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Recension Histoire

L’Amérique dans les chiffres
Le New Deal et l’émergence des statistiques publiques aux États-Unis


par Paul Schor , le 19 octobre 2009


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En retraçant l’émergence des statistiques publiques aux États-Unis, Emmanuel Didier raconte comment les groupes professionnels ont produit de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes pour produire un savoir sur leur société, dans le contexte de la Grande Dépression.

Emmanuel Didier. En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie. La Découverte, coll. Texte à l’appui. 2009. 317 p., 26 €.

Ce livre est le fruit d’un travail très ambitieux. À travers trois parties consacrées respectivement aux statistiques agricoles des années 1920, aux sondages et aux statistiques du chômage réalisées dans les années 1930, l’auteur explique comment les statisticiens ont recomposé l’Amérique en prenant appui sur une nouvelle méthode d’enquête, l’échantillon aléatoire. Il s’agit d’une enquête de sociologie des sciences dans la lignée des travaux de Bruno Latour et d’Alain Desrosières et c’est en ce sens qu’il faut en comprendre le titre : il ne s’agit ni d’une histoire des États-Unis ni même du New Deal, mais de la façon dont des groupes professionnels d’individus ont produit de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes pour produire un savoir sur leur société, dans le contexte de la Grande Dépression.

Grâce à un niveau de détail très fin, qui mêle analyse cognitive, histoire des concepts statistiques et description des gestes, des procédures et des objets, ainsi qu’à de riches illustrations commentées, le lecteur peut voir émerger les nouvelles statistiques. Critiquant les perspectives internalistes qui racontent le triomphe inéluctable de la science juste contre l’erreur, Emmanuel Didier mobilise les méthodes et les concepts de la sociologie française des sciences pour donner une analyse sociologique de ces changements, montrant le rôle des jeunes générations formées aux théories modernes dans les universités ainsi que le contexte du développement important de l’administration durant le New Deal. Ainsi, il fait des statisticiens les homologues des photographes de la Farm Security Administration, des individus et des organisations qui répondent à une demande publique d’information mais qui pour cela produisent plus que des données, une autre façon de concevoir les choses.

De ce sujet, que l’on aurait pu croire aride, Emmanuel Didier donne un récit très vivant, décrivant les longues pinces en bois utilisées par les statisticiens agricoles pour faire tenir ensemble leurs liasses de données et les additionner, opération qui ne va pas de soi, que les débats acharnés entre partisans de l’échantillon judicieux et partisans, finalement victorieux, de l’échantillon aléatoire stratifié. Le lecteur pourra être déconcerté par les parti-pris d’écriture : les différents agents dont les archives ont été exploitées sont fondus dans le récit en un personnage unique dont on suit les pérégrinations à travers les campagnes américaines, le « Statisticien », ou l’usage du terme de « plasma » pour parler du terrain appréhendé par les agents avant qu’il ne soit traduit en statistiques. C’est là un parti-pris revendiqué par l’auteur qui, dans sa conclusion générale, donne un glossaire des concepts tels qu’il les a utilisés et parfois modifiés dans un sens qui lui est propre.

Car l’ambition du livre, davantage peut-être que de raconter ce tournant de l’histoire des statistiques, est de produire des outils théoriques, notamment ce que l’auteur appelle une théorie de la consistance et une théorie de l’expression. Le livre s’adresse donc tout à la fois aux lecteurs curieux de connaître la préhistoire des sondages et des méthodes aléatoires et à ceux qui seront séduits par la méthode, par l’application, pour emprunter à l’auteur un de ses concepts, d’une méthode à un objet. Mais si le livre parvient à nous faire accéder de façon fascinante et extrêmement documentée aux pratiques concrètes des statisticiens tout autant qu’à la logique de leurs activités et de leurs débats, il n’en reste pas moins que cette étude très fouillée de ces services et de ces réseaux vus comme des laboratoires a un coût, celui d’un lien par trop ténu avec le contexte historique. Si l’idée de l’Amérique est omniprésente, du moins l’Amérique en tant que l’objet que les statisticiens, comme les photographes ou les écrivains, produisent, il y a deux grands absents, qui sont la société et le politique.

Le pouvoir politique a bien entendu sa place dans le livre, mais les logiques politiques qui, elles aussi, font l’Amérique de l’époque n’ont pas celle qu’elles auraient méritée, là où le livre pose une opposition trop schématique entre le laisser-faire et le libéralisme des années 1920 et l’interventionnisme du New Deal. Le livre lui-même fournit les éléments qui amèneraient à nuancer cette chronologie, puisque les hommes, les structures et les méthodes sont pour partie les mêmes au long de la période. Surtout, pour appuyer sa démonstration, qui pourtant n’en avait pas besoin tant le récit construit parle de lui-même, l’auteur présente la soif de statistiques comme une nouveauté des années du New Deal, alors que Hoover, comme secrétaire au Commerce puis comme président des États-Unis, a joué un rôle très important dans leur développement comme technique de gouvernement, faisant de la standardisation un des objectifs de l’action du gouvernement fédéral. Il est vrai que son projet politique était radicalement différent mais les statistiques comme outil de gouvernementalité se sont accommodées de contextes différents et il n’est pas sûr que les évolutions observées ici s’expliquent aussi simplement par le fait que c’est le New Deal.

L’autre point sur lequel le livre aurait pu davantage s’articuler à l’histoire sociale et politque du New Deal est celui des mobilisations des acteurs sociaux autour de la définition des politiques publiques. Le cas le plus flagrant qui montre qu’on ne peut s’en tenir aux seuls experts qui occupent ici la plus grande place, est celui de la ségrégation raciale. Emmanuel Didier discute longuement des problèmes posés par l’auto-sélection des fermiers comme correspondants des bureaux de statistiques, et la question de la sélection des agents qui mènent les enquêtes sur le terrain (notamment des développements très intéressants sur la signification politique du recrutement des chômeurs pour enquêter sur le chômage) mais il ne mentionne pas cette donnée qui pourtant structure à la fois la propriété foncière et les qualités propres à un bon interlocuteur du gouvernement, les privilèges d’être Blanc dans les États-Unis de la première moitié du siècle. Nombre de travaux récents d’historiens et de politistes sur les politiques publiques du New Deal mettent au centre leur aspect structurellement discriminatoire, envers les femmes et surtout les Noirs, parce que les élus démocrates du Sud sont ceux qui ont fixé dans la loi le périmètre et le niveau des prestations sociales, en particulier l’assurance chômage. C’est ce qui explique la régionalisation des politiques publiques, que l’auteur mentionne lorsqu’il relève que les salaires des enquêteurs ne sont pas les mêmes dans le « nord », le « centre », et le « sud » du pays mais sans en expliciter les raisons politiques. L’histoire que raconte ce livre repose sur deux piliers, la science (ou l’université) et l’administration, mais la société manque. À rebours de l’idée d’une « Amérique qui tient », de statistiques et d’élus qui de façon homologue « représentent » le pays, dans les deux sens du terme, c’est l’idée de coalition d’intérêts contradictoires qui domine les travaux sur le New Deal depuis quarante ans. Emmanuel Didier se place lui dans une autre perspective, que l’on pourrait dire, même s’il s’en défend, pêcher encore par trop d’internalisme.

Néanmoins, on peut admettre que l’inscription dans cette historiographie-là ne soit pas l’objectif d’un livre déjà très riche et ambitieux, et que si on le lit pour ce qu’il est, un livre de sociologie des sciences, et non un livre d’histoire des États-Unis, il est très réussi. Inscrit résolument dans la perspective du constructivisme sociologique, il parvient à marier avec bonheur les concepts les plus abstraits et les faits en apparence les plus anodins. Il nous montre ainsi la réalité statistique non comme un artefact à dénoncer mais comme le produit d’un travail collectif que l’analyse sociologique expose en partant du plus concret, le porte à porte de ferme en ferme des agents chargés des statistiques de tomates par exemple, la construction d’un nouvel objet statistique, le cornichon du Michigan, jusqu’au plus abstrait, les débats sur les implications théoriques et politiques du recours à l’échantillonnage que l’auteur désigne du terme pris dans son sens générique de sondage.

Une formule de l’auteur nous semble résumer sa démarche et qui constitue un appel à lire ce livre pour tous ceux qui s’intéressent aux rôles des statistiques dans les politiques publiques ou dans notre vie. Ils y trouveront un récit passionnant, vivant, richement illustré, pédagogique sur les aspects techniques et où les calculs n’occupent qu’une place périphérique : « Cette dualité de l’agrégat explique pourquoi les appendices méthodologiques des enquêtes statistiques, que tout le monde délaisse en bâillant d’avance, sont en réalité passionnants et délectent ceux qui savent les lire : c’est qu’ils parlent autant de l’objet que les chiffres eux-mêmes ».

par Paul Schor, le 19 octobre 2009

Pour citer cet article :

Paul Schor, « L’Amérique dans les chiffres. Le New Deal et l’émergence des statistiques publiques aux États-Unis », La Vie des idées , 19 octobre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Amerique-dans-les-chiffres

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