages dont il se compose – éducation, assurance santé, retraites – sur une base purement marchande, c’est encore vrai. Si la conclusion que l’on doit en tirer est que nous ne pouvons pas faire autrement que de les imiter, elle n’est pas encourageante quant à la réalité d’un régime politique que nous voulons appeler démocratie et qui consiste non pas à sélectionner nos dirigeants mais à choisir les modes de régulation sociale et de répartition des ressources qui nous paraissent propres à constituer une société dans laquelle il nous paraît acceptable de vivre et aux normes contraignantes de laquelle il nous paraît acceptable de conformer notre conduite. C’est pourquoi, au vu de la quantité de richesses qui existe aujourd’hui dans un pays développé comme la France, il paraît en effet absurde à une grande partie des citoyens de « choisir » un système de distribution des ressources qui en orientera une part croissante vers le profit – qui accroîtra la rente des détenteurs du capital – au lieu de les utiliser pour satisfaire les besoins de la population en matière de santé, d’éducation, de retraite et d’assurance chômage. Mais ceux qui pensent ainsi ont manifestement tort dans le contexte actuel car les profits d’aujourd’hui sont, selon la formule bien connue, les investissements de demain et les emplois d’après-demain. On en arrive au paradoxe selon lequel satisfaire les besoins fondamentaux et assurer la continuité de la démocratie aujourd’hui serait tuer la poule aux œufs d’or et garantir que nous ne pourrons plus faire demain ce que nous pouvons encore faire aujourd’hui.

Pourquoi alors ne pas céder au marché ? Pourquoi ne pas avouer que l’objectif prioritaire est la prospérité et la production de richesse et que, avec cette richesse accrue – fruit des sacrifices d’aujourd’hui – nous pourrons d’autant mieux satisfaire les besoins fondamentaux demain, non plus sur la base d’une répartition non marchande mais par un accroissement des ressources tel qu’il sera possible à chacun d’acheter ce dont il aura le plus besoin : des soins, de l’éducation, une assurance vieillesse ? Ce n’est pas un choix de société mais un choix de méthode et il est profondément irrationnel, pour arriver à un but sur lequel tout le monde est d’accord – assurer une existence décente à tous et une garantie contre les risques majeurs – d’emprunter pour cela la voie assurément la moins efficace dans le contexte actuel, c’est-à-dire celle qui consiste à vouloir à toute force assurer cette satisfaction par un mécanisme collectif et de manière non marchande.

Il y a cependant de bonnes raisons d’être sceptique face à ce raisonnement. Tout d’abord, il suppose que les préférences demeurent constantes à travers les différentes formes de régulation sociale et il postule donc – avec l’économie post classique – que les individus expriment des préférences intrinsèques déconnectées des systèmes dans lesquels ils sont insérés. Les individus demanderaient donc de l’éducation, de la santé et de l’assurance contre les risques de la vieillesse et du chômage au même niveau et de la même manière que lorsque ces biens sont produits collectivement, en sorte que l’on pourrait procéder à leur distribution en fonction des besoins d’une manière aussi efficace par une procédure marchande et décentralisée que par la voie de l’État social qui cherche au contraire à assurer à tous un service identique tout en contraignant les bénéficiaires – au moins dans une certaine mesure – à participer à son financement en proportion de leurs revenus. On voit immédiatement pourquoi ce raisonnement est défectueux : rien ne garantit, par exemple, que les dépenses d’éducation ou de santé par habitant demeureraient, dans un système qui ferait confiance au marché pour satisfaire ces besoins, au même niveau qu’actuellement, même en supposant que l’ensemble des ressources qui y sont actuellement affectées soient reversées aux acteurs individuels. Or le niveau de ces dépenses est à la fois un indicateur de développement humain, un gage de dynamisme social et un garant de la stabilité et de la légitimité sociale dans la mesure où, justement, la disposition de ces biens à un niveau élevé est l’assise de la continuité relative dont parle Robert Castel. La préférence pour la santé, par exemple, ne serait certainement pas la même dans un système où chacun devrait arbitrer aux dépens d’autres dépenses possibles pour se soigner et il en irait de même pour l’éducation. Seule une distribution non marchande garantit qu’une part importante des ressources collectives soit consacrée à la satisfaction de ces besoins fondamentaux et nous mesurons ici l’importance de l’affirmation selon laquelle les systèmes sociaux façonnent les préférences des individus au lieu de les trouver déjà préformées .

Il n’est pas possible, en second lieu, de se contenter de dire que si les individus préfèrent les loisirs à la santé, le divertissement à l’éducation, le présent à l’avenir, la dilapidation des ressources naturelles à leur conservation, il n’appartient pas à l’État de les inviter de manière paternaliste à corriger leurs préférences en les contraignant à participer au financement collectif de biens qu’ils ne veulent pas acheter à leur prix coûtant. On voit bien par exemple à quel point l’arbitrage en faveur de certains soins ou d’une éducation de qualité – s’il faut la payer au prix du marché – est d’autant plus difficile que le revenu est plus réduit. Seuls ceux qui ont les moyens sont prévoyants et investissent dans l’avenir en sorte que la fourniture marchande des biens fondamentaux risque non seulement de porter atteinte à leur niveau mais aussi d’accroître considérablement les inégalités dans ces domaines.

Il faut donc renverser le raisonnement : ce n’est pas le démantèlement de l’État social qui va permettre de réduire les coûts et de disposer dans l’avenir de ressources importantes à investir dans la fourniture des biens indispensables à la légitimité sociale et à la vitalité des régimes démocratiques. Au contraire, ce démantèlement, aussi bien parce qu’il provoque un creusement des inégalités que parce qu’il suscite de nouveaux besoins artificiels, réduira les ressources susceptibles d’être investies dans la fourniture de ces services essentiels : il faut une voiture quand il n’existe plus de transports en commun, les dessous de table consentis à des organisations criminelles et corrompues deviennent inévitables lorsqu’il n’existe plus de services publics dignes de ce nom. On ne peut pas postuler qu’un régime dérégulé et proposant les biens fondamentaux à ceux qui pourront et voudront les payer sera nécessairement en mesure de satisfaire les besoins objectifs de tels biens. C’est d’autant plus vrai que les sociétés concernées seront plus inégalitaires, et elles seront d’autant plus inégalitaires que l’État social aura été demantelé.

On dira que ce raisonnement est certainement intéressant mais qu’il n’est pas d’actualité car aujourd’hui les pays développés doivent faire face à une concurrence des « pays à bas coût » et qu’ils n’ont pas d’autre solution que de les imiter ou de disparaître. C’était l’argument des entrepreneurs au moment où les premiers syndicats tentaient localement de négocier des accords garantissant aux salariés de meilleures conditions de travail et d’emploi. Ils clamaient à cor et à cri que la journée de huit heures allait les ruiner en présence de leurs concurrents, que l’indemnisation des accidents du travail allait encourager l’imprudence et accroître leurs coûts, que le salaire minimum était une contrainte insupportable qui les forçait à payer un bien – le travail – au-dessus de sa valeur, et qui, en définitive, se retournait contre les salariés eux-mêmes qui y perdaient leur emploi.

Mais quelle conclusion doit-on tirer de ce genre d’arguments ? Qu’il faut revenir au modèle social du XIXe siècle, supprimer le salaire minimum, les systèmes de santé publique, les assurances chômage, l’accès universel à l’éducation ? Ce nivellement par le bas serait, on l’a dit, suicidaire pour les institutions démocratiques et, au demeurant, on voit bien que les pays « à bas coût » ne sont pas en très bonne santé de ce point de vue. Quand ils ne sont pas gouvernés autoritairement, leurs performances ne sont pas très reluisantes en termes d’impartialité de l’État, de respect du droit des personnes, ou d’exposition à la corruption. Tous savent – ou devraient savoir – qu’ils doivent, pour se garantir un développement durable, faire sauter ces obstacles et assurer à leurs citoyens un niveau élevé d’accès aux biens fondamentaux – santé, éducation, assurance – que le marché seul fournit d’autant moins que les sociétés sont plus inégalitaires.

Il y a donc deux issues à la mondialisation : par le bas et par le haut. À la fin du XIXe siècle, une partie du patronat éclairé savait que les lois sociales contraignantes – régimes de retraite, limitation de la durée du travail, salaire minimum, formation permanente, assurance accidents – permettrait d’éviter la concurrence sauvage et contribuerait à établir la compétition entre producteurs dans un contexte qui permettrait d’atténuer les tensions, de domestiquer la démocratie en la guérissant de ses tentations autoritaires, de guérir les maux coûteux de la misère, et d’assurer un mode de développement humain qui serait le gage de la prospérité future. Il n’y a aucun indice aujourd’hui qui permette de penser que les nations comprennent la nécessité de faire le choix de placer la compétition à laquelle elles se livrent dans un contexte institutionnel qui assure à leurs citoyens un niveau d’accès à des formes de protection sociale capable de garantir à la fois la stabilité des institutions démocratiques et les fondements d’un développement futur. La construction européenne, à cet égard, aura été l’un des plus grands échecs de ce siècle qui commence car, au lieu de tenter de créer une zone de haute protection démontrant l’efficacité d’un mode de régulation sociale qui économise les tensions et forme les hommes, elle a organisé entre ses membres la course au moins-disant social. De ce fait, la démocratie y est largement dévitalisée et la légitimité des ordres de contrainte y sera de plus en plus fragile à mesure que les sociétés seront de plus en plus confrontées à l’impossibilité d’opter pour les systèmes sociaux susceptibles d’assurer leur cohésion et à mesure que l’inégalité et l’hétérogénéité qui en résulte aviveront de plus en plus les tensions inéluctables dans toute société des individus qui croit pouvoir demeurer aveugle à une vérité simple : pas de liberté démocratique et pas de progrès sans justice sociale.

par Jean-Fabien Spitz, le 2 novembre 2010

Pour citer cet article :

Jean-Fabien Spitz, « L’État social et la mondialisation », La Vie des idées , 2 novembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Etat-social-et-la-mondialisation

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