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L’Autriche au temps de la SDN

À propos de : Nathan Marcus, Austrian Reconstruction and the Collapse of Global Finance, 1921-1931, Harvard


par Hubert Bonin , le 21 février 2019


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Nathan Marcus retrace l’histoire de la reconstruction, monétaire, financière, identitaire et politique de l’Autriche – sous tutelle européenne – après la Première Guerre mondiale : une histoire dramatique qui fait écho au présent.

Après avoir approfondi notre connaissance de la Première Guerre mondiale à l’occasion du centenaire de 1918, les historiens se penchent sur l’après-guerre. Nathan Marcus a anticipé ce mouvement académique en publiant une recherche d’envergure sur l’Autriche des années 1920, qui suit pas à pas la vie financière, publique et privée, de cet « État successeur » – au Traité de Saint-Germain-en-Laye en 1919, l’Empire austro-hongrois est disloqué et donne lieu à sept États successeurs, dont l’Autriche. Un cas d’étude intéressant, car celle-ci a été le premier à bénéficier d’un plan de soutien international de la part de la Société des nations, à concevoir un plan de reconstruction d’une économie ébranlée par la chute de l’Empire austro-hongrois, à réussir à vaincre une inflation devenue folle, mais aussi à subir une intense crise financière et bancaire en 1931. Cette dernière ouvrit la voie à la grande crise financière et économique des années 1930 en Europe.

Des considérations générales en amont

L’intérêt est d’autant plus grand qu’on le cas d’étude de cette Autriche des années 1920 peut servir d’ancêtre aux cas vécus récemment, en Grèce, notamment, mais aussi dans tant de pays sauvés par le Fonds monétaire international et divers plans d’aide collective à leur refinancement. C’est d’ailleurs ce qui manque : Nathan Marcus aurait pu comparer le cas de l’Autriche avec ceux qui ont suivi ou qui l’avaient précédé (Argentine, Grèce, notamment).

Nathan Marcus a brassé d’énormes stocks d’archives, notamment celles de la Société des Nations (SDN), de la banque centrale, de l’État autrichien et de vises banques. L’essentiel du livre est centré sur les relations entre la SDN et l’Autriche dans les années 1920 ; une seconde partie sur la crise de 1931 conduit à se demander si la reconstruction financière du pays était aussi solide et fiable qu’on le pensait.

Un enjeu essentiel est non pas le fameux « retour à la normale », mais la construction d’un pays neuf. En 1920, l’Autriche n’est plus qu’une naine (avec seulement 6,5 millions d’habitants alors que Vienne à elle seule en comptait 2,1 millions en 1914). Elle a perdu le contrôle de l’immense espace austro-hongrois, des ressources minières et industrielles de la Tchécoslovaquie, des richesses agricoles hongroises, etc. ; ce n’est plus qu’un modeste territoire rural, montagnard et artisanal, avec une industrie de petite taille. Le temps n’est guère à l’effervescence jubilatoire, ni à la sécession vis-à-vis de la communauté financière européenne !

Malheureusement, N. Marcus a négligé de présenter un tableau évoquant cette contraction dirimante : comment rebâtir par exemple un système fiscal sans le champ de collecte de l’ex-Empire ? Le pays a perdu ses racines historiques pluriséculaires et est en pleine crise d’identité, ce que le livre ne soupèse pas réellement. Il aurait pu consacrer quelques pages à la réelle misère régnant dans les villes, dont les populations survivent grâce à un vaste plan d’aide de la Croix-Rouge internationale et de grosses importations de produits alimentaires en provenance des États-Unis.

Pire encore, la vie politique oppose des Autrichiens « normaux », de gauche ou démocrates-chrétiens, et des rattachistes pan-germains exigeant l’intégration dans la nouvelle Allemagne : toute majorité parlementaire est donc fragile, ce qui ne manque pas d’influer sur l’acceptation ou le refus d’une coopération avancée avec la SDN, qui est perçue comme une atteinte à la souveraineté du jeune pays, mis sous tutelle dès sa naissance. La comparaison avec les autres États successeurs, comme la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, voire la Yougoslavie, aurait permis d’identifier pourquoi l’Autriche a constitué un cas original, pourquoi cette explosion d’inflation l’a frappée au premier chef, notamment. Le champ général centre-européen manque quelque peu dans le livre.

La découverte de l’hyperinflation

Il ne s’agit pas d’une simple histoire d’argent. Le livre réfléchit, étape par étape, à la crise politique de l’Autriche : en quoi son identité nationale est-elle préservée, affaiblie ou renforcée par l’intrusion des puissances d’argent dans sa construction ? Comment son autonomie budgétaire n’est-elle pas sans cesse remise en cause par les représentants ou comités de la SDN ?

Or c’est dès janvier 1920 qu’une première réunion à la SDN prend en considération le cas autrichien. N. Marcus précise l’évolution de l’hyperinflation en plusieurs vagues de fuite devant la monnaie (janvier-novembre 1921, décembre 1921- janvier 1922, août 1922, en particulier). Bondissent en masse les hausses salariales, l’impression de billets de banque, le déficit budgétaire, les subventions aux produits alimentaires. Or le crédit du pays est en jeu puisqu’il a besoin d’argent pour financer son déficit commercial, de refinancements en devises, sous peine de s’écrouler rudement. Tout l’enjeu, comme aujourd’hui dans plusieurs pays de la zone euro, est d’enclencher des programmes de compression de la progression des dépenses budgétaires : un premier grand plan prend corps en octobre-décembre 1921, puis un deuxième au printemps 1922, sans pouvoir réellement brider la dérive budgétaire. N. Marcus isole donc bien les causes matérielles de l’inflation ; mais, classiquement, il jauge aussi les causes psychologiques (p. 47-48), la fuite devant la monnaie, les anticipations irrationnelles comme si les Autrichiens eux-mêmes n’avaient pas foi dans leur propre pays ou appareil économique d’État.

Les notions de volatilité – un peu négligée ici face aux nombreuses références disponibles chez les économistes – et de vélocité de la monnaie sont au cœur des interrogations des experts de l’époque (tel Ludwig von Mies, qui parle d’« expectative »), comme si l’Europe (re-)découvrait un boum inflationniste que, au fond, seule la France des années 1791-1795 avait connu, avec la crise causée par l’inflation des assignats. C’est la perception d’un temps monétaire en accélération tourbillonnante, un rapport au temps immédiat, qui tourmente les contemporains – d’où en sus des caricatures de presse suscitées par ce phénomène, allant jusqu’à une résurgence de l’antisémitisme, mais aussi des comportements moutonniers de masse (suicides, consommation de tabac et même avortements…).

Un parcours financier et géopolitique : une SDN vivifiée

La communauté financière internationale dispose après la guerre d’un outil d’intermédiation qui apaise les sensibilités, la SDN. Localisée à Genève, elle s’est dotée d’une section économique & financière, qui mobilise des experts ; de nombreuses réunions élaborent des plans d’aide, de conseil, de contrôle, en une préfiguration d’une autorité européenne. C’est au sein de la SDN que les études sont conduites en amont du grand emprunt autrichien : les États mènent la guerre de la reconstruction financière de façon solidaire, en particulier avec des hommes d’influence français (Louis Loucheur, Joseph Avenol) et anglais (Frank Nixon, directeur adjoint de la section économique & financière). Tous ont bataillé pour recenser les actifs qui, en Autriche, pouvaient servir de collatéraux, de garanties, aux titres à émettre.

Comme aujourd’hui Français ou Italiens prennent le chemin de Bruxelles (Commission de l’Union monétaire européenne) et de Francfort (Banque centrale européenne), les responsables italiens deviennent des interlocuteurs fréquents des experts de la SDN, soit à Genève, soit à Vienne. N. Marcus tient alors une chronique passionnante des relations humaines et institutionnelles entre les deux parties prenantes. Il aurait pu mobiliser les études sur la géopolitique concernant l’Europe centrale, quand les Puissances s’inquiètent du destin de ces États successeurs (risques de bolchevisme, de crises sociales et politiques, d’emprise allemande, voire russe) tout en commençant à se battre pour y conquérir des marchés et des positions bancaires (comme Schneider, Paribas et la Banque de l’union parisienne, du côté français).

Comme aujourd’hui à propos de certains pays, l’on sent que des hommes clés agissent en parrains : au-delà des experts et de la SDN, les hommes d’influence que sont Montagu Norman, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, et Otto Niemeyer, du Trésor britannique (en 1906-1927, avant de rejoindre la banque centrale), qui est le délégué anglais au League Financial Committee de Genève, activent la confiance des banques actrices du syndicat d’émission dans la City, dont le but est de permettre à l’Autriche d’émettre de la dette publique sur les marchés internationaux. Mais nombre de gouverneurs de banque centrale et aussi des banquiers américains impliqués dans l’Europe d’après-guerre (JP Morgan) et anglais (Morgan Grenfell, Barings, Rothschild, Schröders) sont parties prenantes de ces négociations pointues, qui culminent lors d’une grande réunion à Genève du 19 avril au 10 mai 1922.

N. Marcus contribue ainsi à réhabiliter le rôle d’une SDN trop décriée : bon niveau d’expertise, discrétion dans l’action de conseil, fermeté dans la mise en œuvre, esprit de communion européenne et même transatlantique (avec les banques, bien sûr, sans l’État américain, puisqu’il n’a pas ratifié l’entrée dans l’organisation genevoise). La diplomatie de la finance atteint un niveau élevé, en temps de paix, après les négociations qui avaient permis de monter les financements coopératifs durant la guerre. Ainsi la géo-économie se structure encore plus [1].

Vers la stabilisation : aide internationale et action nationale

L’objectif de la SDN est d’obtenir qu’une partie des revenus de l’État (douanes, tabacs, etc.) soit affectée au paiement de la dette nouvelle que nécessite le financement du déficit commercial. Cela signifie concrètement une intrusion dans la vie des autorités autrichiennes, dans le Budget même, entre 1921 et 1926. Un haut-commissaire de la SDN (le Hollandais Alfred Rudolf Zimmerman) et des experts veillent donc désormais à rétablir la crédibilité de la politique budgétaire et fiscale autrichienne, à plaider sans cesse pour plus de rigueur au nom de la nécessité de rétablir des mécanismes de confiance et d’« anticipations positives ». On se demande même alors si l’on peut sauver l’Autriche ; le chancelier Scholer est renversé, perdant le soutien des pangermaniques. Le nouveau chancelier Ignaz Seipel, issu de la démocratie-chrétienne de droite dure, menace même, un peu roublard, de solliciter la SDN pour obtenir l’autorisation de rejoindre l’Allemagne ou de démissionner par une tactique du chaos… Une nouvelle mission d’expertise, en juin 1922, vise à établir un programme de redressement efficace : hausse des impôts indirects, baisse des effectifs des fonctionnaires, création d’une banque centrale indépendante, etc.

Une première étape semble aboutir à un relatif succès, avec le protocole du 4 octobre 1922, qui équilibre respect de l’indépendance gestionnaire de l’Autriche et engagements de mesures réellement appliquées. Cela permet l’émission de 160 millions de dollars de titres autrichiens en juin 1923 ainsi qu’un « prêt de reconstruction », précédé par un petit prêt intérimaire interbancaire (qui implique la banque d’affaires françaises Paribas) pour 800 000 £ (ou 3,7 millions $). La confiance est rétablie, des capitaux se réorientent vers la place de Vienne pour soutenir l’État ou des entreprises. Le marchandage entre l’Autriche et la SDN aboutit : en échange du prêt de reconstruction de 650 millions de couronnes (dont 130 millions pour rembourser les emprunts précédents), la SDN nomme un commissaire général. Ce dernier est chargé de vérifier l’application des réformes ; l’État doit obtenir sa permission d’utiliser les fonds du prêt, en justifiant ses dépenses.

Entre-temps, afin de préserver la sensibilité épidermique de nombreux hommes politiques autrichiens, les États prêteurs signent, le 4 octobre 1922, le protocole de Genève sur la reconstruction de l’Autriche, une déclaration de désintéressement : ils s’engagent à respecter l’indépendance et la souveraineté de l’Autriche, sans chercher à retirer de l’affaire un quelconque avantage exclusif économique ou financier. L’opération n’est donc pas ce qu’on appelle aujourd’hui un « prêt lié » qui réserve des commandes aux prêteurs. Malgré des débats houleux, le plan est finalement ratifié par le parlement autrichien. Et l’emprunt rencontre un bon succès sur les places financières internationales.

Une fois la confiance et la crédibilité de l’Autriche reconstituées peu ou prou, on peut passer du sauvetage à la reconstruction durable : une banque d’émission est mise en place à Vienne, plutôt indépendante du gouvernement autrichien, qui renonce ainsi à son droit d’émettre de la monnaie en direct, même si Richard Reisch, le président, tente souvent d’écouter la voix de ce dernier, tout en devant partager la pouvoir avec un alter ego étranger, le Suisse Charles Schnyder von Wartensee (juin 1923-juin 1924, puis le Hollandais Anton Van Gijn jusqu’en décembre 1925). L’État donne des signes de bonne foi : il entreprend volens nolens d’alléger ses dépenses, en licenciant des fonctionnaires, réorganisant son système ferroviaire et les monopoles d’État. Comme la Tunisie en 1869, l’Empire ottoman et l’Égypte en 1876, la Grèce en 1897, l’Autriche est passée sous les fourches caudines de la « finance internationale »… L’ouvrage aurait gagné à établir ce type de comparaison.

À la fin de la crise inflationniste, une monnaie provisoire apparaît en décembre 1923, avant que le 20 décembre 1924, la réforme monétaire officialise la naissance du schilling autrichien (Schillingrechnungsgesetz, en janvier 1926), avec un taux de change de 10 000 couronnes pour un schilling – ce qui confirme l’ampleur de la dépréciation, quand on sait que le franc aura perdu seulement ( ?) les quatre-cinquièmes de sa valeur entre 1914 et 1926-1928. Il est vrai qu’on utilise alors des trillions de couronnes, comme pour le Budget 1924, chiffré à 8 000 trillions (soit 110 millions de dollars), avec un déficit de 837 billions de couronnes, soit 13,5 %. On aurait aimé une page ou deux et des graphiques comparant l’évolution monétaire de la couronne austro-hongroise et du mark allemand entre 1918 et 1924, afin qu’on se rende mieux compte de la réelle « défaite » des deux Empires, celle des monnaies après celle des armées. Mais c’était le premier prix à payer pour solder la guerre, avant l’effacement des dettes dans les années 1930.

Une Autriche recarénée ?

Viennent alors les semestres de recarénage des pratiques d’administration financière et budgétaire en 1924-1926, car les Autrichiens plaident pour alléger le programme de contraction des dépenses, au nom de la lutte contre la pauvreté (qui a gagné plusieurs quartiers et couches urbaines), du financement d’une économie à réinventer, d’où un bras de fer avec la SDN qui prône « plus de gants » (p. 176). Ces incertitudes relancent une crise de confiance et le repli des capitaux, tandis que nombre de détenteurs autrichiens de liquidités les transforment en devises étrangères (p. 183). Une grande réunion à Genève en septembre 1924 détermine les bornes des réformes et aboutit à fixer un niveau de Budget correct.

Les conseils et les contrôles (par Zimmerman) de la SDN vont de pair ; le Français Charles Rist et l’Anglais Walter Layton conduisent ainsi une mission d’étude en septembre 1925. Les administrations de l’État et des collectivités locales fusionnent au niveau des territoires ; 22 000 postes de fonctionnaires disparaissent au premier semestre 1924 ; des hausses fiscales permettent de compenser le déficit budgétaire que crée une hausse des dépenses persistante en 1924-26, à cause du soutien social apporté aux nombreux chômeurs encore délaissés par la croissance de la nouvelle économie et du financement des retraites. Mais il faut négocier sans cesse pour convaincre les pangermanistes (dans la majorité de droite) et les socialistes (dans l’opposition), d’autant plus que des élections législatives sont prévues en octobre 1925.

Le livre de N. Marcus apporte une pierre solide à l’histoire de la reconstitution d’une vie financière « normalisée » dans l’Europe de l’après-guerre, avant les dérèglements des années 1930 ; il complète fort bien l’œuvre de Michel Fior, Institution globale et marchés financiers : la Société des Nations face à la reconstruction de l’Europe, 1918-1931 (Peter Lang, 2008). On mesure combien les banques centrales ont pris l’habitude de coopérer étroitement afin de contenir les poches de déstabilisation de la confiance et des monnaies. Toutes plaident pour que leur consœur autrichienne augmente ses réserves afin d’éviter tout risque de blocage des paiements internes ; une sorte d’école de pensée mêlant sagesse conceptuelle et savoir-faire gestionnaires se cristallise, et la banque centrale autrichienne devient une élève assidue bien que rétive (p. 220).

L’ultime étape consiste à conclure que le recarénage de l’Autriche a été grosso modo une réussite. La mission conduite par Rist et Layton estime que les mesures d’assainissement ont été prises. Une assemblée générale de la SDN, en septembre 1925, en débat. Un relatif équilibre budgétaire est atteint en 1925 et 1926, avec une masse de dépenses de 515 millions de couronnes. La suspension du contrôle intervient dès lors en juin 1926, après que l’Autriche ait récupéré son autonomie de décision puisque le Commissaire est parti en janvier 1926, même si des conseillers restent à la banque centrale, comme plus tard en Hongrie, en Pologne et en Grèce, après leur réorganisation monétaire. C’est que la stabilité des flux des capitaux à court terme est en jeu : il faut maintenir la flamme de la confiance des détenteurs occidentaux de liquidités.

Toutefois, N. Marcus insiste explicitement sur les lacunes de la politique menée par les États successeurs d’Europe centrale : ils choisissent une voie de nationalisme économique, rejettent le projet de dessiner une zone de libre-échange (en octobre 1921). Ce « chacun pour soi » contribue à creuser le déficit commercial de l’Autriche. Sur ce registre, la SDN n’aura pas réussi à faire naître un esprit de solidarité en Europe centrale.

La crise de 1931

Sans guère de cohérence dialectique, N. Marcus introduit un second livre au cœur de son ouvrage, dédié à la reconstitution de la chute d’une bonne partie du système bancaire autrichien en 1931. Il précise les circonstances de la crise vécue par une banque historique du pays, le Boden Kredit Anstalt, puis, après son absorption par le Credit-Anstalt en octobre 1929, les causes de la chute de ce dernier, le géant de la place viennoise. Tous ces faits sont déjà bien connus grâce à nombre d’études [2]. Néanmoins, avec beaucoup de finesse, N. Marcus mesure chaque déterminant du glissement vers une crise de confiance à répétition. On dirait aujourd’hui que les deux établissements ont trop joué de « l’effet de levier » (c’est-à-dire qu’ils ont prêté trop aux entreprises à partir de leurs ressources financières limitées). Cette étude de cas est intéressante, mais somme toute classique. Elle révèle tout de même que la stabilisation de 1923-1926 avait réussi à regagner la confiance des investisseurs. En effet, nombre de banques étrangères sont venues déposer des disponibilités chez leurs consœurs viennoises ; elles ont profité, à la fin des années 1920, de l’avantage que constituait la différence positive entre les taux d’intérêt offerts à Vienne et ceux, inférieurs, accessibles ailleurs en Europe – ce qu’on appelle aujourd’hui, en franglais, le « spread  ».

L’auteur étudie bien la volatilité qui résulte de la configuration des bilans des grandes banques en 1926 : tout est fluide, certes, mais trop dépendant de la confiance interne et externe. Il déploie une excellente aptitude à apprécier les processus comportementaux collectifs, puis la perception progressive des risques éventuels qui menacent les bases bancaires (p. 290s). [3]
Mais des dérèglements surgissent tout d’abord à l’intérieur du pays lui-même, plutôt que d’un retrait des investisseurs étrangers. De grosses manifestations socialistes et des grèves (dont celle du 15 juillet 1927) et des contre-manifestations d’un mouvement de droite extrême (Heimwehr, une quasi-milice) expriment les tensions qui divisent les citoyens : quelle Autriche institutionnelle et politique bâtir maintenant que la stabilisation est effectuée et que la croissance tourne bien (avec un pic de l’emploi au deuxième trimestre 1929, deux millions de salariés, une industrie métallurgique prospère) avec désormais (et pour quelque temps) un niveau de vie revenu au niveau de celui de 1914 ?

N. Marcus n’avait pas à creuser ce thème, mais on peut dire que l’Autriche, après avoir résolu sa crise de construction d’un cadre financier et monétaire stable, ressent plus ou moins la nécessité de construire son identité idéologique, institutionnelle et sociale [4]. La majorité de droite, conduite à nouveau par Seipel (avril 1927-avril 1929) manque de capacité à conceptualiser un tournant politique, et sa démission l’exprime d’ailleurs, d’où des doutes dans l’opinion – quelle orientation dans les pratiques de l’exercice du pouvoir ? –, puis chez les épargnants et enfin dans les cercles financiers européens, car on se demande où va l’Autriche : vers un coup d’État et une dictature cimentant Heimwehr et droite dure, comme le réclame des manifestants le 29 septembre 1929 ? Vers un pouvoir de gauche ?

Une crise financière propre à l’Autriche prend corps – avec la crise de liquidité du Credit-Anstalt le 11 mai 1931. Puis elle est aggravée, bien sûr, par les crises qui éclatent ailleurs en Europe, surtout en Allemagne à partir de juillet 1931, selon un processus déjà fort bien étudié depuis des décennies. Cela conduit, on le sait, à l’abandon de l’étalon-or le 20 septembre 1931. De son côté, la banque centrale autrichienne cherche l’appui de la Banque des règlements internationaux (Bank of International Settlements, créée en 1930) qui fait l’apprentissage du soutien des banques centrales en mal de trésorerie. Or, en 1931, elle est encore timide dans cette mission, puisque sa vocation était de gérer les flux des réparations allemandes (jusqu’en 1932). Elle manque donc de fonds pour venir au secours d’une banque centrale autrichienne désemparée et désarmée (p. 306-301).

Faute de réserves suffisantes, elle ne peut que laisser s’effondre le Credit-Anstalt, en un « beau » krach bancaire qui incarne à lui seul la rupture qui fissure le système bancaire et financier européen au tournant de 1932. La littérature économiste et historienne est déjà énorme sur ces événements et leur compréhension [5]. Le livre de Nathan Marcus n’apporte donc ici que quelques compléments.

Suite et fin

La suite de cette histoire bancaire et financière sera à trouver dans le remarquable ouvrage de Gerald Feldman sur la vie financière dans l’Autriche nazie [6]. Mais des problématiques identiques à celles animant Nathan Marcus sont présentes dans l’ouvrage de K. Yago qui jauge la capacité de la communauté internationale à gérer en coopération les difficultés de financement des États, une fois la Banque des règlements internationaux mise en place en 1930 [7]. En effet, le « syndrome de la falaise », qui menace toute institution en cas de prise de risques excessive conduisant à une « chute du haut de la falaise » – un krach –, est resté malheureusement un levier permanent d’ébranlement des banques, banques centrales ou des finances d’un pays en cas de dérive de surendettement ou de crise de confiance généralisée.

Nathan Marcus, Austrian Reconstruction and the Collapse of Global Finance, 1921-1931, Harvard University Press, 2018, 546 p.

par Hubert Bonin, le 21 février 2019

Pour citer cet article :

Hubert Bonin, « L’Autriche au temps de la SDN », La Vie des idées , 21 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Autriche-au-temps-de-la-SDN

Nota bene :

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Notes

[1Cf. H. Bonin, « Geo-Economics and banking », in Joseph Mark Munoz (dir.), Advances in Geo-economics, Cheltenham UK & Northampton US, Edward Elgar, 2017, p. 217-226. “Banks and geopolitics : Issues of finance connections”, in Joseph Mark Munoz (dir.), Handbook in the Geopolitics of Business, Cheltenham UK & Northampton US, Edward Elgar, 2013, p. 125-138.

[2Dieter Stiefel, Die grosse Krise in einem kleinen Land : Österreischische Finanz- und Wirtchaftspolitik, 1929-39, Vienne, 1988.

[3Les cinq plus grandes banques ont des réserves solides de 950 millions de couronnes (190 millions $), mais 203 sont fournis par les banques étrangères (41 millions $) (p. 251) ; à la banque centrale, les réserves en or et avances étrangères sont de 226 millions de couronnes (45 millions $), mais les prêts à court terme accordé aux banques en échange de dépôts de garantie se chiffrent à 247 millions (50 millions $).

[4Cf. Dieter Stiefel, Arbeitslosigkeit : Soziale, politische und wirtschatfliche Auswirkungen–am Beispiel Österreich, 1918-1938, Berlin, Duncker & Humblot, « Schrifte zur Wirtschaft-u. Spozialgeschichte n° 31 », 1979.

[5Fritz Weber, Vor dem grossen Krach : Österreischs Bankwesen der Zwischenkriegzeit am Beispeil des Credit-Anstalt für Handel und Gewerbe, Vienne, 2016 ; Aurel Schubert, The Credit-Anstalt Crisis of 1931, Cambridge University Press, 1991 ; Barry Eichengreen, Golden Fetters : The Gold Standard and the Great Depression, Oxford University Press, 1983 ; en parallèle aux textes de Harold James sur l’Allemagne.

[6Austrian Banks in the Period of National Socialism, Cambridge University Press, 2015 (581 p.), qui regroupe les textes de Feldman parus dans : Gerald Feldman, Oliver Rathkolb, Theodor Venus & Ulrike Zimmerl, Österreichische Banken und Sparkassen im Nationalsozialismus und in der Nachkriegszeit, Munich, C.H. Beck Verlag (deux volumes, 942 et 1077 p.).

[7Kazuhiko Yago, The Financial History of the Bank for International Settlements, Londres, Routledge, « Routledge Studies in the Modern World Economy », 2013.

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